Le sens du contrôle de gestion
Cet article a fait l’objet d’une intervention
aux 2èmes jounées d’histoire de la comptabilité
à Tours le 29 mars 1996 et d’une publication dans Les
cahiers de recherche de l’A.F.C. n°1 mai 1996
Définir le contrôle de gestion est un exercice particulièrement
difficile, tant les pratiques au sein des entreprises et les
conceptions exposées dans divers ouvrages et articles
recouvrent des notions variées. Tantôt l’expression
contrôle de gestion reçoit une acception si large
qu’il devient difficile de faire la différence avec la
gestion ou avec le contrôle en général, tantôt
au contraire cette expression est interprétée d’une
manière tellement restrictive que l’on pourrait imaginer
que cette fonction se limite à la mise en oeuvre de méthodes
et d’outils standardisés. Nous nous proposons, dans cette
communication, de tenter de dépasser cette querelle de
définitions en esquissant les bases d’une réflexion
épistémologique sur le contrôle de gestion.
Chacune des conceptions du contrôle
de gestion correspond en effet à une manière bien
particulière d’appréhender la réalité
de l’entreprise. En recherchant le sens qui est à l’oeuvre
dans chacune de ces visions, il est possible de dresser une typologie
des conceptions du contrôle de gestion et, subsidiairement,
de mettre en évidence leur évolution dans le temps.
Notre démarche prend appui sur une
réflexion théorique et pratique développée
par R. Nifle (1993). Certains des résultats de sa recherche
peuvent être schématisés sous forme d’un
graphique dénommé carte des cohérences ou
carte des Sens. L’utilisation de toute carte suppose une référence
à un système de coordonnées; la carte des
cohérences n’échappe pas à cette règle
et, parmi une infinité d’orientations possibles, retient
huit axes qui font office de repères: un axe nord-sud,
un axe est-ouest et les deux diagonales.
Nous étudierons successivement chacun des sens et la conception
de l’entreprise et du contrôle de gestion qui lui est associée.
Le schéma ci-après permet de visualiser la démarche
qui est exposée dans les pages suivantes.
CARTE DES SENS ET COHERENCES DE
L’ENTREPRISE
1. Les axes fondamentaux: axes est-ouest et nord-sud
Les sens portés sur chacun des axes s’opposent deux à
deux: opposition est-ouest entre une entreprise conçue
comme un structure fonctionnelle et une entreprise vue comme
un acte engagé; opposition nord-sud entre une entreprise
décrite en termes de projet et une entreprise réduite
à n’être qu’une simple exploitation.
1.1. Opposition est-ouest: structure fonctionnelle versus acte
engagé
1.1.1 Orientation est: une structure fonctionnelle
La structure est la « disposition des « parties »
d’un ensemble abstrait, d’un phénomène, d’un système
complexe, généralement envisagée comme caractéristique
de cet ensemble et comme durable »; quant au structuralisme,
c’est la « théorie selon laquelle l’étude d’une
catégorie de faits doit envisager principalement les structures ».
Dans ce sens, lorsqu’on considère une chose donnée,
on suppose toujours une structure, un modèle sous-jacent
(structure linguistique, génétique…). La réalité
est alors assimilée à la façon dont fonctionne
et se déploie cette structure.
Dans cette optique, les entreprises sont vues comme des organisations,
des structures qui fonctionnent. L’hypothèse sous-jacente
est que si l’on veut comprendre ce qui s’y passe, il faut se
référer à leur structure. Cette conception
caractérise notamment l’organisation bureaucratique telle
que l’a définie M. Weber -modèle selon lui d’organisation
efficace et rationnelle- et qui se caractérise notamment
par une organisation permanente de fonctions officielles régies
par des règles abstraites, une division systématique
du travail, des droits et du pouvoir, une hiérarchie des
fonctions et une consignation écrite des actes administratifs,
des décisions et des règles (Etzioni, 1971, pp.
95-107).
Les entreprises qui se réfèrent
à une structure sont très organisées et
se focalisent sur les normes. Les individus qui y travaillent
adoptent les mêmes comportements et considèrent
que ceux qui ne se conforment pas à ces règles
se comportent de manière anormale; les nouveaux arrivants
sont ainsi fortement incités à « se couler
dans le moule ».
Le contrôle de gestion s’est construit historiquement par
référence à une structure et selon un modèle
typiquement bureaucratique. Il en possède en effet les
trois caractéristiques essentielles: rationalité,
expression de l’autorité centrale et, par voie de conséquence,
impersonnalité (Maître, 1984, p. 245).
La rationalité du contrôle de gestion s’exprime
dans son mode de construction -« on attend des planificateurs
qu’ils effectuent leurs travaux selon une série de phases
logiques et ordonnées et non selon des modes intuitifs
et globaux » (Maître, p. 245)-, mais aussi à
travers l’importance donnée au formel et à l’explicite.
L’autorité centrale se traduit par un ensemble de normes
qui « définissent les droits et obligations de chaque
titulaire de rôles et de chaque unité opérationnelle »
et « vont servir de cadre contraignant à tous les
managers dans leur prise de décision » (Maître,
p. 246) et se manifeste concrètement par la division de
l’organisation en centres de responsabilités.
L’impersonnalité du système
réside dans son refus de tenir compte des particularismes
individuels puisqu’il a « pour effet de fixer à l’organisation
des objectifs et des stratégies qui transcendent ceux
de ses membres » (Maître, p. 249).
Dans cette logique, le contrôle de gestion
est un contrôle de conformité -conformité
à une structure, une règle, un standard, une norme-
et l’appréciation porte sur ce qui est normal et ce qui
ne l’est pas. Cette vision s’est exprimée notamment dans
la mise en oeuvre de la gestion par les coûts standard,
puis dans sa généralisation que constitue la gestion
budgétaire.
Cette conception a été dominante
en France au début des années soixante-dix, époque
à laquelle l’assimilation entre contrôle de gestion
et contrôle budgétaire est assez fréquente,
tant dans la pratique des entreprises que dans les ouvrages consacrés
à la discipline.
1.1.2. Orientation ouest: un acte engagé
Dans ce sens, la réalité est la manifestation d’un
principe, d’un individu. Vous parlez: on se pose la question
de savoir qui vous êtes; on ne cherche pas à comprendre
d’abord la structure linguistique, mais la personne et ce qu’elle
exprime.
Dans cette conception, l’entreprise est un acte, l’expression
d’un engagement, et c’est en fonction de cet engagement qu’elle
s’organise. C’est notamment cette conception que retient, nous
semble-t-il, J.P. Bréchet (1995), bien qu’il donne au
terme projet une acception différente de celle qui sera
retenue ici. Parmi les deux acceptions possible du mot entreprise
« mise à exécution d’un projet » et « unité
économique de production », J.P. Bréchet retient
la première. Cette définition fait référence
à une conception exprimée dès le XIIème
siècle et repérée par J.C. Mérigot
(1992) dans laquelle on entend par entreprise « un accord
réciproque pour mener une action à terme, un projet
élaboré en commun » (Bréchet, p. 5).
Partir de cette conception implique de s’inscrire dans une « perspective
qui lie les fins aux moyens, en accordant la primauté
aux fins » (Bréchet, p. 8).
Les organisations qui se réfèrent
à un engagement ont le souci de leurs origines, de ce
qui va arriver, et comptent dans ce but; l’ambition initiale,
le respect de la raison d’être, la volonté des dirigeants
jouent un rôle important. « Ce qu’il y a de commun
aux différentes phases de la vie de l’organisation, ce
ne sont plus ses structures, ni ses fonctionnements, c’est le
projet d’entreprendre défini par ses attributs évolutifs
qui devraient relever au moins pur une part de la volonté
et des objectifs des porteurs de projet » (Bréchet,
p. 9).
D’une certaine manière l’opposition
entre ce sens et le précédent s’apparente à
une opposition entre « entreprises » et « administrations »
(au sens caricatural des termes).
Dans ce sens -l’entreprise comme acte engagé-, le contrôle
de gestion, s’il existe, ne peut pas se limiter à vérifier
la conformité d’un comportement, il ne peut que « contrôler »
l’acte; son rôle est d’aider à la bonne conduite
des choses, le critère étant la fidélité
aux engagements. Ce qui est important, c’est qui permet d’atteindre
les buts. Le contrôle de gestion devrait jouer un rôle
subsidiaire, mais subsidiaire dans le plein sens du terme.
La conception dominante aujourd’hui du contrôle
de gestion étant plus orientée dans le sens de
la conformité formelle à une structure que dans
le sens de respect d’un engagement, de nombreuses entreprises
-petites et moyennes notamment- qui par leur conception se situent
plutôt dans le sens ouest, répugnent à implanter
un tel système. Ce qu’elles voient du contrôle de
gestion dans d’autres entreprises ne les encourage guère
dans cette direction et même si elles le voulaient, elles
auraient probablement du mal à trouver les hommes capables
d’assumer le type de contrôle de gestion dont elles ont
besoin.
1.2. Opposition nord-sud: projet versus exploitation
1.2.1 Orientation nord: un projet
Dans ce sens, il est fait référence à une
échelle de valeurs. La relativité des moyens est
prise en compte et les appréciations sont portées
en fonction des objectifs poursuivis.
Dans les entreprises correspondant à cette conception
sous-jacente, les choses ne prennent de la valeur que par rapport
au but recherché. Tout ce qui va dans un autre sens est
dénué de valeur.
Ce n’est que dans les entreprises qui raisonnent en projet que
l’évaluation prend tout son sens. Le contrôleur
de gestion est alors le spécialiste de l’évaluation,
mais s’il évalue, ce n’est pas dans l’absolu, mais par
rapport au projet.
La réflexion qui est menée par
certains responsables au sein de collectivités locales
dessine peut-être les prémisses d’un contrôle
de gestion de cette nature: « il s’agit de surveiller et
de contrôler les dépenses, mais également
de s’interroger sur les politiques menées et leurs impacts.
En plus des notions d’économie, d’efficience et d’efficacité,
traditionnelles en contrôle de gestion, l’évaluateur
doit formuler un avis sur la valeur même des objectifs
et donc des choix politiques pris » (Dupuis, 1995, pp. 10-11).
Cette conception se traduit parfois par la mise en place, au
sein de ces collectivités, de cellules d’évaluation.
1.2.2. Orientation sud: une exploitation
L’entreprise comme exploitation est sous-tendue par une vision
matérialiste qui élimine « la subjectivité
en réduisant le monde, avec l’homme dedans, à un
système d’objets reliés entre eux par des rapports
universels » (Sartre, 1949, p. 138).
Dans cette optique, les choses ne sont que ce qu’elles sont;
on ne peut que les constater, les dénombrer. L’entreprise
est donc entièrement centrée sur le quantitatif,
c’est une entreprise de production de masse; elle est conçue
comme un exploitation pour produire toutes sortes de choses:
de l’argent, des matières, des produits.
Toute une philosophie industrielle s’est développée
selon cette conception, avec notamment le taylorisme dans sa
version caricaturale: la parcellisation, le geste élémentaire…
Dans ce sens, le contrôleur de gestion est un comptable
bis, un pointeur qui compte tout: les temps élémentaires,
les entrées… Le contrôle de gestion se réduit
à une conception caricaturale de la comptabilité
analytique. Le contrôleur de gestion est selon la formule
fameuse un « compteur -voire un rationneur- de haricots ».
2. La combinaison des axes: les diagonales
Les sens portés sur chacune des diagonales peuvent être
compris comme la combinaison des sens précédents.
Nous explorerons d’abord ceux qui sont associés à
une logique d’exploitation, puis ceux qui s’inscrivent dans la
perspective d’un projet.
2.1. Moitié sud: conceptions à dominante matérialiste
2.1.1. Orientation sud-ouest: logique de possession
La logique de possession et de puissance dessine un monde de
rivalités, de territoires. La concurrence, la guerre économique
ne sont pas des accidents, mais sont ici dans la nature des choses.
« Avoir les moyens d’agir », telle est la fin de l’entreprise
selon cette conception. Avoir pour pouvoir est sa loi -qui peut
s’inverser en pouvoir pour avoir-. L’entreprise de possession
est l’exercice d’une volonté de puissance; ses acquis
(biens matériels, pouvoirs, profits…) sont la fin en
même temps que les moyens de son pouvoir.
Le sens de ce type d’organisation se réalise
dans la recherche d’une emprise sur un territoire représenté
par un marché, une clientèle, qui se fait à
l’encontre d’autres entreprises du même type. La volonté
de puissance s’exprime donc par une tendance monopolistique.
Le sentiment d’urgence intervient dans la
définition de la hiérarchie des valeurs; l’entreprise
n’a pas le temps de vérifier la conformité de ses
actes avec le règlement, avec la loi (voir l’actualité
récente).
La confusion de l’intérêt particulier
et de l’intérêt général -qui se trouve
réduit au premier- légitime toute finalité
personnelle, en même temps qu’elle la renvoie dans l’occulte,
le tabou, l’interdit. La manipulation des réalités
en fonction de paramètres occultes devient la loi. Les
faits ne sont pas pris en compte de manière objective,
ils ne sont considérés qu’en fonction des affects,
des sentiments, de manière manoeuvrière et manipulatoire.
Dans ce contexte, le contrôle de gestion se résume
à la question: « combien de haricots cette semaine »?
Le contrôleur ne doit pas se risquer au-delà. Il
doit se contenter de vérifier que la marche est efficace
et s’efforcer de percevoir ce qui plaît au dirigeant pour
lui donner un compte-rendu de la réalité conforme
à ses souhaits. Il est somme toute payé pour apporter
à la direction générale un paysage qui lui
convient; il fait de l' »information », il renseigne
sur l’état des troupes. S’il veut rester en scène,
il faut qu’il soit « bien en cour », qu’il sache faire
acte d’allégeance.
Le principe officiel est qu’il n’y a que les
faits objectifs qui comptent; dans la réalité,
les faits sont fabriqués à partir des affects.
Si, par exemple, l’objectif est de passer devant le principal
concurrent, le contrôleur de gestion mesurera la croissance
de la part de marché; la fonction reporting comparera
des chiffres réels, mais en se focalisant sur ce seul
aspect; l’arrivée de nouveaux concurrents pourra passer
inaperçue ou sera niée.
Dans cette conception du contrôle de
gestion, les indicateurs ont tendance à changer en fonction
des résultats. Le contrôle de gestion est intégré
dans un scénario de trafics: parce qu’il y a suspicion
entre les dirigeants et la base, il y aura falsification au niveau
du terrain et le contrôleur de gestion falsifiera à
son niveau pour contrer la falsification de la base.
Le phénomène d’autocensure du
contrôleur de gestion dans ce scénario prend de
l’ampleur. Le contrôleur s’interdit de porter un jugement
sur la gestion des ressources humaines; de façon plus
générale, il s’interdit toute prise de position
qui pourrait apparaître comme une critique. Si les chiffres
sont mauvais, on risque de lui dire qu’ils sont prématurés
ou qu’ils ne sont peut-être pas fiables, qu’ils devraient
être vérifiés… Le contrôleur de gestion
en est réduit à faire semblant de tenir une position
d’objectivité.
Dans ce type d’entreprise, il peut y avoir
dissociation de la fonction contrôle de gestion, avec un
subalterne (quelquefois appelé « contrôleur
budgétaire ») dont le rôle se limite à
compter, et un contrôleur de gestion (qui porte parfois
le titre de « conseiller du Président » et est
désigné dans les bruits de couloir comme l' »éminence
grise ») qui a pour mission d’interpréter. Il ne faut
donc pas se fier aux dénominations: le contrôleur
de gestion en titre fait peut-être tout autre chose que
ce que son titre laisserait supposer.
2.1.2. Orientation sud-est: logique de système
Dans ce sens -qui correspond à une conception dominante
dans la société d’aujourd’hui-, c’est une logique
mécaniste qui l’emporte: l’économie est vue comme
un système régi par des lois « naturelles »
et donc susceptible de se voir appliquer des règles scientifiquement
déterminées. Dans cette optique, c’est la circulation
qui fait la richesse.
L’entreprise-système apparaît régie par des
règles qui l’inscrivent dans le système économique.
Elle est un univers de normes matérielles, d’éléments
que l’on compte et qui sont organisés en réseaux.
Elle obéit à une rationalité essentiellement
circulatoire; elle est une structure de circulation, un maillage,
un tissu d’échanges, un sorte de mécano de flux
(flux matériels, flux financiers, ressources humaines).
La perfection du fonctionnement est recherchée
pour elle-même. La rapidité de circulation devient
la valeur suprême et les objectifs tendent à s’exprimer
en termes de fonctionnement du processus et non de production
du processus.
L’automatisation, la robotisation en sont
l’horizon logique. L’entreprise-système, idéal
moderniste, semble pouvoir et devoir se passer de l’homme qui
est considéré au mieux comme le chaînon faible,
au pire comme une variable de la régulation économique.
Ce type d’organisation attend des hommes qu’ils s’adaptent à
ses contraintes et que, des seuls succès du système,
ils reçoivent la légitimation de leurs actes et
un profit proportionné. L’idéal mécaniste
trouve dans le progrès de la science et de la technique
les substituts dociles et prévisibles que sont les machines,
constituées et constituantes de mécanismes automatiques.
Le robot est l’agent idéal de l’entreprise-système,
figure anthropoïde posée comme idéal humain.
Les concepts et pratiques de contrôle de gestion, dans
ce type d’organisation, sont plus ou moins sous-tendus par une
vision réductrice de la gestion par les processus et de
ses applications comme le management par les activités.
Dans ce contexte, le contrôleur de gestion
effectue ses comptages en se référant au schéma
des flux. Il est chargé de scruter la circulation aux
endroits les plus adéquats pour s’assurer que rien ne
vient la freiner et de compter les dysfonctionnements pour que
d’autres puissent réparer les circuits.
Cette vision est très présente
dans les approches cognitivistes pour lesquelles la fonction
du contrôleur de gestion est de concevoir des systèmes
complexes de contrôle. Le contrôle de gestion s’engage
alors dans un processus sans fin: pour remédier aux dysfonctionnements,
il faut toujours plus de contrôle. Or selon la « loi
de la variété requise » énoncée
dans le cadre de la théorie des systèmes, la complexité
du système de contrôle doit être au moins
égale à celle du système contrôlé;
comme les systèmes de contrôle sont eux-mêmes
susceptibles de connaître des défaillances, la quantité
d’incontrôlé croît avec la quantité
de contrôle.
Avec cette conception s’installe parallèlement
la croyance que diriger une entreprise, c’est la contrôler.
2.2. Moitié nord: conceptions associées à
la notion de projet
2.2.1 Orientation nord-est: logique de rationalité idéale
Cette conception, qui reste très vivante, est inspirée
par le rationalisme des Lumières. La réalité
s’y exprime par des projets normatifs. Cette rationalité
idéale s’oppose toutefois à la rationalité
circulatoire qui imprègne la vision précédente,
car c’est une rationalité qui est non pas au service d’un
fonctionnement, mais au service d’un projet qui se réfère
à des valeurs humaines.
L’entreprise, dans cette logique, est entièrement conçue
comme une architecture de fonctions et de compétences
hiérarchisées en vue d’atteindre un but supérieur.
C’est l’entreprise idéale de la plupart de nos modèles
scientifiques et techniques. Une fois les objectifs validés,
elle se construit par déduction rationnelle. Il n’est
plus question que de techniques d’organisation, de spécialistes
et de spécialités, de rationalisation, d’optimisation,
d’amélioration des moyens, de ratios… La technique est
censéeavoir réponse à tout à condition
que les techniques soient correctement articuléesentre
elles (c’est là la mission de l’encadrement et des spécialistes).
Le « facteur » humain s’identifie à la compétence
et aux comportements techniques, la « formation » étant
le moyen d’ajustement privilégié.
Autant l’entreprise performante est soucieuse
de bâtir et de perfectionner sa rationalité, autant
elle laisse à d’autres le soin des justifications de son
utilité, donc des rationalités qui la dépassent
et qui concernent le politique. L’entreprise a une spécialité
et ne se hasarde guère hors de ce champ.
C’est une conception dominante dans les enseignements
dispensés dans les écoles de commerce et les formations
de gestion universitaires: une entreprise, ce sont des fonctions,
des compétences structurées, une rationalisation
des tâches, avec une direction générale qui
assure la supervision. C’est le modèle classique qui a
longtemps véhiculé une image de modernité;
c’était la culture des grandes entreprises, des « polytechniciens ».
Il s’agissait de maîtriser de grandes choses et la raison
était au service de missions d’intérêt public.
Dans l’évolution historique du contrôle de gestion,
cette conception correspond au concept de système de planification-contrôle,
tel que l’a exposé R.N. Anthony en 1965. Dans cette perspective,
le contrôle de gestion est ce qui peut permettre une participation
à l’élaboration de programmes. L’objectif recherché
est une articulation cohérente entre planification stratégique,
planification opérationnelle, contrôle de gestion
et contrôle opérationnel. Cette vision suppose naturellement
d’importants moyens tant intellectuels que financiers.
C’est l’époque où les contrôleurs
de gestion prennent parfois le titre de directeurs des plans
et budgets ou de directeurs de la planification. C’est l’époque
du PPBS (planning, programming, budgeting system) et de la RCB
(rationalisation des choix budgétaires), l’époque
aussi de la recherche opérationnelle.
L’aspiration des contrôleurs de gestion
à cette forme de rationalité idéale n’a
jamais pu être pleinement satisfaite et l’on peut se demander
si ce n’est pas cette frustration qui les conduit aujourd’hui
à se rabattre sur une rationalité circulatoire
qui transparaît dans certains errements de la gestion par
les processus.
2.2.2 Orientation nord-ouest: logique de concourance
Le lien de concourance est celui d’une communauté engagée
dans un même projet, un même sens. Il est cohérent
avec une certaine vision de l’homme, engagé et responsable.
La logique de concourance s’exprime dans la volonté de
l’entreprise de justifier son existence par le concours qu’elle
apporte à des individus ou à des collectivités.
Ce sont les finalités humaines et leur traduction en buts
et objectifs qui définissent l’entreprise.
Celle-ci doit donc être organisée
selon une architecture stratégique de concourances. Chaque
fonction, chaque responsabilité se définit par
son concours -général ou particulier- à
l’entreprise, si bien qu’aucune fonction ne peut se définir
sans référence aux autres. Il n’y a plus ni territoire,
ni spécificité technique. L’utilité d’une
tâche, d’un résultat, est évaluée
en fonction de sa contribution au but commun.
Au principe de concourance sont associées
trois notions clés: pertinence (allons-nous dans le bon
sens?), cohérence (est-ce que toutes les contributions
sont orientées dans ce sens?), performance (dans quelle
mesure et à quel rythme les objectifs ont-ils été
atteints, les missions accomplies?).
Cette conception trouve notamment une traduction dans la méthode
de l’analyse de la valeur, du moins dans son esprit initial,
qui ne l’envisage pas comme une simple technique de réduction
des coûts, mais comme une méthode « visant la
satisfaction du besoin de l’utilisateur par une démarche
spécifique de conception à la fois fonctionnelle,
économique et pluridisciplinaire ». Elle est aussi
présente dans les développements les plus récents
de la gestion de projet.
Dans cette optique, la mission du contrôleur de gestion
est d’aider les responsables à apprécier la réalité.
Le contrôle de gestion n’est plus une simple prothèse,
mais constitue un pôle d’expertise et de compétences
en évaluation, qui réunit des individus maîtrisant
des méthodes et techniques d’évaluation variées
-et pas seulement quantitatives- et fournit aux dirigeants les
instruments adéquats pour appréhender la réalité.
Le contrôleur et son équipe agissent en prestataires
de services pour tous les managers (en quelque sorte du facilities
management!). Il est possible de trouver des traces de cette
manière de voir les choses dans la conception exposée
par V. Desrousseaux et B. de Saint-Vincent (1988) selon laquelle
le contrôle de gestion devrait être le garant de
la qualité des outils utilisés par les opérationnels.
Conclusion
Si, historiquement, le contrôle de gestion s’est développé
dans une optique matérialiste, le modèle dominant
aujourd’hui reste celui de la conformité à une
structure. L’aspiration des contrôleurs s’est longtemps
attachée à la mise en oeuvre d’un modèle
fondé sur une rationalité idéale et inaccessible.
Aujourd’hui, émergent de nouveaux modèles qui,
tout en se réclamant parfois des mêmes concepts,
se développent dans deux sens diamétralement opposés:
celui d’une rationalité circulatoire (systémique)
et celui d’une authentique concourance.
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