La raison a-t-elle toujours raison
Dans une civilisation des représentations dominée par la raison, dans un pays qui a voulu en faire une religion alternative et y a fondé bien des institutions qui existent encore, la remise en question de la raison est fort délicate. C’est surtout la « suffisance » de la raison qu’il faut mettre en cause à l’époque où une nouvelle mutation de l’humanité engage vers d’autres horizons. Aussi bien en d’autres temps l’emergence de la raison a-t-elle été un progrès de l’humanité autant l’émergence du Sens est-elle maintenant décisive pour l’avenir. La Raison va se trouver la servante du Sens et non la maîtresse des vérités. Ceux qui y ont construit leur domination n’y verront qu’inconvénients.
De nos jours le qualificatif de « rationnel » est souvent
garant de vérité certaine. L’irrationnel est rejeté
par quelques-uns alors que d’autres y trouvent une logique. Qui
a raison ? Mais est-ce qu’avoir raison est rationnel? Certains
totalitarismes, certains terrorismes implacables semblent être
le pur produit d’une raison, commune pour les uns, folle pour
les autres. Des rationalistes nient toute transcendance au nom
de la raison alors que d’autres en appellent à la raison
pour découvrir un au-delà en l’homme, en un Dieu
ou un Soi universel. La révolution française dans
le feu des passions a déifié la Raison.
Y-a-t-il toujours une raison pour justifier l’existence ou le
devenir des choses ? La rationalité est-elle simplement
la mise en évidence des ratios, rapports entre les choses
? La raison est-elle seulement celle du plus fort?
Autant d’indices, de questions qui montrent que la définition
de la Raison ne tombe pas sous le sens. Il faut se rendre à
la raison, la raison n’a peut-être pas de sens.
C’est bien la question qu’il nous faut traiter pour raison garder,
quel est le sens de la raison ou plus précisément
quels en sont les sens.
En effet, et c’est l’éclairage de la théorie des
Cohérences, la Raison, comme toute chose, a plusieurs
sens et selon chacun de ces sens, elle engage une vision, un
rapport au monde tout-à-fait différent qui intervient
dans le processus de connaissance lui-même.
Nous examinerons d’abord deux alternatives où la notion
de Raison s’inverse à chaque fois.
La raison peut être le rapport à un principe originel.
La raison d’exister c’est l’être. La raison du discours,
c’est celui qui s’exprime. Ce qui à une source, une origine
a donc une raison d’être.
A l’inverse, la raison peut être conçue comme une
norme de référence, une règle, et la conformité
est alors critère de rationalité. La raison est
ce qui explique, la règle explicative identifiée
dans une réalité.
S’opposent ainsi une raison essentielle et une raison abstraite.
Dans la seconde alternative on trouvera d’abord la raison comme
enchaînement logique. Un ensemble de rapports, d’articulations
entre des éléments, conduisent d’un point de départ
à un point d’arrivée selon un cheminement déterminé.
Voilà ce qu’est la raison. A l’inverse la raison est le
lien binaire entre une cause et un effet, une action et la réaction.
La Raison est ici fatale, c’est un rapport obligatoire, univoque.
Chaque chose a une raison, et une seule, et trouver la cause
c’est trouver la raison.
Ici s’opposent une raison orientée qui est cheminement
progressif dans une direction, à une raison binaire cause-effet
qui est réduction du second à la première.
Mais à partir de ce couple d’alternatives, on peut trouver
quatre conceptions majeures de la raison qui sont toutes divergentes
et lourdes de con-séquences.(cf. carte de cohérence).
Tout d’abord il y a la raison-domination
, celle qui s’impose, celle du plus fort. C’est l’expression
d’un principe qui en est la cause absolue. La raison est la marque
de la puissance, de l’arbitraire. Elle ne vaut que parce qu’elle
se dit indiscutable et ne se livre bien sur à aucune critique
ni à aucun discernement. Communément ce sont les
« bonnes raisons » qui viennent justifier et cautionner
les positions empiriques que nous prenons. Il est du même
coup possible d’arguer de multiples raisons même contradictoires
du moment qu’elles confirment la position à défendre
ou à imposer. Une raison délirante, fantasmatique
peut très bien être déployée alors
dans ce procès d’auto-justification. De toute façon
la raison ne vise qu’à avoir le dernier mot et elle peut
emprunter tous les artifices pour arriver à ses fins.
Il y a ensuite la raison-naturelle . Les éléments
de la nature sont constitués et articulés selon
des rapports dit naturels. Ces liaisons ou corrélations
sont érigées par la science au statut de lois.
Le formalisme mathématique explique les choses en référence
aux lois qui en sont la cause déterminante.
La rationalité est donc la loi de la nature, raison naturelle
en même temps qu’elle est abandon à l’évidence
de ces lois. Se rendre à l’évidence c’est se rendre
à la raison , aux raisons qui sont l’évidence de
ce qui est, positivement. Il n’y a dans le monde que des raisons
évidentes que seules les défaillances (provisoires)
de la raison humaine lui cachent malignement. La raison naturelle
est déterministe et la déraison serait pour elle
de ne pas y croire.
La raison-rationnelle , celle du rationalisme
est conçue comme le parcours d’une série d’articulations,
un cheminement logique donc, mais qui est normatif, en référence
avec une raison première, idéale, type.
Le raisonnement est l’identification des rapports, enchaînés
progressivement, qui amènent au but, à la conclusion,
par déduction.
La structure ordonnée et finalisée est la référence
même qu’il y a lieu, soit de parcourir pour construire
pratiquement et rationnellement, soit de découvrir pour
comprendre théoriquement et rationnellement. La raison
est à la fois le modèle à suivre ou à
découvrir et l’instrument de cette opération.
Le rationalisme érige la raison en modèle logique
comme les marches d’un escalier idéal dont l’homme a à
découvrir et parcourir les degrés. Se faisant il
progresse vers la perfection.
La raison rationnelle est chemin de perfection, c’est-à-dire
conformation à un idéal parfait qui détermine
le parcours pour l’atteindre.
La raison rationnelle se distingue de la raison naturelle par
son caractère de cheminement logique, de progression alors
que l’autre est plus simplement « corrélation établie »,
loi fatale. Elles se rejoignent néanmoins autour de leur
caractère normatif, formel qui font de la raison un primat
que, par abstraction, l’homme a à identifier et à
suivre. La raison domine l’homme qui doit lui être assujetti.
Enfin nous définirons la quatrième raison, comme
raison-symbolique . La raison symbolique est de la famille
des cheminements logiques mais aussi de celle qui exprime un
principe. Le principe est ici le sens, transcendant à
la raison, vecteur selon lequel se manifeste l’ordre rationnel.
La raison symbolique est une actualisation symbolique dont la
structure ordonnée est significative.
La raison n’est pas un chemin qui mène à la perfection
mais un signe structuré qui révèle le sens
qu’il exprime.
Il y a alors autant de rationalités que de sens, chacun
étant le principe d’un ordre logique particulier qui le
révèle.
C’est l’illustration que nous venons d’en faire. Chaque sens
de la carte de cohérence, représentée et
parcourue ici, se traduit par une type de rationalité
dans laquelle s’inscrit une conception de la raison et donc un
rapport (ratio) aux choses, au monde, à l’homme qui en
révèle le sens.
Cette révélation néanmoins suppose une lecture
symbolique telle que, derrière la raison, c’est toujours
le sens qui est à discerner.
La raison symbolique ne se veut ni la cause, ni le modèle
de quoi que ce soit mais au contraire l’expression révélatrice
par laquelle le principe et la direction se manifestent. La raison
symbolique est le témoin du sens et le sens est en l’homme,
le sens est l’homme dans son Instance transcendante.
C’est pour cela que la raison, cette raison là, est raison
humaine, le propre de l’homme. Il n’est pas un « animal rationnel »
mais un être de sens dont l’existence est rationnelle,
de multiples rationalités dont le choix lui incombe et
qui réclament discernement.
Le discernement est différenciation des sens donc des
rationalités et des raisons. La raison ne permet pas le
discernement mais elle est objet de discernement.