La civilisation de l’Entreprise 2
Deux modèles dominent la vision des entreprises. D’un côté l’entreprise est un moyen d’emprise. Il n’y a que concurence, affaires à faire, concurents à défaire, clients à capter, coups et rapports de forces. De l’autre l’entreprise est une structure très rationnelle organisée vers un but, rationnellement, selon des méthodes et des techniques définies dans les diciplines des différentes fonctions toujours à mieux rationaliser. C’est une impasse.
CHAPITRE I – L’ENTREPRISE EN IMPASSE
LA CIVILISATION CLASSIQUE
DE LA HORDE A L’ETAT – LA VICTOIRE DE LA RAISON
L’ histoire de l’Occident est communément balisée par trois éléments majeurs, la culture grecque, l’empire romain et la Renaissance qui culmine avec l’ère des lumières et la révolution française. Sur cette toile de fond le christianisme vient nouer l’histoire de la civilisation classique que ce soit par ses valeurs ou à leur encontre.
Au XX ème siècle, et sous plusieurs angles, la culture occidentale semblait avoir conquis la planète avec ses modèles : l’état-nation, le modèle industriel, la référence aux droits de l’homme, ses modes de vie, ses langues mêmes (l’anglais particulièrement), ses idéologies (marxisme-libéralisme), son conflit, ses menaces Est-Ouest, ses technologies.
Cette conquête était loin d’être totale mais aucune région de la planète ne s’en trouvent indemne.
C’est au moment où la culture occidentale devient mondiale, couvre le monde en totalité, qu’érigée en système et largement reprise par d’autres cultures, sa subversion est engagée. La crise est là, crise mondiale, crise de civilisation dont on voit les premiers craquements survenus à l’Est.
C’est par cette crise que nous achèverons ce premier chapitre qui nous amènera à tourner une page de l’histoire de l’Occident, ouvrant sur de nouveaux chapitres.
Auparavant nous dégagerons une problématique majeure de cette histoire classique de l’Occident que l’on peut résumer par la dialectique antagoniste de la Possession et la Raison.
En effet, l’histoire de l’Occident est largement habitée par cette opposition, ce passage toujours remis en question, jamais achevé de la Passion à la Raison ; passion possessive singulièrement ; C’est le procès de civilisation classique qui est en jeu.
1 – LA LUTTE POUR LA VIE ET LA POSSESSION DU TERRITOIRE
De toujours il est donné à l’homme d’avoir à assurer par lui-même sa propre subsistance. La satisfaction de ses besoins primaires lui semble devoir provenir complètement du milieu dont il dépend de même que ses pulsions lui commandent la recherche de satisfaction dans l’environnement. Cette double dépendance, intérieure et extérieure, le place dans une insécurité majeure chaque fois que l’extérieur ne répond pas à ses propensions instinctuelles. En outre, il n’est pas seul et les autres sont à la fois dans le champ de ses satisfactions mais aussi ses rivaux dans un environnement limité.
L’homme primaire (de tous temps) est pris dans ce conflit entre le besoin des autres pour satisfaire ses pulsions et la rivalité avec les autres, concurrents vis à vis des mêmes objets de satisfaction. L’autre ne peut alors être que sien ou ennemi, possédé ou dangereux.
Se nouent ainsi des communautés de possession mutuelle où pulsions et objets des pulsions sont à peine différenciés, où le groupe est un grand corps et où ne se séparent pas clairement un et tous, chacun et ses limites.
La manifestation des pulsions de l’autre est rivalité, menace, sauf si elle tend à sa propre satisfaction comme dans la relation nouvelle. La relation confusionnelle du groupe est prise dans menace permanente intérieure comme extérieure.
Intérieure entre ses membres dont les pulsions sont à la fois lien et danger. Il n’y a qu’un moyen de rassurer : la domination du groupe qui réclame alors une force dominatrice, une violence même. « L’homme fort » l’incarnera, rassurant ainsi la communauté. Le premier régime politique est institué. La domination du groupe est enjeu des rivalités, seul le dominateur « maître des pulsions » aura pleine satisfaction des siennes. Elle est source de sécurité, maintenant sous son joug tout ce qui n’est pas dans son humeur, favorisant ainsi la cohésion et limitant les tensions internes. Cette pacification par la domination n’est-elle pas toujours largement invoquée par nos modernes dominateurs ? « Placez-vous sous ma loi, laissez-moi vous dominer et vous vous en trouverez mieux ». Ce n’est pas tout à fait faux si cela s’adresse à l’homme primaire qui réside toujours en nous même et s’en trouve rassuré. D’autant plus rassuré qu’il est lui-même traversé de pulsions irascibles ; de là la demande d’un ordre fort dont la violence est caution de la sécurité, gagnée par la canalisation des pulsions de la communauté.
La communauté primitive ainsi fondée, pacifiée, solidarisée se trouve néanmoins confrontée à la question de sa survie: la horde bouillonnante est tenue sous le joug, se trouve rivale des puissances environnantes, lieux de pulsions manifestes : les animaux, la nature même et surtout les autres hommes.
De là émerge l’importance du territoire, cette tranche d’environnement appropriée à la satisfaction des besoins mais soumise à la convoitise des autres. Le territoire, globalement objet de satisfaction et de menace, est aussi à dominer, à s’approprier, il devient substanciellement confondu avec le groupe, sous sa domination. Il est à posséder. Sa possession est rassurante mais prise dans le même conflit du risque d’appropriation par d’autres. La frontière, la limite est toujours lieu de menace et de danger. Elle doit être renforcée mais toujours repoussée, l’emprise est toujours condamnée à s’étendre pour incorporer de plus en plus de satisfaction, de moins en moins de menace.
Evidemment cette extension du territoire aggrave le risque et le cercle vicieux de la possession est engagé, sans limites. La guerre, le conflit, la violence sont sa loi, loi fondatrice et loi dont il faut se défendre par la violence.
La possession, appropriation des biens et des gens, celle de territoires, est vécue comme vitale à tel point que par la confusion pulsion/objet de satisfaction elle est substance même de la vie du groupe et de chacun. L’être est pris dans l’avoir, l’homme est possédé par sa possession.
L’empire romain est, pour l’Occident, l’exemple archétype du système politique évolué dont toute une part est fondée sur cette logique de la domination. La colonisation de la terre paraît nécessaire. L’idéal monopolistique est celui de la pax, pax romana, ainsi que celui de la plus grande satisfaction. La violence est son instrument, violence manifeste ou violence latente.
La lutte pour la vie impose la domination, la horde devient empire, le territoire propriété privée, la possession chair de l’homme, chair de la collectivité, une chair de pulsions et de passions.
2 – LA CIVILISATION RATIONNELLE
Sur ce terrain, naît à contre sens une autre voie. Au lieu de la contrainte des pulsions sous le régime de la violence, des règles, abstraites de leur substrat pulsionnel, établissent l’ordre de la société. Le droit est né.
L’état des choses de la société primaire est ainsi formalisé, rationalisé, normalisé et sont hiérarchisés, classés, les modes de fonctionnement de la société. Elle se réfléchit et établit ses normes en privilégiant celles qui sont favorables à son existence.
La loi, le droit, la règle morale prennent le pas sur la violence. Par la raison, la conscience, l’homme se détache du fond pulsionnel qui l’habite et, se vouant à la Raison, il s’éloigne de la « loi de la jungle » de l’ordre primaire. Le pouvoir personnel dominateur est remplacé par une règle commune, règle de raison, règle normative. La démocratie est née, la res-publica prend le pas sur le pouvoir de domination.
Cultiver la Raison est pour l’homme le moyen de progresser dans l’abstraction de son fondement pulsionnel, dans la voie d’un idéal formel de perfection.
C’est la naissance de l’homme. L’homme par sa Raison se sépare et même s’oppose au monde de la violence des besoins primaires. L’ordre rationnel se substitue à la domination, à la possession, au territoire.
La catégorie Homme apparaît, à la fois homo sapiens et habilis, dans sa conscience du moins. En outre, si la Raison est première par rapport à l’homme : Raison du monde, des choses et de l’existence de l’Homme, c’est par sa raison individuelle qu’il y accède. C’est comme cela qu’il se distingue comme individu.
L’homme se définit alors par sa raison, son intelligence, sa conscience et le développement de l’humanité est développement de ces capacités et de leur exercice.
Sur le territoire de la possession naît l’Etat. L’ordre collectif issu de la raison humaine collective, c’est « l’état des choses ». L’Etat politique est l’organisation souveraine de cet ordre général. L’autre Etat n’est plus foncièrement une menace, mais il participe d’un ordre universel dont il est partie prenante.
La civilisation est née, caractérisée par le progrès de la raison, spéculative et opérative et ses incarnations dans l’ordre social, Etat, Institutions, Organisations, etc.
La Grèce est l’archétype de cette Raison triomphante avec ses philosophes, sa république platonicienne. Rome s’en inspire et l’empire est aussi république, état, administration, organisation, ordre Romain rationnel. La renaissance en retrouve les valeurs et les lumières les exaltent jusqu’à la révolution qui déifie la Raison pendant qu’elle élimine la royauté.
Les valeurs classiques de la civilisation occidentale sont inscrites dans cette logique rationaliste dont l’efficacité spéculative et opératoire n’est plus à prouver.
Cependant la possession ne se laisse pas défaire et toute l’histoire de l’Occident est prise dans cette dualité logique. La civilisation est à l’ oeuvre pendant que la possession poursuit son entreprise de domination.
On le verra, des ambiguïtés majeures en naîtront. Si l’homme de la possession s’abandonne au règne des pulsions, l’homme de Raison, imbu d’idéal, veut ignorer cette autre réalité de lui-même. C’est en chaque homme que la dualité subsiste.
La civilisation classique veut s’en abstraire et y échoue. C’est la crise, l’ambivalence de la culture Occidentale.
3 – LES CONTRADICTIONS DE LA CULTURE OCCIDENTALE
a) Le christianisme
On ne peut l’évacuer de l’histoire de l’Occident dans laquelle il s’inscrit et à laquelle il participe. En son sein le même débat se joue dont l’opposition intégrisme / progressisme est l’une des figures contemporaines. Les rapports théologie / philosophie ont été traversés par le débat entre une foi irrépressible et une raison qui la rendrait compréhensible.
Les institutions chrétiennes se sont associées avec l’empire romain et s’en sont trouvé marquées, à tel point que la chrétienté avec ses empires d’Orient et l’Occident, jamais réunis, a voulu le reconstituer et le prolonger pour établir son règne. La philosophie grecque, platonicienne d’abord avec St Augustin, puis aristotélicienne avec St Thomas d’Aquin est devenue le langage de Raison philosophique de la théologie. Les valeurs morales normatives du christianisme se sont faites raison sociale, règle de vie, idéal collectif. Les lumières et la révolution française ont été pour le christianisme pierre d’achoppement, et il a fallu attendre pratiquement le XX ème siècle pour qu’elles soient intégrées et considérées avec plus de nuances.
Cependant ce sont bien les mêmes valeurs de civilisation qui ont habité le christianisme comme ses opposants rationalistes, (ex les droits de l’homme) de même que ce sont des valeurs de possession qui l’ont habité dans ses visées impérialistes ou inquisitoriales Cela ne suffit pas à définir le christianisme qui transcende ces oppositions mais marque sa familiarité avec le débat de l’Occident et la civilisation classique.
Ce rapide tableau doit être précisé et complété par l’examen plus attentif des deux termes de ce débat et des conséquences de ces deux tendances dont le jeu est toujours présent dans notre actualité qui en voit l’impasse.
b) La société
Dans la première optique, la société est ce groupe « d’appartenance » où l’individu appartient, est possédé, et, singulièrement, par celui qui domine.
Le statut est celui de l’esclave, non pas en droit mais en fait, esclave de ses pulsions, esclave de ce qui s’y oppose et le maîtrise. La sortie du groupe est trahison de même que toute originalité qui ne se déduit pas de l’originalité absolue du groupe. Les différentes formes de nationalisme en sont l’illustration.
Il y a ceux qui appartiennent au groupe, soumis à la loi du milieu, et les autres, étrangers. Le groupe se justifie dans la négation des autres ; racisme, xénophobie, en sont les traductions. L’autre est impropre (sale ! tant dans l’injure que dans le fantasme hygiéniste). L’appartenance au groupe est privilège qui tient du bon vouloir du prince. Celui-ci incarne l’unité collective non pas symboliquement mais mythiquement en nouant les pulsions collectives dans le creux des siennes par la possession.
A l’inverse, la société est un édifice où les raisons les plus idéales surplombent les plus secondaires. Tout en haut, l’Etat structure les grands chapitres de l’organisation sociale et en incarne les lois et règles de vertu.
Cette société est à l’ oeuvre , oeuvre civilisatrice qui construit une organisation sociale de plus en plus rationnelle et développe l’exercice de la raison. Cette société hiérarchisée, rationnelle, des utopies en ont dessiné les idéaux pendant que se développaient ses pratiques.
L’état, comme Hegel le soutenait, est bien l’achèvement de la société humaine en même temps qu’il l’y prépare.
c) Les régimes politiques
Dans le premier sens nous sommes en face de toutes les formes de monarchie absolue. Depuis le chef de bande jusqu’à l’empereur en passant par le roi monarque absolu et autres « pères des peuples » et dictateurs.
C’est dans l’exercice personnel de son arbitraire, signe d’une puissance qui réfère à la toute puissance (sans limite), que se reconnaît et se prouve son pouvoir. Il y a tout un discours de type théologique qui donne à Dieu le visage de ce monarque bien terrestre et qui permet alors au dominateur de justifier son pouvoir.
Les discours politiques traditionnels et contemporains nous montrent que cette « vie sauvage » n’a pas quitté le sol de notre modernité. Il est en effet tout à fait possible de se réclamer d’une puissance divine, personnelle, ou populaire pour justifier la nécessité impérieuse de la domination par celui qui en est dépositaire.
A l’inverse, l’Etat de droit réclame une organisation du pouvoir et une élection des gouvernements en fonction de leur compétence, du degré de leur raison.
La république avec ses structures de représentation, élus, parlements, etc. est une organisation fondée sur l’agencement rationnel de toutes les parties de l’organisation sociale.
A partir des raisons particulières (individuelles) se construit la Raison générale (la loi) et de la Raison générale se déduisent les raisons partielles. Le régime politique est une architecture qui élit ses architectes à l’image d’un Dieu « Grand Architecte » qui peut aussi bien être remplacé par une Raison divinisée de même usage.
Nos idéaux démocratiques ressortissent tous de cette logique lorsqu’ils s’inscrivent encore dans la civilisation classique.
d) La cité
Dans le monde de la possession, la terre, le territoire sont consubstantiels de l’identité collective et individuelle. Ainsi chacun se détermine par ses propriétés, son territoire de survie, le domaine qu’il possède et domine. Ce domaine peut intégrer toute une population qui s’y amalgame.
On retrouve ainsi une structure d’habitat, soit dispersé, soit concentré autour d’un centre de domination, comme d’un château par exemple. Il s’agit alors d’agglomération, au sens d’amalgame, et pas encore de cités.
Le territoire et l’agglomération confuse sont caractéristiques d’un monde rural où la terre, la nature, sont le seul espace et la seule source de subsistance.
L’agglomération urbaine autour des pôles de domination est caractéristique d’une insécurité plus grande (refuge à proximité du seigneur féodal, mégalopoles modernes).
C’est avec la civilisation qu’apparaît la cité à proprement parler. Un ordre rationnel préside à son organisation où lieux et bâtiments sont définis par leur fonction dans l’organisation sociale. L’habitat individuel et collectif se justifie par son rôle dans l’organisation de l’existence et par les fonctions spécifiques des habitants.
L’espace de subsistance est celui de la conscience et de la raison dans lequel la nature est intégrée petit à petit par la grande oeuvre de rationalisation civilisatrice
La civilisation est à proprement parler l’édification de la cité selon les règles idéales de la Raison , raison pratique et raison morale, raison commune et raison supérieure. Les hommes deviennent citoyens, c’est-à-dire partie prenante de la cité, identifiés à leur fonction dans la cité.
e) Le droit
Il n’y a, dans la société de possession, que le droit du plus fort. Le plus fort est celui qui domine. Pouvoir et possession sont équivalents, l’un le principe, l’autre la manifestation mais aussi la confirmation du principe.
Le droit est objet de possession pour le dominateur. Il a le droit. Ainsi il dicte sa loi qui se confond avec l’expression de son bon vouloir. L’expression de sa volonté, la loi, est ainsi la première défense de son pouvoir. Le droit est au service du pouvoir.
Mais toute revendication d’un droit n’est-elle pas, au fond, revendication d’un pouvoir, d’un privilège, réclamé auprès d’un dispensateur qui aurait la puissance d’en donner ou plutôt de le laisser s’exercer ? Ce pouvoir obtenu par « avoir le droit » n’est rien d’autre qu’une possession supplémentaire, c’est-à-dire une potentialité de satisfaction pulsionnelle plus large.
Un certain libéralisme est quelque fois compris ainsi comme revendication d’un droit à la libre satisfaction des pulsions que la possession justifie et réclame.
Le droit de l’ordre de la raison est différent. Il est règle d’organisation, il est définition des limites, définition formelle qui prévoit le dépassement et ses conséquences rationnelles.
Les droits de l’homme constituent ici le cadre idéal dont le respect permet l’exercice de la citoyenneté et le progrès individuel et collectif.
Il y a, cependant, à l’origine de la déclaration des droits de l’homme quelque ambiguïté et on peut se demander s’il s’agissait d’une règle de civilisation ou d’une redistribution générale de privilèges. Les deux sont certainement vraies à la fois selon les articles (ordre social ou acquisition d’un droit).
On retrouve dans le rapport et l’usage du droit ces deux positions opposées. Celle du respect (rationaliste) et celle de l’utilisation comme arme. Il n’y a pas que les honnêtes gens qui ont recours au droit, à la loi.
f) La religion
Il y a une religion dont l’histoire s’appuie sur l’exercice d’une toute puissance divine, arbitraire, qui se trouve en conflit avec l’Autre, démoniaque, qui détruit tout ce qui oppose résistance. La terre et l’humanité sont le théâtre de l’affrontement des armées divines contre celles du démon.
L’autre religion est forcément démoniaque et les « grands satans ou petits satans » sont toujours d’actualité. C’est cette religion, où dogme signifie loi arbitraire avec ses inquisitions et ses croisades, que « les lumières » dénoncent à juste titre. Religion où le passionnel domine, où tous les moyens sont bons pour susciter et canaliser cette passion. « Un seul Dieu, un seul roi, un seul territoire » n’est-il pas le slogan qui alimente les mythes de notre histoire politico-religieuse ? Elle a toujours ses nostalgiques, défenseurs de la « chrétienté » d’Occident. Toute cette religion s’établit dans cette logique d’un rapport aux puissances qui a pu s’installer sur le socle ancien de même logique.
A l’inverse une religion de la construction de la cité céleste sur terre, cité rationnelle régie par un Dieu de perfections (abstractions idéalisées des qualités humaines), déploie ses règles de droit et d’organisation. Elle dénonce volontiers l’archaïsme de la religion primaire. Cette religion place dans la raison humaine l’idéal des valeurs et le moteur de la civilisation. L’organisation de la cité par l’église, déjà à l’ oeuvre dans l’empire romain chrétien, n’a cessé, jusqu’à il y a peu, d’être un enjeu de l’activité religieuse.
Mais cet enjeu s’est trouvé en concurrence avec le même enjeu poursuivi par l’idéologie rationaliste. Le Dieu, abstrait par la Raison, plus n’ayant guère d’avantage sur la Raison divinisée.
g) La philosophie
Il n’est guère possible de parler d’une philosophie de la possession sinon comme formulation mythique et mystificatrice d’une « loi de nature » justificatrice du pouvoir de possession. Cette philosophie « naturelle » est celle que tous les dictateurs utilisent pour justifier leurs actes et barrer tout esprit critique.
Ce n’est pas une philosophie qui questionne mais qui affirme d’évidence : « C’est comme ça » et réclame soumission et non pensée.
La civilisation arrive avec la philosophie humaniste, oeuvre de raison qui découvre par son labeur les raisons des choses. Cette philosophie, aussi philosophie morale, développe les processus de la raison et propose les voies et les règles d’une vie morale et civile.
h) La science
Dans le monde des puissances, la science est un « art de la guerre », un art de la domination. Armes, stratégies défensives, offensives, stratégies de possessions en sont les enjeux et les oeuvres. Sa méthode est empirique. Ce qui s’impose d’évidence à l’expérience est érigé en vérité et la vérité s’impose à tous, par le détenteur du savoir. Mais le savoir n’est rien d’autre ici que le discours du pouvoir, moyen de possession. Ce savoir est d’ailleurs à acquérir et il fait partie de cet avoir qui fait la puissance. Qui nierait que cette science est toujours à l’ oeuvre? Ecoutons nos politiques dans leur déclaration de vérité et comprenons comment il leur faut se parer de certitudes incontournables justifiées par l’évidence ou par l’expérience.
On peut aussi « posséder » des savants, « avoir » des ressources de compétences pour prouver son pouvoir et l’enrichir. On préfère ici le savoir acquis que la recherche qui suppose un manque de savoir.
C’est dans la civilisation de la raison que la science occidentale a vu son plus grand succès ; en particulier, lorsque la raison seule et son exercice ont été érigés en critères de vérité. Le développement de la raison s’est fait raison des choses.
Le développement de la science est corrélatif du libre exercice de la raison. Son enjeu est ici la compréhension de l’ordre des choses, des règles du monde, règles selon lesquelles il est ensuite possible d’agir rationnellement. Les processus naturels dégagés par la raison scientifique peuvent être reproduits par la raison technique. L’expérience vaut ici, non par son vécu « empirique », mais comme matériau d’une organisation logique qui peut s’en dégager (explications rationnelles).
Cette science débouche sur l’utilité sociale, utilité du développement de la connaissance et de l’intelligence humaine (progrès de la connaissance), utilité opératoire dans l’organisation de la cité, de la vie du citoyen et de toutes les organisations sociales.
i) La personne humaine
Deux conceptions de la personne humaine accompagnent le monde de la possession et celui de la raison. On pourrait distinguer l’homme sauvage et l’homme civilisé. L’homme sauvage est par définition sous la domination de ses intérêts naturels. Il a besoin de les satisfaire et ils doivent être maîtrisés et combattus pour assurer son propre bien et celui des autres. C’est pour cela qu’il a besoin d’être dominé.
Il est une sorte d’animal, plus dangereux que d’autres à bien des égards, et régi par les mêmes m urs. Une certaine sociologie, un certain zoomorphisme proposent, comme interprétation, les comportements animaux pour expliquer et justifier les comportements humains. La réactivité aux autres et aux choses est le caractère le plus significatif de la nature humaine, son instinct de domination (ou de soumission), son instinct de possession (les femmes, les richesses) sont immédiatement justifiés. Seul les instincts des autres sont à combattre et malfaisants, s’ils n’appartiennent pas au même corps social. La justice et l’équité sont hors du champ de conscience et de la nature de cet homme là. Par contre on lui reconnaîtra aussi de bons instincts dont l’image animale renforcera la valeur (instinct maternel, paternel, instinct familial, instinct grégaire, etc. ).
L’homme civilisé est, lui, une intelligence supportée par un corps. L’homme de raison se caractérise par cette intelligence dont le développement est oeuvre et agent de civilisation. Son corps est l’instrument de cette raison par laquelle il est commandé.
Cet homme n’est pas engagé dans la lutte pour la vie, mais dans la civilisation, progrès de l’humanité, marche victorieuse de la raison et de l’intelligence humaine.
S’il constate quelque dérèglement, c’est par la raison qu’il peut y mettre bon ordre. C’est ainsi, que même pour FREUD, l’idée qu’une intelligence rationnelle des affects et des comportements était curative, a pu subsister.
Il y a en l’homme civilisé un fond d’irrationnel mais c’est ce qui est encore en chantier, en voie de rationalisation.
La personne ne se justifie que par ce travail, cette participation à la civilisation qui en fait le citoyen de l’état comme de la cité. L’homme citoyen ne peut que trouver dans la raison commune les raisons de son propre progrès. L’ordre rationnel du monde le domine, bien qu’il ait à le parachever, à le construire. Cet homme est un individu social, mais pas tout à fait une personne. Il trouve son idéal dans « l’honnête homme » du XVII ème siècle qui n’a cessé de prendre des figures notables jusqu’à ces derniers temps.
j) Les valeurs
Passivité et virilité seraient les deux valeurs humaines primordiales (féminines et masculines, dit-on). Etre le plus fort, n’avoir peur de rien, savoir s’imposer, mettre sa vie (et celle des autres) en jeu, traverser des épreuves violentes, accumuler possessions et richesses, accomplir ses passions, sont les valeurs d’une forme de virilité archaïque qui reste fort d’actualité. Rivalité, compétition, concurrence, gloire, victoire, combats, trophées, parts de territoires à conquérir restent des valeurs sûres.
La domination patriarcale, monarchique est archétype des « valeurs traditionnelles de l’Occident » dont on voit bien maintenant les ressorts intimes et les enjeux.
Parallèlement la soumission des faibles est vertu lorsqu’il s’agit d’un abandon, confiant, surtout au bon vouloir des forts. Soumission vertueuse à la loi du plus fort qui sauvegarde l’unité du groupe et sa cohésion ! Soumission à ses desseins et sa volonté qui fondent sa puissance et donc la sécurité qu’il représente !
Ce système de valeurs simples (et naturelles dirait-on ici) se décline dans toutes les modalités de l’existance. L’animal en est le référent favori (fort comme un lion, rusé comme un renard, affectueux et soumis comme un chien…).
Les valeurs de la civilisation classique sont toutes autres. Intelligence, compétence, utilité, progrès, ces valeurs se réfèrent à des idéaux et à la progression vers eux. Idéaux de la cité et de la démocratie, idéaux du beau, du bien et du bon, idéaux du type liberté, égalité, fraternité et toute la cohorte des idéaux que l’homme vertueux s’efforce d’atteindre.
Cultiver ses facultés dans cette voie et les mettre au service de ces valeurs, voilà toute la morale de cette civilisation. Cependant, remarquons qu’il s’agit de valeurs abstraites idéales, valeurs de conformité même progressives. Bien que valeurs humaines, elles ne sont pas des valeurs propres de la personne humaine singulière mais des valeurs normatives extérieures.
L’homme de la possession se sent dépossédé par la civilisation de la raison. Il lui faudra la posséder par quelque moyen.
L’homme de la raison se sent violenté par la possession. Il lui faudra la rationaliser par quelque raison. Voilà une source d’ambiguïté des valeurs.
k) L’entreprise
Elle est un champ d’affrontement de ce débat de la culture occidentale. Nous en avons vu les deux types, le premier et le troisième, en introduction avec l’entreprise de possession et l’entreprise utilitaire. Il faut les situer dans leur contexte. L’entreprise de possession appartient à cette société où dominent et où sont dominées les pulsions, où le conflit, la rivalité et la concurrence règnent, aussi bien que la soumission et l’allégeance.
L’entreprise de possession vise à établir une emprise dispensatrice de pouvoir et d’avoir, preuves de puissance et de virilité. C’est là son profit. Dans une telle société, elle s’active à soumettre et à acquérir, à étendre son domaine et sa puissance et, ce faisant, elle est en butte aux rivalités. L’entreprise de possession ne peut être que le fait d’hommes forts, dominateurs, qui acquièrent les moyens de leur puissance.
Elle se confond toujours avec le jeu des pouvoirs, politique, social, etc. , en même temps qu’elle est en butte à ces mêmes pouvoirs.
La guerre économique est son terrain d’élection qui lui permet de justifier son emprise et ses méthodes. Ses affaires sont toujours des coups de force avec plus ou moins de subtilité, de machiavélisme même. C’est ce qui lui donne une grande puissance d’acquisition et de domination. Mais, dans ce jeu, seuls les plus forts triomphent, la masse est à soumettre en même temps qu’elle constitue potentiellement une puissance rivale.
L’entreprise de possession est celle où règnent les plus grands archaïsmes, même lorsqu’elle s’allie à des puissances de savoir et de compétence dont elle se défie naturellement. L’université, dans sa version classique civilisée, restera là toujours suspecte à moins d’être réappropriée, dominée, possédée. Les fins de l’entreprise de possession doivent être discrètes, secrètes afin d’éviter d’être déjouées. De ce fait, c’est l’entreprise elle même qui est secrète et renonce alors à être l’affaire de tous. Elle reste du privilège de quelques uns.
L’entreprise de la raison utilitaire, s’intègre, elle, à l’organisation sociale.Elle est articulée à la structure sociale de la cité et de l’état. Elle n’a pas d’autres raisons d’être que de participer à l’organisation de la vie collective. De ce fait, l’homme est subordonné aux buts de l’entreprise eux-mêmes parties prenantes des buts de la société.
Ce n’est pas avant tout, une entreprise personnelle. L’initiative individuelle ne se conçoit là que comme participation à un ordre socio-économique établi et comme contribution au progrès. L’idéal est la décision rationnelle et l’efficacité qui répondent au besoin de l’édification d’une société encore plus civilisée.
L’entreprise, dans cette perspective, entre dans la nature des choses, dans l’ordre de la cité, elle devient l’affaire de tous et pas de quelques uns.
Cependant elle perd de son caractère d’engagement personnel pour être surtout un appareil.
4 – DE CONTRADICTIONS EN CONTRADICTIONS
On voit bien là comment s’opposent ces deux types d’entreprises dans leur rapport au monde, dans leurs justifications, leurs finalités, leurs valeurs et leurs méthodes.
Il est difficile de classer, à priori, les systèmes économiques ou politiques définitivement dans l’une ou l’autre de ces positions, d’autant plus que la réalité occidentale est toujours lourde de cette ambiguïté. On reconnaîtra cependant deux conceptions et deux systèmes de valeurs dont le débat est toujours actuel et dont l’incompréhension mutuelle reste toujours aussi grande. Les exigences de la civilisation ont quelquefois du mal à être acceptées. La tentation de les imposer renvoie à la logique de la possession. C’est comme cela que l’empire romain impose sa civilisation alentour, que le christianisme se fait par moment, impérialisme, que la raison triomphante de la révolution se fait terreur. A l’inverse, la possession, se trouve menacée par le développement de valeurs de connaissance et d’intelligence, les oeuvres de la raison. Il faut les posséder, et pour cela y mettre quelque intelligence.
La citoyenneté de privilèges fera les soubassements de la bourgeoisie, défaisant le pouvoir royal pour établir le sien, cultivant les valeurs classiques pour garder et développer son emprise.
Le monopole de la Raison, vice de l’idéologie rationaliste que l’on retrouve dans certaines formes idéales du socialisme, peut aller jusqu’à justifier son imposition par la lutte. La lutte des classes, moyens et raisons, en est un produit. Le moralisme de la culture classique, chrétienne comme républicaine souffre peu d’être mis en question et va défendre son territoire.
Privilège ou compétence quelle est la source du pouvoir, quelle est sa consistance et sa justification ? Voilà un débat dont nous ne sortons pas.
Ces contradictions, l’Occident les porte jusqu’aux confins de la terre. Conflit de possession encore récent entre l’Est et l’Ouest au nom de la raison et de la civilisation ! Colonisation « civilisatrice » négatrice de la raison des autres ! Nationalisme et protectionnisme exacerbés au nom de la raison économique universelle ! Etat impérialiste, nations civilisées éprises de progrès ! Généralisation des droits de l’homme et commerce lucratif des armes! Valorisation de la science et de la compétence et dégradation de l’Université ! Intérêt supérieur de la cité et rivalité des affaires ! De ce débat permanent, largement exporté, l’Occident ne sort pas. Confronté à d’autre valeurs, à d’autres cultures, il cherche d’autres voies. La crise actuelle, crise de la civilisation occidentale, met le monde à la croisée des chemins.
C’est cette confusion des valeurs, la multiplicité des alternatives qui est en jeu. On y trouve toujours le débat classique, celui de la possession et de la raison, mais d’autres voies se dégagent pour en sortir. La logique de la puissance possessive n’est pas toujours bien vue dans une société civilisée par la raison classique à laquelle elle s’oppose.
A l’inverse l’idéal de la raison n’a pas produit tous les fruits attendus et s’il a produit l’homme citoyen, celui-ci y a perdu de son autonomie, de sa responsabilité, de son libre arbitre.
D’un côté, la responsabilité et l’initiative personnelle, de l’autre les valeurs d’humanisme et de justice et l’exigence de la raison. Comment se débarrasser de ce dilemme. Deux voies s’offrent. Soit se débarrasser des deux termes et c’est le grand courant naturaliste et mécaniste qui se développe comme modernisme avec la société de consommation et ses avatars. Soit conjuguer les deux et c’est la civilisation de l’entreprise qui est en vue, nouvelle civilisation dont les prémisses sont anciennes mais dont l’émergence est d’actualité.
S’absenter du débat occidental classique, couper avec ses racines, voilà la tentation moderniste. Elle conjugue, on le verra, l’absence d’exigence morale et l’absence de responsabilité personnelle. Le système fait loi, l’homme n’y est pour rien, c’est naturel !
Assumer sa responsabilité personnelle, l’engager dans des fins humaines de valeur est la définition que nous avons donné pour entreprendre, lorsque l’entreprise est oeuvre de civilisation mais d’une civilisation moderne, (du post-moderne) bien différente de la civilisation classique.
L’Occident peut s’abandonner à la première voie irresponsable. Les réussites du Pacifique Sud et de l’Asie du Sud-Est l’y encouragent. L’orientalisme est prêt à fournir ses valeurs qu’on s’efforce de concilier hâtivement avec une certaine scienticité occidentale.
L’Occident peut aussi se réveiller et prendre sa responsabilité, sa part de l’entreprise civilisatrice moderne en trouvant appui et sur son humanisme et sur sa capacité d’engagement, c’est-à-dire aux franges les plus favorables de ses deux courants traditionnellement opposés. C’est là l’enjeu de la crise.
LA TENTATION MODERNISTE
Le modernisme est un mot d’ordre, il est impératif de s’y adapter, on ne peut y échapper. La façon dont les choses tendent à se présenter dans l’actualité est un nouveau « mode » de leur manifestation. Lorsqu’il est différent de l’antérieur, une évolution s’amorce, la modernité est en marche. Cependant, lorsque cette modernité apparaît comme un phénomène inéluctable auquel nous sommes livrés, comme malgré nous alors le modernisme est à l’ oeuvre.
Ce qu’annonce le modernisme comme mode de vie, comme organisation collective est la nouvelle condition qui nous sera faite. Il n’y aurait pas d’autre attitude à choisir que l’adaptation. Face au modernisme, et selon cette optique bien sûr, l’homme n’est évidemment pas responsable de ce que l’histoire, la nature, l’économie lui offrent comme mode d’existence. Il n’a certainement pas à rechercher quelque valeur morale qui lui soit propre. La seule chose qui lui soit demandé : ne pas faire obstacle au système actuel, s’y laisser aller, ce qui revient à le favoriser.
Le modernisme apparaît à toutes les époques lorsque la tradition est rejetée et que ses racines sont dévalorisées. Le modernisme a, semble-t-il, ses racines dans le futur, c’est un culte du futur mais d’un futur présent, en train d’arriver.
Aujourd’hui, le modernisme se caractérise par quelques traits spécifiques :
– La communication universelle.
– Un ordre économique mondial.
– Une plus grande conscience de la nature.
– Une accélération des échanges de tous ordres.
– La disparition des grandes pensées monolithiques et l’équivalence morale de toutes les opinions.
– L’interdépendance de plus en plus grande des individus.
Bien sûr, le modernisme ne prétend pas que tout est déjà arrivé mais la société nouvelle est en marche, société médiatique, société informatique, société économique mondiale.
La tentation moderniste se justifie de rompre avec l’archaïsme de la possession d’une part, et d’autre part de renoncer à l’idéalisme de la Raison morale. Elle se présente comme un réalisme raisonnable, rationnel même, mais d’une raison « qui se rend à l’évidence » comme abdication, qui reconnaît les liens et les interactions et ne se réfère à aucun idéal, à aucune perfection, à aucun humanisme.
Devant la modernité, il n’y a pas d’autre alternative que de se rendre à la raison, sa raison, ou d’être éliminé. Adapté, intégré ou marginalisé, éjecté, tel est le sort normal de l’homme au même titre que tous les composants du système : technologies, organisations, valeurs, idées, entreprises, modes de vie. Ils ne valent que s’ils participent au fonctionnement du système et sont naturellement rejetés (les exclus) lorsqu’ils ne le sont plus ou lorsqu’ils sont usés. C’est la société de l’éphémère, d’un monde qui, dit-on, va de plus en plus vite.
Il y a dans tout cela une certaine logique qu’il faut bien comprendre, logique de la nature, logique du système, logique mécaniste. Elle répond à certains postulats, certains principes, à une certaine vision que l’on trouve à l’ oeuvre dans différentes manifestations, apparemment éloignées quelquefois, de la même tendance.
LA LOGIQUE DU SYSTEME
Le monde est un chaos régi par des lois qui établissent et régulent son organisation. Les lois de la nature font que la nature vit selon les cycles qu’on lui connaît :
– Cycle des saisons.
– Cycle de la vie et de la mort.
– Cycle écologique.
La vision naturaliste, mécaniste et systémiste (il faut différencier systémisme idéologique et théorie des systèmes dont Bertalanfy n’a jamais voulu un tel usage), considère la réalité :
– Soit comme un ensemble de flux en circulation et en interaction.
– Soit comme un réseau d’intoraction entre des éléments.
– Soit comme un ensemble de corps, d’objets, en mouvement selon des trajectoires, lieux d’équilibres de leurs interactions.
– Soit comme des jeux de force dont l’équilibre donne, ou le mouvement ou la stabilité – cas particulier du mouvement.
Dans tous ces tableaux logiques il y a un certain nombre de caractéristiques :
– L’élément, l’objet, le corps est à la fois isolé et en même temps défini d’une façon extrinsèque comme lieu carrefour d’interactions.
– Dans le système des intoractions tout réagit sur tout. Il y a dans le monde interdépendance universelle.
Chaque système peut être pris comme élément d’un système plus large (il n’y a pas de système parfaitement clos dans la réalité).
– Les systèmes sont auto-constitués et autorégulés par les lois naturelles qui les régissent. Le principe d’homéostasie assure leur conservation.
– Les états des systèmes, des situations, s’expliquent par l’équilibre des interactions « entre » les éléments.
– Les forces sont extérieures aux objets du système, entre eux, dans l’espace intermédiaire.
Dans cette perspective l’homme est objet du système (système lui-même). Le paradoxe du modernisme c’est, dans ces conditions, de prôner l’indépendance individuelle comme valeur suprême, indépendance affublée du nom de liberté (cf. Certaines conceptions du libéralisme) alors qu’est dans le même temps affirmée l’interdépendance universelle et l’impossibilité de l’autarcie.
Un exemple en est le phénomène de la mode qui réclame un conformisme au goût du jour tout en étant pris par ses tenants comme un moyen de se distinguer. L’originalité n’est pas recherchée en soi-même, mais dans la mode, dans le mode extérieur à soi qui régit l’actualité, autrement dit le système.
Voyons quelques conséquences de cette logique :
a) Les valeurs
Les valeurs sont les états du système qui nous conditionnent. Régies par la loi de l’équilibre des forces ou des interactions. La notion d’équilibre est particulièrement fondamentale.
En toute chose, il est bon de trouver le meilleur équilibre, une vie équilibrée, l’équilibre des comptes de la nation, l’équilibre des échanges, l’équilibre entre les opinions, les idées équilibrées (le déséquilibré est le fou). La recherche de l’équilibre dans sa vie, avec son environnement est valable pour l’homme comme pour les entreprises et les pays.
Peu importe la valeur propre des facteurs en interaction. Peu importe la valeur de l’homme, ce qui compte c’est son adaptation, c’est l’équilibre auquel il participe.
Nous sommes sous le régime de l’amoralisme. Tout vaut tout dans la mesure où seul l’équilibre général compte.
Le modernisme est tolérant mais par indifférence et complaisance. Il s’adapte à toute les vertus comme à tous les vices dans la mesure où ils s’équilibrent.
L’établissement de l’équilibre est considérée comme la loi du mouvement mais l’atteinte de l’équilibre est son achèvement. C’est au fond la mort qui est la visée inconsciente de la quête de l’équilibre, le cadavre comme idéal humain latent.
b) La question spirituelle et religieuse
Ce dernier terme a une éthymologie qui renvoie au verbe relier. La religion peut alors être définie dans cette logique comme le culte des liens avec la nature, avec l’environnement. On assiste au développement d’un nouvel esprit religieux, fait d’une révérence de l’individu par rapport au Tout et à ses lois qui le conditionnent. Le Tout peut prendre d’ailleurs toutes sortes de figures dont celles de la nature ou bien le déesse mère GAIA ou bien une conscience cosmique universelle etc…
c) La nature
Grande matrice générale, source d’une religion dont les cycles « naturels » sont supports des rites, cycles des saisons, cycles de fécondité, cycles biologiques. Le digestif avec ses régimes alimentaires naturels (végétariens, biologiques, etc. ) ; le respiratoire avec son cycle inspiration, expiration ; le circulatoire avec ses flux dont seule la circulation importe, sont, parmi d’autres, objets de la plus grande vigilance. Enjeu : l’adaptation à la nature, se défaire des pollutions de la culture … humaine, et retrouver le juste exercice des fonctions « naturelles ». Celles-ci constituent le système interne de l’homme en totale inter-relation avec le système environnant. Tout cela fait l’objet d’un véritable culte, culte de l’égo focalisé sur ses fonctions biologiques, culte des « phénomènes naturels », condition vitale d’un fonctionnement équilibré.
d) Le syncrétisme
Ce terme désigne habituellement l’amalgame de plusieurs croyances. Il devient dans notre modernisme le mode d’une approche néo-religieuse et spirituelle. En effet, le rassemblement des croyances est une figure du Tout.
En outre, il s’agit principalement de croyances choisies pour culte d’un tout. Elles se caractérisent par l’idée que le monde naturel constitué de réalités distinctes, d’individus isolés, est l’émanation d’un Grand Tout immanent qui en constitue la source et l’unité intrinsèque.
Notons comment, encore une fois, les éléments individualisés du monde n’existent qu’en fonction d’un tout qui les articule et en constitue le jeu des rapports.
Ici on ira de la conscience cosmique, Dieu du panthéisme, « l’ouvert » des orientaux, ou transpersonnel, l’ordre impliqué sous-jacent à l’ordre expliqué de la nature.
En particulier, l’engouement pour l’Orient et ses cultes, pensées et religions est fortement significatif de cette religiosité. L’abandon au grand Tout en est la loi essentielle.
(Notons cependant que parmi les conceptions évoquées, il y a toujours en filigrane la possibilité d’un dépassement de ces visions dualistes ou duellement antidualistes dans une transcendance qui renoue avec la verticalité pour rejoindre la civilisation moderne dont on aperçoit déjà l’émergence. L’horizontalité « pure » est plutôt caractéristique de la vision moderniste et de ses multiples avatars).
e) L’idéologie
Parmi les figures du grand Tout, plaçons l’idéologie. Il s’agit alors de diverses croyances jouant idéalement le rôle de système qui décrit la « nature des choses », à laquelle donc, un culte est à rendre, culte d’adaptation. Il est vrai que la religion traditionnelle a établi ses fêtes en corrélation avec d’anciens cultes de la nature (d’anciens modernismes sans doute). Les idéologies modernes rêvent d’établir des cultes profanes, cultes de « participation » au système idéologique, culte d’allégeance. Parmi ces croyances idéologiques, citons le matérialisme scientifique et historique, le libéralisme économique philosophique, le systèmisme, le psychologisme, l’écologisme, le holisme…
f) La science
La science autre culte moderniste n’est conçue ici que comme le dévoilement progressif des lois de la nature.
C’est la même science, en principe, qui vaut pour les choses physiques, biologiques, pour l’homme et la matière, la société et le cosmos.
Cette science est dévoilement du Grand Tout et indique donc les moyens « naturels » d’y participer. Il s’agit là d’un scientisme qui n’en finit pas de se renouveler, objectivant sans cesse son objet ; il en élimine soigneusement le sujet (l’homme en tant qu’auteur de la science). La science ici tend à être critère de Vérité. Vérité scientifique veut dire vérité avérée. Ainsi s’établit l’équation:
Science = Vérité = Réalité = Nature des choses, dites alors scientifiques.
La science tisse donc peu à peu le tableau du système de la Nature avec lequel elle se confond. La technologie comme mise en oeuvre des « mécanismes naturels » prolonge la science, à la fois pour contribuer à l’établir (développement de la science) et pour contribuer à l’intégration de l’homme au système de la modernité : nature, réalité du monde pour le modernisme.
Le progrès scientifique n’a ici plus rien à voir avec une progression dans les valeurs humaines, une plus grande vertu de l’homme. Il est plutôt une évolution, un auto-développement de la science avec le concours de l’homme, élément du système qu’elle constitue.
g) La communication
Elle joue un rôle majeur dans la religiosité moderniste. Le monde des media est celui des médiations qui sont inter-relations, inter-connections, inter-actions. C’est « entre » (inter) que tout se passe. Les canaux de communication sont comme la concrétisation des liens entre les facteurs, entre les éléments. Les réseaux de communications sont l’incarnation du système. Il est clair que communiquer est avant tout participer au réseau, lui rendre un culte.
Etre comme on dit, branché, est une nécessité vitale, une norme de valeur. Qui n’est pas dans le coup est hors circuit, court-circuité, éliminé. L’identité même de l’individu est liée à sa participation au grand jeu de la communication. Rares sont ceux qui aperçoivent que cette identification est dépersonnalisation. L’informatique par le culte qui lui est rendu appartient à cette religiosité.
Il ne s’agit pas ici de dénoncer l’informatique comme moyen mais comme fin (le moyen est sa propre fin, auto-générateur).
La caractéristique de ce culte est le développement technologique qui ne se justifie pas par l’utilité mais par la participation nécessaire à une modernité inéluctable. C’est comme cela que l’on apprend aux jeunes des langages dépassés ou sans correspondances avec des usages réels de l’outil informatique. C’est comme cela que des établissements scolaires, des associations, érigent des temples à l’ordinateur. Salles gardées, matériel « visité » mais inemployé faute de compétence ou d’utilité. L’informatique est un domaine où on enseigne principalement des savoirs dépassés au nom de l’inéluctabilité de sa généralisation. Aussi ne s’agit-il pas de formation ou d’apprentissage mais de culte et de catéchisation.
Seulement si nous nous rendons à l’informatique comme nous devons nous rendre à l’évidence, nous n’en sommes plus maître, maître d’en tirer le meilleur parti pour nos propres entreprises.
Que deviennent nos entreprises dans tous ces systèmes ? Ce sont plutôt ces systèmes, visages du grand Tout qui nous entreprennent (entreprises-système) et nous engagent à les suivre, à nous y adapter sous peine d’exclusion ou de maladie.
h) La santé
Il n’est pas possible de passer sous silence l’importance majeure de la santé dans cette orientation moderniste. Nous constatons généralement l’accroissement régulier des dépenses de santé, significatives d’un intérêt de plus en plus important pour la préservation de celle-ci et, à une inquiétude toujours plus grande pour la maladie.
C’est que la maladie est de plus en plus comprise comme dysfonctionnement et le dysfonctionnement est ce qui s’accompagne de rejet, d’éviction, d’élimination. Le système de la nature élimine ses déchets et tout ce qui , usé ou a-normal, n’est plus adapté.
L’isolement de l’anormal en est une caractéristique, jusqu’à celle des personnes âgées, des chômeurs, de ceux qui, par quelque handicap, ne trouvent plus leur place dans le fonctionnement normal du système.
La maladie c’est l’anomalie et l’anomalie c’est la non conformité à la norme du système. Elle fait perdre identité et considération. Ne déclare-t-on pas fous ceux qui ne suivent pas les mêmes voies, les voies de la nature des choses et ceux qui remettent en cause le système (idéologique par exemple).
La santé, au contraire est conçue là comme faculté d’adaptation, capacité d’établir et de maintenir l’équilibre, intérieur comme extérieur. La « forme » n’est-elle pas la preuve de la capacité de circuler, d’être dans le courant, de participer au mouvement du milieu (toujours naturel). Le développement de moyens de santé naturels est caractéristique de cette tendance et rejoint le culte lorsque, sacrifier à ces moyens de santé est preuve de santé (on assiste au développement des pratiques de santé de toutes sortes ou le syncrétisme est, là aussi, fréquent).
i) L’économisme
C’est un phénomène majeur de ce courant auquel l’Occident se laisse tenter depuis il est vrai pas mal de temps. Le temps de l’époque moderne éprise de modernisme.
Pour comprendre l’économie, il faut repenser le terme d’économie. La définition courante de l’économisme est celle-ci : « la production et l’échange de biens matériels, de services (ex. conseils, gardiennage, entretiens, écoute psychologique, distraction, éducation, etc..)
La généralisation de cette définition est dans la logique de l’économisme à tel point que rien n’y échappe, tout peut être analysé en termes de production et d’échange duel. L’économie devient un grand Tout.
Envisageons une autre définition de l’économie laissant de côté l’expression « faire des économies » et en extrapolant l’idée d’économie ménagère. L’éthymologie du terme économie renvoie à la gestion des affaires de la maison, la « tenue du ménage » qui a donné le terme anglo-saxon d’origine française de « management ».
Le management , c’est le « ménagement » et l’aménagement des affaires de la maison. Par extension nous appellerons « économie », « l’aménagement des rapports entre tous les facteurs et les acteurs de la vie sociale ».
L’économie de la société est donc aussi l’ensemble des modalités selon lesquelles s’établissent ses usages et ses rapports. On voit alors que cette définition est plus générale que celle de l’économie marchande réduite aux biens matériels et qu’elle pourrait rejoindre celle généralisée de l’économisme.
En fait, on pourrait, dans notre définition, parler de système économique comme étant l’état des rapports et inter-relations entre les membres d’une société. C’est là que se noue la divergence d’avec l’économisme. Pour celui-ci, c’est le système économique qui régit la vie de la société et son fonctionnement alors que dans la civilisation moderne, nous le verrons, ce sont les rapports humains, relations entre les personnes, qui s’expriment selon les modalités Occident les du système économique.
Pour l’économisme, les lois de l’économie sont des lois naturelles. Le système économique ne peut que répondre à ces lois. A moins que l’homme (paradoxalement) ne s’y oppose (comment l’homme produit de la nature pourrait-t-il s’opposer à la nature des choses, sinon pour raison d’inadaptation, de maladie donc, cause d’élimination ; la santé est obligatoire sous peine de condamnation à l’exclusion !…). Les lois, le système économique, régissent donc nos échanges, malheur à qui ne consent à s’y adapter.
L’homme est alors agent économique, élément du système auquel il participe, mais par lequel il est régi. Posté au carrefour des flux économiques, l’homme est établi sur le circuit de production, le circuit de consommation, le circuit monétaire, etc.
De là se dessinent deux rôles qui peuvent globalement s’équilibrer. Celui qui consiste à faire tourner le système économique et celui qui consiste à en profiter.
Faire tourner le système économique, pour l’agent économique de l’économisme, c’est consentir à en être un rouage, un « acteur » mais un acteur asservi qui n’est d’aucune manière auteur puisque seule la nature par ses lois (économiques) est auteur selon cette logique. L’homme instrument du système économique, et ainsi de la nature qui le produit et au développement de laquelle il participe est, idéalement, cet automate que le robot accomplit dans le modernisme.
En effet, l’homme, toujours naturellement imparfait, trouve sa justification dans un asservissement d’automate au système économique et à ses lois.
Ses imperfections conduisent à lui préférer le robot, travailleur programmable dont le respect des lois qui le conditionnent est largement plus probable. (il y a bien sûr une autre logique pour laquelle les robots ont un autre sens, non pas de substitut de l’homme, de remplaçant ou de prothèse, mais de moyen de ses entreprises).
Lorsque le système économique asservit l’homme, ce qui est dans sa nature dans cette logique, alors c’est un système totalitaire ; ce qui est imparable lorsque le système, l’économie, est le Tout agissant, doué de lois propres qui s’imposent à l’homme.
L’autre disposition vis à vis du système est celle du parasite. Le principe du parasitage consiste à s’ancrer sur un circuit pour, au passage, en prélever la substance, en détourner une partie des flux à son profit. L’agent économique, à la croisée des flux, est bien placé pour les parasiter. Il peut avoir pour entreprise ce parasitage. Dans ce cas, il importe pour lui que le système soit le plus riche possible pour pouvoir prélever son profit au passage. A notre époque beaucoup « d’intermédiaires » ont compris cela, bien placés au passage, ils peuvent détourner une partie du courant des échanges à leur profit. Les fonctions d’intermédiaire sont des plus lucratives.
L’entreprise-système est une entreprise qui, à la fois, s’intègre dans le système économique et en constitue elle-même un sous-système. Elle peut, de ce fait, être asservie à l’économie, sous son entière dépendance ou être parasite du système économique pour en extraire son profit. De même, elle peut asservir des hommes, aliénés au fonctionnement de son système propre et être parasitée par différentes personnes qui en profitent.
Pour l’homme, comme pour l’entreprise, tout est une question de bilan. C’est aussi une question de compte d’exploitation.
– Décompte de l’exploitation pour le système (charges)
– Décompte de l’exploitation du système (produits)
Charges et produits en termes comptables, il s’entend.
Au bilan, cela se traduira en déficit ou bénéfice pour en finir en pertes ou profits. Il s’agit bien, toujours là, de la mesure d’un équilibre des échanges dans un système qui les commande.
Cette comptabilité est le fin mot de la situation de l’homme ou de l’entreprise dans le système de l’économisme. En tant que signe, elle est objet de culte. La monnaie est l’Esprit matérialisé de l’économisme et la comptabilité le rituel identificatoire et le jugement dernier de cette croyance. Les chiffres parlent, les hommes se taisent.
Le primat de l’économie caractéristique du modernisme et de sa logique repose donc sur ce principe que les modalités, l’économie des rapports, conditionnent la société humaine et les relations entre les hommes.
Ce primat de l’économie se traduit notamment en économie politique, conception de la société, de son organisation, de son gouvernement.
On peut distinguer en particulier deux conceptions, de la même famille, selon que l’on accorde la priorité au système économique ou à son parasitage (le profit) comme activité essentielle de l’homme.
Etonnamment, chacune de ces conceptions assigne soit à l’homme soit au système un rôle prééminement inverse de l’activité prioritaire. C’est un système économique peu fiable qui réclame l’assistance nécessaire de l’homme, un asservissement volontaire en quelque sorte.
C’est un système économiquement fort qui, tournant tout seul, peut supporter le parasitisme des intérêts particuliers.
D’un côté, ce que l’on appelle l’économie planifiée veut que l’homme maîtrise l’économie en s’asservissant à ses besoins (logique contradictoire habituelle dans la perspective moderniste).
De l’autre, dans le libéralisme économique, le marché fait la loi, l’homme « libre » n’a pas à le soutenir, impuissant devant les lois économiques fatales. Il n’a rien d’autre à faire qu’à tirer son épingle du jeu, à en profiter, à parasiter le système.
Il est bien évident que des deux côtés existent parasitage et asservissement selon des modalités différentes. On comprend aussi combien un « juste équilibre » entre les deux économies est utile mécaniquement à l’une et l’autre bien qu’insupportable intellectuellement. Toujours dans cette même optique le libéralisme économique a besoin d’hommes asservis au système pour le soutenir et permettre son parasitage. L’économie planifiée a besoin de profits pour justifier la nécessité « provisoire » de l’asservissement (à l’entreprise,au système, à la conjoncture).
C’est comme cela que des chantres du libéralisme se retrouvent demandeurs de subventions, de protection, de soutien des marchés (l’agriculture de façon criante), pendant que les tenants de l’économie planifiée veillent à leurs « avantages acquis », pris sur le système, qui les asservit bien sûr.
Le contrat de travail, dans cette logique, dans ces deux conceptions mêmes est l’échange d’un asservissement et d’un profit, contrat de subordination rémunérée.
Le primat de l’économique, selon les deux versions, donne à la société et à l’état un rôle différent. Dans l’un la société est le système lui-même que l’état établit et que l’économie régit par son concours.
Dans l’autre, la société est aussi le système, système de marché, système économique qui n’a pas besoin d’Etat pour être régi, alors qu’il régule, comme par une « main invisible », les intérêts individuels selon ses lois, lois du marché, lois de l’économie, lois des échanges et donc des interactions économiques.
Au fond, entre ces deux versions d’un même modernisme, la question est de savoir si l’homme a à prendre en charge la régulation et le soutien du système économique ou s’il a simplement à n’y pas faire obstacle et à en profiter. L’Etat d’un côté a un rôle directif, de l’autre un rôle secondaire. Mais, dans les deux cas, l’Etat est asservi aux lois de l’économie, qu’il ait à les soutenir contre les parasitages ou à n’y pas faire obstacle (état libéral). L’entreprise système est la même dans les deux cas, dans sa nature. Elle est cependant dans un cas surtout vouée au service du système économique et dans l’autre destinée à en tirer parti , à en profiter. Cependant, par sa nature, elle tend à se dissoudre en élément du système économique où sa raison d’être se trouve entièrement prédéterminée.
Nous assistons, en effet, au développement d’un nouvel idéal de l’entreprise système où elle se définit par le jeu de ses interactions avec son environnement clients-fournisseurs et comme lieu de circulation et de transformation de flux (flux tendus).
Ces transformations doivent devenir de plus en plus automatiques pour éliminer de plus en plus les paramètres non définis par le système des besoins et des échanges (élimination de la subjectivité et des défaillances humaines ; les défauts). Lorsqu’on arrive à définir un poste de travail comme un lieu d’échange d’information, n ud d’un réseau maillé de circuits d’information, l’autorité de l’homme n’est plus qu’une propriété, utile ou non au système de l’entreprise. Le sujet humain disparaît et, qu’ils y prennent garde, les dirigeants eux-mêmes, pour tout ce qui n’est pas de leur rôle (théoriquement automatisable) de traitement de l’information (les systèmes experts sont là pour ça).
En outre, lorsqu’on prône la plus grande fluidité dans les circuits de production, de distribution, d’information, alors l’entreprise devient transparente en tant qu’entité autonome. Elle n’est plus qu’un maillon d’un système. Les notions de clients, fournisseurs, producteurs disparaissent derrière le statut général d’agents de l’économie (seul le bilan asservissement / profit pourra les distinguer).
La dépersonnalisation de l’entreprise humaine est engagée et l’entreprise totalitaire n’est pas loin.
Voilà ce que l’entreprise-système du modernisme est appelée à devenir : un agent économique, dissous dans le système, servi par des agents économiques de la catégorie humanoïde.
j) La société de consommation
Nous ne pouvons évoquer l’économisme de la tentation moderniste de notre culture sans évoquer la société de consommation. Elle est dans la logique de tout ce qui précède. Consommer, c’est s’incorporer la substance. Lorsque cette consommation n’a d’autre fin que la subsistance humaine en vue de l’accomplissement de son existence, alors la consommation reste réduite à peu de chose par rapport à la société de consommation. Celle-ci exprime une tendance généralisée à « profiter » de tout ce que peut intégrer, ingérer, l’individu : biens matériels, affectifs, imaginaires, etc. que peut lui fournir le système économique.
La consommation est le moteur du système. Elle doit être suscitée. La publicité y joue un grand rôle lorsque ses pratiques sont orientées vers des provocations régressives plutôt que vers la connaissance.
La soif de consommer devient le vecteur de l’activité humaine, injonction du système socio-économique à laquelle il s’agit de s’abandonner. La consommation devient ainsi un asservissement autant qu’une tentative de récupération à son profit dans le compromis habituel. Les décennies d’après la deuxième guerre mondiale ont été, en Occident, largement dominées par cette tendance mobilisatrice de l’élan moderniste, avide de consommer de nouveaux modes de vie, c’est-à-dire de s’y identifier.
Se dévoile ici un mécanisme du système moderniste : l’identification. Il ne s’agit pas comme dans la possession d’identification avec l’avoir mais avec le consommé. L’achat ne vise pas forcément la jouissance d’un bien matériel, mais la participation au mode standard d’existence, même lorsqu’il s’agit d’un standard particulier.
Ainsi les cadres mercenaires de la société de consommation en ont-ils eu comme bénéfice principal l’identification à une norme, tendant à s’ériger en modèle général.
On retrouve ainsi ce principe que l’élément du système se définit (trouve son identité) par le jeu des interactions dont il est l’objet et qui le détermine de façon extrinsèque. Ainsi « être dans le coup », « jouer le jeu », « en être » sont-ils autant de justifications pour répondre aux sollicitations du système économique moderniste. Le sentiment d’exister ne résulte pas d’une valeur personnelle intrinsèque mais d’une adaptation à un système de conditionnement extrinsèque.
Consommer, c’est s’intégrer au système pour y trouver identité, c’est en même temps s’en nourrir (sous tous les plans) comme le parasite vit sur son support et c’est en même temps le nourrir, c’est-à-dire faire vivre le système.La question de l’équilibre se pose à nouveau pour démarquer profiteurs et asservis tous profitant, tous asservis en quelque mesure. La consommation, comme tout processus digestif, suppose élimination.
La société de consommation est bien celle de la pollution, de l’accumulation des déchets. Elle est aussi celle du gaspillage dans la mesure où c’est la valeur circulatoire qui compte plus que la valeur intrinsèque des choses. Celle-ci étant négligée, elle peut être gaspillée à loisir. Il en est des ressources matérielles comme des hommes. Ainsi le « marché du travail » ne fait-il pas appel à la valeur des personnes mais à la valeur d’échange de leur activité à laquelle ils sont réduits par subordination. L’homme est réduit à son acte et lorsque mécaniquement ou logiquement celui-ci peut s’automatiser, l’homme robotisé est facilement remplacé par le robot.
Tout le reste de l’humain est déchet pour le système économique. Le chômage en est le symptôme et ne s’y trompent pas ceux qui le vivent ainsi. La société de consommation, de l’économisme moderniste, se nourrit d’hommes et en rejette l’humanité. La civilisation moderne au contraire est oeuvre de l’homme génératrice d’humanité.
k) La barbarie
Le modernisme, avec son primat de l’économisme de plus en plus généralisé, débouche malheureusement mais logiquement sur la barbarie. Barbarie dont on connaît déjà des échantillons. Barbarie qu’analyse avec une grande profondeur le philosophe Michel HENRY (« la barbarie », éditions du Seuil). L’auteur montre comment le modernisme, expression d’une culture, en nie les racines et absolutise la manifestation, le système au détriment de ce qui est la source : la vie, l’homme comme sujet.
Le nazisme est un autre exemple de cette barbarie. Un système parfaitement organisé, justifié par lui-même, servi par de bons fonctionnaires, a procédé à l’élimination systématique et méthodique de millions de personnes, juifs principalement, mais aussi tziganes et autres inadaptés au système et qui n’y avaient pas leur place.
Méditons sur les « raisons du système » qui, lorsqu’elles ne sont pas soumises au discernement et à la responsabilité personnelle de l’homme, vont dans le sens de sa négation dont l’élimination physique est l’extrémum spectaculaire à la suite de réductions progressives discrètes et complices. Le libéralisme normatif, et l’étatisme totalitaire appliquent la même logique selon deux faces opposées d’un même mouvement.
Cette tendance moderniste est une tentation . Comme on l’a vu, elle veut nous soulager de la responsabilité personnelle et de l’exigence morale. Elle nous soulage en même temps de notre liberté et de notre humanité en en faisant des sous-produits de nos conditionnements.
Cela ne l’empêche pas d’usurper les termes d’une logique du primat de l’homme. C’est pour mieux lui promettre l’indépendance sous condition de son asservissement aux lois de la nature (économique, scientifique ou autres).
Il est clair, sauf pour ceux qui s’y laissent prendre ou en profitent, que ce
double langage est pathogène. Il coupe l’homme de ses racines historiques et ontologiques. Il sépare l’homme de son Etre pour l’inviter à se laisser gouverner par ses propres manifestations, individuelles et collectives, ses intérêts, sa science, son économie, sa réalité, son monde, en les érigeant en systèmes absolus autogénérés.
L’homme réduit au système n’a d’autre issue que de s’y asservir ou d’en profiter ; comme si l’image du miroir venait à gouverner le sujet qui s’y mire. Narcissisme suicidaire dont la tentation ne peut conduire l’homme qu’à fuir sa propre image devenue toute puissante ou à la séduire dans un renversement où toutes les entreprises humaines sont mortelles.
C’est pour cela qu’il faut alors oublier qu’il s’agit d’entreprises humaines pour en faire des nécessités économiques, réponses aux besoins du marché ou de la société, ce qui revient strictement au même.
La barbarie moderniste est toute entière dans ce rêve fou qu’Aldous HUXLEY a stigmatisé dans le « meilleur des mondes ». C’est bien ce meilleur des mondes qu’elle nous promet, celui où l’eugénisme n’est plus tout à fait la fiction du roman de HUXLEY. La production d’hommes en fonction des besoins de l’économie, production in vitro avec dégradation des embryons destinés aux fonctions d’asservissement est tout à fait équivalente à celle de la production d’embryons destinés à être surdoués par leur paternité génétique sélectionnée chez des prix Nobel. C’est déjà à l’ oeuvre. Il est difficile de différencier ce qui est réel progrès de l’humanité dans la propre maîtrise de son existence et ce qui est propension à la logique moderniste dont la fiction machinique est la préfiguration. L’homme servant les mécanismes du mégasystème par lequel il est lui-même machiné, honorable fonctionnaire de la déshumanisation. Quelques uns chez nos biologistes pressentent la direction engagée et ont le courage de s’y refuser.
ORWELL, avec son roman 1984 nous a montré l’une des figures possibles du système gouverné par le grand ordinateur « Big Brother ». Quand des professionnels de l’informatique se mettront-ils à discerner la logique de ce qui se prépare, y compris dans le miroir inversé de l’indépendance individuelle intégrée dans le réseau des télécommunications grâce à la micro informatique ? Bruno LUSSATO est de ceux qui pressentent ce qui est à l’ oeuvre (« Bouillon de culture » 1987, éditions Robert Laffont).
Le modernisme, comme alternative de l’Occident est une entreprise de déshumanisation. Elle est cependant une entreprise narcissique et séduisante dans laquelle l’homme occidental peut se mirer et s’admirer, n’expliquant que par son imitation le succès du Japon ou d’autres pays orientaux.
Il présente cependant un avantage, c’est sa vision globale de la réalité. Il se trompe radicalement sur le sens de cette réalité. Si le sens de cette réalité de l’homme est le conditionnement de l’homme alors le sens de la vie humaine se perd en pur métabolisme fonctionnel de participation au jeu du système, au jeu des lois naturelles. L’enjeu en est l’annihilation de la personnalité humaine ; l’égo instrument de destruction de soi et d’élimination de l’égo. Par contre si la réalité et ses systèmes sont compris, dans un autre sens, comme manifestation de l’humanité de l’homme, alors tous ces systèmes le servent, non pas comme des opérateurs mais comme des témoignages de son humanité.
L’édification du système du monde, d’une économie, ne valent que comme expression symbolique de l’engagement mutuel des personnes humaines, engagement de l’accomplissement universel de l’humanité. Tel est le rôle de l’entreprise humaine dans la civilisation moderne dont nous allons maintenant repérer la perspective à contre sens de la tentation moderniste.