L’Europe et le commerce des valeurs
L’Europe n’est pas prédéfinie par des frontières, une capitale, une cadre juridique, une langue. C’est une culture, une culture des cultures, une culture humaine, c’est à dire qui a ses racines en l’homme et ses expressions quelque part dans le monde et dans l’histoire. Le commerce des valeurs est la nature des liens propices au tissage d’une Europe des valeurs culturelles. Conférence Novembre 1989
Il est convenu aujourd’hui que nous allons tous avoir à participer à l’Europe, à nous intégrer dans la construction européenne. Il est clair aussi que les termes « Europe 93 » sont devenus incantatoires à tel point qu’on ne sait plus très bien s’ils participent d’un rituel pour faire tomber une pluie de bienfaits miraculeux ou d’une pratique d’exorcisme pour chasser ces démons d’étrangers qui se pressent aux lignes Maginot frontalières qu’on s’apprête à leur ouvrir bêtement. Pour d’autres, l’Europe c’est déjà une réalité : des normes, des règles, des accords, des alliances, des combats, des échanges et autres péripéties.
Il est rare néanmoins que l’on rappelle qu’au delà du marché unique et d’une économie matérielle il en va d’un projet plus large: la constitution ou la reconstitution d’une communauté de destin. Il en va avec la construction européenne de la contribution au réveil et à l’affirmation d’une identité européenne, de la participation à une culture européenne.
Il est tout à fait possible d’ignorer ce fait et de se laisser porter par les courants quelquefois contradictoires qui forgent nos usages et nos idées à notre insu. Nous pouvons alors feindre d’en être les organisateurs, nous n’en sommes que les acteurs, marionnettes ou jouets d’un moment de l’histoire. Nous pouvons aussi assumer ce titre de responsable que les uns ou les autres aimons à porter. Alors nous ne pouvons échapper à quelques questions.
L’Europe, en quoi cela consiste, pourquoi y participer et comment le faire de façon féconde et fructueuse ?
En définitive, l’Europe quel sens cela peut-il avoir pour nous et dans quel sens devons-nous l’aborder ?
Vous le verrez, une meilleure appréhension de la culture européenne et de sa vocation singulière ouvrira à des perspectives inattendues et à une méthode pratique pour participer à cette grande aventure qui est en même temps une grande uvre où nous avons tous un rôle à jouer.
Pour participer à l’Europe soyons européens. Pour cela, il nous faut comprendre et reconnaître ce que sont les traits de caractère de la personnalité européenne. C’est ce qu’éclaire une étude de cohérence culturelle à laquelle nous avons procédé il y a plus d’un an. Il en ressort une plus grande profondeur de discernement et une plus grande richesse de compréhension de ce qu’est l’originalité fondamentale de la culture européenne et ce que sont ses tendances, pour le meilleur et pour le pire.
Je n’en donnerai ici qu’un aperçu simplifié traduit en quatre tendances de caractère qui supportent chacune une vision, une attitude, et un type de comportement vis-à-vis de la construction européenne. Si nous voulons être européen alors il nous faut reconnaître en nous ces tendances d’européens et autour de nous leur déploiement dans la réalité d’aujourd’hui.
J’ai choisi de commencer par les trois qui pour moi sont les moins sympathiques pour finir par celle qui exprime la véritable vocation de la culture européenne.
J’en développerai alors les caractéristiques pour déboucher sur les exigences et les promesses que cette vocation européenne nous propose.
1 – Il y a une Europe qui se croit et se veut l’unique civilisation. Elle ne supporte pas les autres et tout étranger est une menace pour elle. Son drame, c’est d’être peuplée d’étrangers qui portent l’inquiétude au cur même de la forteresse dominatrice qu’elle rêve toujours de rebâtir. Cette Europe, ou plutôt ce trait de caractère d’européen, Edgar MORIN, l’a très clairement stigmatisé.
Dominant il y a un demi siècle, il est toujours présent et toute montée de l’Europe le réanime avec son expression politique, sa xénophobie passionnelle et banalisée et bien des événements ou manifestations qui ont l’Europe et sa culture comme toile de fond, où se joue un rapport aux autres et singulièrement à l’étranger.
Je souligne ici que ces deux termes « autre » et « étranger » ont même racine.
Si nous voulons être européens dans cet esprit alors dépêchons nous d’ériger nos forteresses, les envahisseurs sont proches, armons nous pour de nouvelles croisades. Le voisin est notre premier ennemi. On entend effectivement ici et là le cliquetis des armes et la terreur exploser en manifestations désespérées et bien souvent suicidaires.
2 – Une alternative à cette sorte de paranoïa culturelle c’est le développement d’une supra organisation qui réglemente et normalise l’ensemble des rapports sociaux, économiques, juridiques, culturels, etc… L’Europe de la rationalisation et des structures ne cesse de tisser sa toile idéologique, fiscale, administrative de façon à ce que l’ensemble des affaires européennes soient régies par les mêmes procédures.
Il y a alors de la place pour tous du moment que les mêmes règles du jeu sont appliquées partout.
Nous, européens, avons cette tendance à tout rationaliser, tout organiser, tout réglementer et effacer comme cela les différences qui nous gênent. Les français excellent tout particulièrement à ce jeu. Pour être européen une seule règle : être conforme aux normes européennes. Déjà les certifications industrielles sont en route. A quand les certifications pour l’école, la cité, l’administration et l’ensemble des professions ? La recherche d’équivalence, si elle est saine sous un autre angle, peut déboucher sur une uniformisation généreuse mais dépersonnalisante.
Faut-il abandonner son originalité culturelle et ses valeurs propres pour épouser un standard européen. On a quelquefois tendance à la croire et certains n’imaginent pas d’autres voies.
3 – Dans tout caractère, il y a des contradictions et la culture européenne n’y échappe pas. A l’inverse de la tendance précédente, l’Europe est le territoire d’éternelles rivalités. Qui dit marché unique dit champ de bataille élargi et aussi camp européen dans la mêlée mondiale. L’Europe des puissances désignait encore au début du siècle cette Europe des nations rivales, partout s’alliant les unes contre les autres au gré des opportunités mais toujours d’accord pour se partager les territoires et les richesses du monde, à condition d’être chacune privilégiée. Le dogme économique de la concurrence transpose dans le même esprit la rivalité des nations en rivalité des puissances économiques. Le même scénario se renouvelle aujourd’hui avec les grandes manoeuvres financières où seule la règle du jeu belliqueuse sert d’éthique et de système de valeur.
Si nous voulons être européens dans cet esprit alors repérons notre camp, constituons nos armées, cherchons des alliés provisoires et exerçons notre puissance les uns contre les autres et que le meilleur gagne. Il n’y a aucune volonté totalitaire dans cet exercice mais un goût invétéré pour la bagarre et les gloires éphémères.
4 – Il y a enfin une quatrième façon d’être européen différente des deux précédentes et radicalement opposée à la première. L’Europe c’est la synergie des valeurs différentielles. Sa chance c’est la diversité, l’étrangeté des différences toujours à découvrir pour de nouvelles fertilisations croisées. Croisons alors nos talents, nos valeurs, plutôt que de nous croiser contre les autres.
Au Moyen Âge, marchands et savants tissaient les liens d’une civilisation dont la richesse s’enracine dans l’histoire et dans l’espace.
L’Europe est la culture des droits de l’homme mais aussi celle des valeurs de la personne et ces valeurs ne valent que lorsqu’elles sont conjuguées, investies dans des ambitions communes qui respectent les singularités, engagées en concourance.
L’Europe a cette vocation, cette valeur, ce talent: Savoir trouver une unité d’esprit et d’ambition respectant la diversité des particularités. Savoir conjuguer les personnalités, les cultures, les règles pour dégager une richesse nouvelle de leur synergie.
Etre européen, c’est alors participer à cette vocation. Il y a pour cela une méthode et un modèle :
Le commerce des valeurs et l’entreprise de concourance.
Je vais développer plus précisément ces deux aspects du déploiement d’une vocation européenne de nos organisations, nos entreprises et nos cités.
Tout d’abord le commerce des valeurs.
On a trop souvent ,dans les années passées, assimilé le commerce à la vente, la relation commerciale à la transaction matérielle. Or, s’il ne peut y avoir de vente sans un minimum de commerce, il peut très bien y avoir commerce sans y avoir vente.
Le commerce c’est d’abord l’établissement d’une relation entre des partenaires qui ont à faire affaire ensemble. Quelle affaire ? Mais de toute nature! Economique, pédagogique, sociale, philosophique ou artistique par exemple.
D’une manière générale le commerce entre des partenaires est cette relation où les richesses de l’un concourent au projet de l’autre et réciproquement. Dans la perspective de la vocation européenne, le commerce au sens le plus noble du terme est cet immense travail relationnel qui consiste à tisser la trame des rapports entre des « porteurs de valeurs »: des nations, des régions, mais aussi des professions différentes. Le commerce des valeurs consiste alors à faire se reconnaître et s’apprécier les valeurs réciproques de façon à les investir dans quelque projet commun.
Ainsi les cités ont à engager un « commerce des valeurs » avec d’autres cités, des institutions avec d’autres institutions, des entreprises avec d’autres entreprises, mais aussi des entreprises, des cités avec des institutions et même avec des personnes.
En quoi consiste le commerce des valeurs qu’il faut maintenant réhabiliter ?
D’abord à connaître ses propres valeurs, non pas celles stéréotypées et infantiles que la publicité ne manque pas de suggérer, le plus fort, le plus beau, le plus intelligent, etc. mais celles authentiques dont la profondeur et l’originalité font l’attrait pour les autres.
Il faut cesser d’adopter les identités factices, masques qui ne trompent personne, pour apprendre à reconnaître l’originalité et la singularité de la personnalité culturelle de chaque groupe humain. Il en va de même pour les autres. Connaître leurs vraies valeurs implique de se débarrasser des grilles réductrices qui pervertissent notre regard.
C’est aux nouveaux commerciaux d’apprendre à connaître et reconnaître ces valeurs. C’est à eux enfin de les mettre en relation, de chercher à conjuguer les valeurs en entreprises mutuelles, riches de leur synergie grâce à leurs différences.
Le commerce des valeurs débouche sur le métier le plus important de la construction européenne. Non seulement vis-à-vis des autres nations mais aussi à l’intérieur de nos propres frontières.
Le commerce des valeurs est aussi un art européen des relations:
– avec des clients dont on se soucierait de connaître les valeurs et de faire reconnaître les siennes,
– avec des fournisseurs dans le même souci,
– avec tous les partenaires dans la vie de la cité dont la reconnaissance mutuelle des valeurs réclame une compétence d’analyse et de sensibilité alliée à une médiation qui sache faire fructifier les conjugaisons.
Si on comprend ainsi la compétence commerciale, alors c’est tout le champ relationnel qui doit faire l’objet d’une maîtrise professionnelle nouvelle, d’un nouveau métier qui doit retrouver ses lettres de noblesse en se souvenant peut-être de la contribution de ses prédécesseurs dans le développement d’une civilisation européenne au Moyen Âge.
L’entreprise de Concourance
Je vais vous entraîner à considérer une hypothèse qui paraîtra peut être incongrue à certains. Imaginons qu’il y ait dans une entreprise un consensus entre l’ensemble des partenaires pour concourir à un projet commun en même temps qu’une cohérence entre les projets particuliers de chacun.
Ainsi personnel, clients, fournisseurs, engagés dans un commerce des valeurs réciproques, établiraient une relation de concourance à partir de leurs talents et aspirations particulières. L’unité de projet de l’entreprise résulte alors de la concourance des projets de partenaires autonomes.
L’entreprise de concourance est le modèle qui correspond à la vocation européenne : unité d’esprit et d’ambition, diversité des talents et valeurs conjuguées.
De même une entreprise avec son projet et ses valeurs ne peut manquer de concourir avec d’autres entreprises à des enjeux majeurs, par exemple des enjeux économiques, commerciaux ou des enjeux de développement local ce qui fait qu’un réseau de concourance peut, au fond, être constitué, de personnes, d’entreprises, d’institutions, de collectivités, d’administrations, d’associations, etc. C’est à cette sorte d’engagement mutuel que nous invite la vocation européenne : une société de concourance avec une économie de concourance et des entreprises de concourance.
Tout ceci est déjà à l’oeuvre. Il faut savoir le voir et quitter encore une fois les lunettes qui nous aveuglent en nous faisant croire qu’il ne peut y avoir que conflits d’intérêts ou attitudes défensives comme seules possibilités.
Les réseaux de concourance existent. Faites donc le point des relations utiles, des concours réciproques, des projets partagés que vous entretenez autour de vous.
L’intégration européenne réclame le développement de tels réseaux de concourance. La vocation européenne nous propose ce nouveau modèle de l’entreprise de concourance aussi bien pour les institutions et les cités qui ont à coeur d’entreprendre leur devenir. Le commerce des valeurs est l’activité majeure qui permet un tel développement. Cela réclame un nouveau métier et de nouvelles pratiques.