La décentralisation
La décentralisation apparaît comme un enjeu de conflit. Il s’agit effectivement d’un conflit entre le Sens d’une mutation et la caricature construite pour préserver une autre logique. Un tel changement de Sens réclame des méthodes appropriées dont on ne voit guère la science se manifester. Dès lors la pédagogie spécifique à un tel changement de Sens étant absente on ne voit pas comment elle pourrait réussir, sinon de façon inattendue. A suivre…
Les observateurs éclairés
ont bien perçu comment le "mouvement du monde"
et l’attitude de l’Etat français vis-à-vis du territoire
divergeaient.
Une première analyse montre que
le mouvement d’ouverture à la mondialisation s’accompagne
d’une recherche de plus grande autonomie des personnes et des
communautés humaines.
A la différence de l’individualisme
qui s’accommodait d’une société encadrée
intellectuellement, moralement, administrativement, l’autonomie
qui émerge est d’un autre ordre. Elle s’assortit d’esprit
d’initiative, entreprenant, d’esprit de projet et aussi d’une
plus grande responsabilité vis-à-vis des affaires
communes, "citoyenne" si le mot n’avait pas été
si galvaudé.
C’est pour cela que le territoire ne doit
plus être vu comme un simple découpage administratif
qu’il s’agit d’administrer: Ordre public et gestion des choses.
Si, dans cet esprit nouveau, les communautés
territoriales de tout niveau sont considérées alors
le politique reprend Sens. Il se réfère à
la cité, c’est-à-dire non pas seulement la ville
mais la communauté, une communauté de devenir,
une unité politique dont on peut envisager le bien commun
et aussi la participation à d’autres communautés
de communautés.
Les assemblages communautaires n’appartiennent
pas à la même logique d’inclusion exclusion que
les découpages territoriaux. Une communauté politique
peut être formée de communautés politiques
(ex : Communautés inter communales) et participer à
des communautés plus larges (département, région,
nation, Europe, monde…). C’est vrai à toutes les échelles.
La décentralisation telle qu’elle
se présente aujourd’hui vise à redonner aux collectivités
et singulièrement aux régions les bases juridiques
d’une plus grande autonomie rejoignant ainsi bien d’autres pays
qui ne sont pas abîmés dans le chaos pour autant.
Il faudrait un bien grand mépris
des français (l’exception culturelle ?) pour affirmer
que cela ne peut pas marcher en France sans l’emprise tutélaire
de l’Etat. Et pourtant, c’est la théorie implicite qui
régnait jusqu’ici. Il est vrai que l’Etat est alors une
entité à géométrie variable. Tout
le monde parle au nom de l’Etat, se dit l’Etat.
La distinction est à faire entre
un Etat de service, (service des personnes et des communautés
humaines et non pas service du service public ou service de l’Etat
s’arrogeant d’incarner le "bien commun universel" dit
l’intérêt général) d’une part et un
Etat tutélaire qui pense, qui sait, qui réglemente
– juge et partie – d’autre part.
Dans un pays de Raison et de Droit la condition
juridique, constitutionnelle, législative, réglementaire
parait incontournable. C’est l’oeuvre entreprise dès maintenant.
On peut penser qu’elle prépare une restructuration fondamentale,
redéfinition des rôles des uns et des autres, redéploiement
des "compétences" et des finances.
Cependant si cette condition est nécessaire,
elle n’est pas suffisante.
En effet depuis combien de temps l’attitude de l’Etat est-elle
là même? plusieurs décennies, plusieurs siècles?
En tout cas c’est le pays tout entier et
ses représentants politiques qui, sur le terrain, vivent
sous ce régime. La normalisation comme condition d’unité.
La tutelle de l’Etat comme condition de l’ordre et du bien public.
Si l’ouverture au monde, à l’Europe
par les échanges, les communications, les déplacements
ont permis d’autres conceptions, l’immense majorité du
personnel territorial a été éduqué,
formé, formaté dans ce régime.
Il faut donc prendre garde au fait que
nombre de représentants politiques, locaux et territoriaux
ne savent pas penser ou agir sur leur territoire en dehors des
procédures de l’Etat. Y a-t-il eu récemment un
mouvement d’intercommunalité spontané en dehors
des lois récentes? La Datar constate que ni les pays
ni les communautés d’agglomération n’ont su se
doter d’un véritable projet. Les régions, pour
beaucoup (sauf exceptions) n’ont pas su résoudre le problème
de leur identité collective. La prospective territoriale
est dans l’ensemble d’une grande faiblesse.
Le grand jeu a trop souvent consisté
à mettre en scène l’incompétence des politiques
locaux (ou pire) démontrant ainsi le caractère
indispensable d’une telle de l’Etat qui ne disait plus son nom.
La dépendance intellectuelle, technique, financière,
administrative favorise la perpétuation de ce scénario.
Combien d’études l’Etat a-t-il financé sous réserve
d’en tenir le contrôle?
Les projets et politiques territoriaux
sont encore conçus comme l’application de procédures
administratives. Il est par exemple patent qu’en l’absence de
toute expérience, les problèmes d’urbanisme, d’habitat,
de déplacement son renvoyés à un futur SCOT
au lieu d’entreprendre de penser les problèmes et des
solutions nouvelles.
Les élus qui s’y exercent sont démunis,
le personnel des services territoriaux et les bureaux d’études
extérieurs sont souvent formés au conformisme technico-administratif,
pas à l’initiative, à la créativité,
à l’autonomie. De ce fait des questions de fond ne sont
presque jamais traitées.
– Comment une collectivité territoriale
forme-elle une communauté humaine, une communauté
de destin, une communauté de projet ?
– Comment se constitue une identité collective (non plaquée)
à partir d’une histoire telle qu’elle est, tant pour l’interne
que pour l’externe.
– Comment des communautés territoriales de différents
niveaux se conjuguent-elles pour former d’autres communautés
(communautés de communautés).
– Comment des communautés territoriales gèrent-elles
le champ de leurs relations extraterritoriales.
– Comment identifier, qualifier,l’originalité culturelle,
les potentiels, la vocation propre à chaque communauté
territoriale.
– Comment articuler identité et projection dans l’avenir
(projet). Sens du bien commun et ambition communautaire, politiques
communautaires et gouvernance?
– Comment intégrer, enfin la mutation de civilisation
dans laquelle nous sommes engagés au travers de multiples
crises de passage qui touchent tous les secteurs de la vie collective.
Toutes ces questions mettent en évidence
deux obligations :
– L’une est la constitution d’une pensée
nouvelle du politique et des communautés territoriales
assortie des méthodes et des pratiques appropriées.
– L’autre est la formation du personnel
politique et technique en charge du bien commun à une
approche plus éclairée des phénomènes
communautaires et aux méthodes de l’action publique s’appuyant
sur "l’intelligence collective" et les dynamiques communautaires.
La première obligation trouvera
avec les concepts et les méthodes de l’humanisme méthodologique
matière à alimenter la réflexion et l’action.
La seconde est justement la deuxième
condition de réussite de la décentralisation.
En effet si les mêmes réflexes
mentaux, les mêmes modèles intellectuels, les mêmes
conceptions de l’action perdurent alors il n’y aura toujours
pas de projets territoriaux et les représentants politiques
des territoires en viendront à susciter le rétablissement
d’un "ordre des choses" auquel ils ont été
formés.
Réagir aux excès de l’Etat
dans un monde en plein mouvement ne suffit pas à établir
une "compétence politique" qui ne peut se résumer
à l’appropriation des prérogatives, modèles
et savoir-faire de l’Etat mais exige de s’inscrire dans les conditions
nouvelles du monde d’aujourd’hui et de demain.
Etre visionnaire, saisir les profondeurs
de l’âme communautaire, savoir imaginer le positionnement,
la vocation originale d’une communauté territoriale, le
traduire en ambition et en projet partagé, mobiliser les
dynamiques humaines dans le Sens du bien commun et ce dans tous
les secteurs de la vie collective telles sont les exigences qui
conditionnent la réussite de la décentralisation
pour ce pays. Le chantier est encore devant nous.