La crise, quelle crise?

La mutation, souvent considérée sans être comprise, s’accompagne de troubles qui perturbent la vue de ce qui est en jeu. Une succession de crises, dont on sent bien qu’il s’agit de crise de civilisation, ne cesse de focaliser l’attention sur des symptômes, masquant l’essentiel. C’est à une crise des représentations suivie de crises de Sens que nous assistons. En écho, toute les crises anciennes sont réactivées.

En chaque chose il faut discerner le Sens, le meilleur. Sens pour comprendre, Sens pour (s’) orienter, Sens pour (s’) engager. Crise du Sens ! Sens de la crise : nous voilà au coeur du sujet.

Nous sommes depuis plus de 20 ans (1973) en temps de crise permanente, crise monétaire, crise du pétrole, crise de l’énergie, crise économique, crise morale, crise de civilisation, crise du lien social, crise de Sens.

Devant un phénomène d’une telle amplitude, il est bien évidemment judicieux de comprendre ce que crise veut dire, comprendre un tel phénomène. L’effondrement du bloc soviétique avec la figure du mal qu’on voulait bien lui faire supporter a brisé derechef la figure du bien complaisamment portée par l’autre camp, tout habillé ainsi d’une vocation qui lui donnait finalité et légitimité. Pas de problème d’orientation, cap à l’occident. C’était avant.

Quand à l’engagement, l’individualisme hédoniste et narcissique semblait être le fin mot de tout intérêt et de tout mobile, gage de liberté, loi dernière du libéralisme entreprenant. C’était dans les années 80… avant la guerre du Golfe.

Nous sommes bel et bien en crise de Sens et le discernement parait cruellement manquer. Alors où commencer, où chercher le Sens de la crise et de la notion même de crise qui persiste à s’imposer à nous malgré la diversité de ses visages. Il est judicieux d’interroger les savants sur l’antériorité de la notion de crise et l’ausculter dans tous ses états. Il est particulièrement intéressant de se tourner radicalement vers la question du discernement des Sens de la notion de Crise, Sens de la crise que nous éprouvons.

La théorie des Cohérences Humaines va directement à la racine humaine des choses pour y trouver les Sens. Elle doit pour cela renouveler la question du Sens et la situer au centre de la nature humaine où l’homme, porteur de Sens, donne Sens aux réalités qu’il réalise comme siennes. C’est là le coeur du sujet humain, le coeur du sujet de la crise.

Cette lecture peu conventionnelle nous conduira à trois moments décisifs :

1) Discerner les Sens de la notion de crise et déterminer le meilleur Sens pour comprendre, (s’) orienter et (s’) engager, c’est-à-dire faire de la crise un passage décisif.

2) Reconnaître la nature spécifique de cette crise comme étape de maturescence dans l’évolution humaine. Elle remet tout en cause et réveille d’autres crises en écho.

3) Découvrir les enjeux de la crise au travers d’une crise des représentations sur lesquelles est édifiée notre civilisation. Elle ouvre sur une crise du Sens… qui elle-même débouche sur un âge du Sens après l’âge de Raison.

En voilà déjà un exercice. Voyons comment le discernement des Sens de la notion de crise nous fait pénétrer au coeur d’un phénomène de grande portée humaine et donc de grande importance pour l’humanité dans le monde actuel.


1) SENS DE LA NOTION DE CRISE


Le discernement des Sens peut se pratiquer par différentes voies. L’une d’entre elles est l’emploi d’une carte des Sens ou carte des Cohérences. En effet, on peut reconnaître à chaque chose, la possibilité d’être envisagée en plusieurs Sens. Chacun de ces Sens l’inscrit dans une cohérence logique et dynamique avec un contexte où elle se place.

Ainsi chaque Sens de la notion de crise va avec une certaine conception du monde, de l’homme et des affaires humaines. Il oriente vers une certaine perspective et engage à y placer ses attentes et ses investissements.

L’analyse de cohérences que nous ferons ici sera bien superficielle eu égard aux horizons entrevus mais exercera le lecteur à une confrontation à la pluralité des Sens, leurs implications et la question de l’importance décisive du choix… épreuve même de la crise de Sens.

Chaque vecteur, comme sur une boussole, représente un Sens dont nous sommes l’aiguille qui s’oriente selon le bien que nous y recherchons.

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Examinons d’abord les deux Sens opposés sur l’axe vertical.

Vers le bas :

Une crise et un effet de rétablissement brutal, la sanction d’une tentative d’écart ou d’une dérive. Elle vient comme un mal nécessaire, un rappel à l’ordre. La crise est une perte de contrôle subie pour s’être sans doute éloigné de l’ordre naturel des choses. C’est une affaire de tectonique avec son côté catastrophe naturelle et donc fatale.

Vers le haut :
Une crise est un passage critique où se situe un enjeu de dépassement. Le franchissement d’une étape réclame une volonté, un repérage, une orientation vers le progrès. La crise est ce moment où, pour progresser, il faut savoir renoncer, moment difficile où sont sollicités les capacités humaines.

Maintenant l’axe horizontal.

Vers la droite :
La crise est un état de désordre transitoire qui rompt avec la normalité. Cette situation a-normale est le fruit d’une défaillance dans l’ordre des choses que la crise stigmatise. Elle est cependant destinée à être résorbée par l’établissement d’un nouvel ordre.

Vers la gauche :
Une crise est une épreuve décisive. Il y a là un enjeu et son issue prête à conséquence. Elle détermine l’avenir. L’épreuve est décisive parce qu’elle touche à l’essentiel. Elle est en quelques sortes initiatique. Le meilleur et le pire s’y côtoient.

On s’attardera plus particulièrement sur quatre Sens repérable sur les diagonales qui conjuguent les axes précédents.

En bas à gauche : La crise de possession

On peut assimiler la crise à une sorte de catarsis. La crise est comme une éruption, effet de puissances qui se combattent. La crise est sensée être libératoire, si on en réchappe. Mouvement d’humeurs, violence, la crise est aussi le terrain du conflit et aussi du combat contre le mal, par le mal. C’est bien sûr le terrain des pulsions et des débordements archaïques dont seul l’épuisement, comme à la fin des guerres, peut permettre d’espérer la paix. Voilà une lecture de la crise qui nourrit le passionnel, fait monter les intégrismes et cautionne tous les hygiénismes d’éradication de l’altérité contre toute altération par l’étranger.

En bas à droite : La crise de déséquilibre

Nous sommes ici en présence d’un banal phénomène de transition vers un retour à l’équilibre. La crise a un effet régulateur en redistribuant les places. L’économisme y trouve là l’explication et la justification de ses injonctions d’adaptation. Tout est bilan dit gestionnaire et les mécanismes de régulation ne doivent pas être entravés. C’est ce que ne comprennent pas les chômeurs peu convaincus par l’équation en attendant que la crise décide de leur sort… à l’échelle mondiale.

En haut à droite : La crise de rationalité
Rien d’autre qu’une difficulté passagère dont on doit venir à bout. Il n’y a pas de raison. C’est en effet aux raisons classiques, aux références connues, aux idéaux "modernes" ou "traditionnels" que l’on a recours pour surmonter ce désordre momentané. C’est au fond l’occasion de montrer l’excellence des élites et des solutions des experts qui ne vont pas se laisser démonter par quelques turbulences sans conséquences. Ils regardent la crise avec hauteur et vaquent à leurs occupations comme si de rien n’était. Si la crise persiste c’est certainement dû à l’incompétence et au manque de sérieux de populations guettées par l’irrationnel.

En haut à gauche : La crise d’évolution

La crise est un moment crucial d’évolution. A la fois épreuve décisive et passage critique, la crise provoque, met en question, interpelle et invite au dépassement. Elle s’inscrit alors dans une trajectoire, "à un tournant", c’est-à-dire un seuil où les hommes doivent assumer une mutation et gagner en maturité.

La crise est ainsi révélatrice et réalisatrice. Elle aide les personnes et les groupes humains à se révéler, à réaliser leurs meilleurs potentiels, à découvrir leur capacité de maîtrise. En cela, elle est plus un enjeu de maîtrise qu’une fatalité régulatrice. Les difficultés révèlent et réalisent les possibilités humaines de dépassement, et mieux, d’accomplissement.

De ces différents Sens de la crise, c’est le dernier qui invite à franchir une étape, un seuil d’évolution pour entrer dans une nouvelle ère de l’humanité. Mais pour cela, il faut savoir finir le temps précédent, comme l’âge adulte doit renoncer à l’enfance au passage de l’adolescence.

Il est bien évident que ces différents Sens peuvent être illustrés autrement encore, de façon plus savante ou plus simple selon le cas.

Le choix d’un sens, d’une disposition, qui est maintenant prise de position, détermine l’avenir. De ce que nous faisons de la crise dépend son issue.


2) UNE CRISE D’EVOLUTION, LA CRISE DE MATURESCENCE


La notion de crise même si elle s’applique à un phénomène renvoie toujours à une expérience humaine qu’elle qualifie. Rien d’autre que l’expérience humaine ne peut permettre de qualifier de crise une situation quelle qu’elle soit. Or dans l’expérience humaine il y a à la fois ce qui se qualifie de crise et ce qui produit la crise.

En cela, il nous faut comprendre la crise actuelle, et toute autre à la fois, comme phénomène humain, et à la fois comment elle est vécue et interprétée.

La théorie des Cohérences Humaines amène là un éclairage très important. Elle permet de reconnaître qu’il s’agit d’une crise d’évolution de l’humanité et que cette crise peut être dite crise de maturescence.

Que ce soit pour les personnes ou que ce soit pour les sociétés ou groupes humains (les entreprises, les cités, les nations, etc..) existe une trajectoire d’évolution dont les phases et les seuils sont inhérents à la nature même de l’homme. Il ne s’agit pas de degrés identiques sur une échelle indéfinie mais de phases de nature et d’enjeux précis séparées par des seuils, eux-aussi très spécifiques. Depuis toujours on a essayé de différencier des âges, des périodes de la vie humaine et celle des peuples et bien souvent ces approches expriment une réelle intuition. Aujourd’hui nombreux sont ceux qui annoncent un temps nouveau, une nouvelle ère, un âge neuf. Cependant, si l’intuition est là, comment discerner et reconnaître clairement les termes d’un passage que l’on ne connaît pas historiquement puisqu’il est tout à fait neuf, du moins à une aussi grande échelle. Aussi les interprétations se multiplient sans que se dégage un paysage cohérent de la nature de la crise et de l’horizon qu’elle prépare.

C’est là que la théorie joue pleinement son rôle d’éclairage structurant.


L’expérience humaine est en effet soumise à une loi d’évolution corrélative d’un niveau de conscience lié à une logique, prédominante dans le rapport au monde, aux autres et à soi-même. C’est la réalité qui en semble à chaque fois changée.

A chaque phase, c’est comme un nouveau pan du monde qui se déploie et dont se cultive alors l’expérience et une certaine maîtrise. Cette "culture" lorsqu’elle est véritablement engagée dans ce Sens se nomme civilisation et au niveau individuel maturation. Entre les phases, un seuil de passage consiste à dépasser le monde ancien et à s’investir dans un monde neuf, à découvrir et à bâtir, où l’existence n’est plus la même et où chacun ne sera plus tout à fait le même.

Même si chaque phase intègre en les dépassant les étapes précédentes, elle recompose profondément l’existence et surtout elle ouvre sur l’inconnu. Les seuils sont à ce titre de véritables mutations et ce sont des moments de crise.

Ils le sont parce que perdre ses références propres et environnantes est une épreuve pour les hommes et face à cette épreuve on connaît toute sorte de comportement d’évitement, de refus ou de régression, mais aussi de franchissement décisif. Songeons à la naissance et son basculement dans un nouveau monde, à l’adolescence avec la fin du monde de l’enfance et l’entrée dans la vie adulte.

Or, dans une société en cours d’évolution les hommes trouvent déjà les références de leurs aînés pour aider à ces progressions et ces mutations et elles sont néanmoins des épreuves. Or, nous en sommes à un stade d’évolution qui n’a pas de précédent (à cette échelle) si bien que l’horizon comme la transition manquent de repères. Il faut savoir en outre que chaque crise dans l’existence réveille toutes les autres, antérieures. Cela fait qu’outre l’épreuve d’une crise de mutation qui nous propulse dans l’inconnu, toutes les autres crises sont réactivées et il est très facile de tout confondre.

C’est comme cela que l’on assiste à des analyses qui nous décrivent les moments de crise qui ont déjà eu lieu en divers endroits et à diverses époques et que notre civilisation a sans doute largement dépassés.

Nous sommes dans une crise de maturescence et les crises d’adolescence et même de naissance douloureuse sont présentes, sans compter l’anticipation d’une crise de sénescence prématurée.

A ce stade, il nous faut dessiner cette trajectoire d’évolution qui fait de la structure de l’expérience humaine une structure historique de maturation. Nous serons conduits évidemment à simplifier et même caricaturer pour donner quelques repères dans un sujet si essentiel, et si vaste.

1 – L’âge archaïque
: L’univers des affects, de la confusion à la différenciation.

C’est dès avant la naissance un univers d’expérience, un milieu de réalités faites d’affectations ressenties. L’archaïque prépare les soubassements de l’expérience humaine et ceux de toute communauté humaine. Seulement, le retour à l’archaïque ramène le monde à la confusion et aux débordements pulsionnels (auxquels on assiste) en même temps qu’à une fantasmagorie d’immédiateté et de toute puissance… impuissante. La fascination des images et des "environnements" confusionnels est aussi le caractère de ces régressions.

2 – L’âge primaire : L’univers du faire, des corps à corps et de la croissance.

La distinction des corps ouvre dès la naissance au jeu des interactions, des apprentissages et des savoir-faire s’instaurant l’usage d’outillages et le développement de technicité. C’est bien comme cela que l’on caractérise la fin d’une préhistoire et les débuts d’une histoire de la civilisation. L’âge du faire est celui où prédomine les préoccupations de la subsistance et de la coexistence et où se coalisent des groupes d’activités. Une communauté ou une entreprise de cet âge est entièrement prise dans le court terme et dans une concrétude liée à l’opératoire.

3 – L’âge secondaire : L’univers des signes, des représentations et de la Raison.


L’ordonnancement des choses devient ordre pensable et se développent des représentations mentales de l’expérience. Ces représentations construisent sciences, philosophies, modèles, identités, idéologies, idéaux et au bout du compte une vision du monde.

C’est par cela que nous nous projetons, que notre imaginaire se maîtrise en créativité, en projets, en innovations inconnues jusqu’ici. La raison est maîtresse pour la maîtrise de ces représentations et leur édification, c’est-à-dire le progrès de la civilisation. Nous avons là les caractères essentiels de notre civilisation depuis les grecs en passant par l’ère des lumières et jusqu’à cette modernité qui a porté très loin la production et la transmission des représentations. Les groupes humains ou entreprises de cet âge ont du apprendre à cultiver imagination, projections, représentations, langages, modélisation, références, identifications, anticipations.

C’est à cet âge que se découvre le champ immense des représentations par lesquelles se comprennent et s’édifient nos réalités. Nous sommes tellement au coeur de cela que nous n’en connaissons plus le caractère spécifique.

4 – L’âge tertiaire : L’univers du Sens, des communautés de Sens (consensus), réalisation et révélation de Sens, le temps du virtuel.

Après l’âge des représentations où, à l’extrême, elles semblent devenues soubassements et principaux constituants de la réalité, vient un âge du Sens où se découvre que l’essentiel est le Sens et que les représentations en sont les médiations pendant que le factuel de l’âge du faire les incarne et que les affects de l’archaïque en sont l’expérience première. C’est donc à un univers de Sens qu’il faut s’ouvrir où le Sens prend une place semblable à celle de la Raison à l’âge secondaire. Le Sens dépasse et transcende toute représentation, il touche au principe et aux fins humaines.

Or arrêtera là le parcours d’évolution couvrant les phases de développement, précédant des phases de retrait. L’âge tertiaire sera reconsidéré dans la troisième partie. Il nous faut nous apesantir auparavant sur les seuils de passage entre les phases d’évolution.

Le seuil de la naissance est surtout celui où s’inaugure le temps des distinctions, de la séparation du soi et du non soi et donc de toute objectivité et toute quantité. Épreuve de séparation, c’est son dépassement qui permet de grandir.

Le seuil de l’adolescence ouvre à l’âge adulte qui n’est plus un monde de l’utilité empirique mais où des lois, des identités sociales, des règles, des statuts, des titres des places, des institutions, etc… forment le monde des représentations collectives dont la raison doit être le viatique.

Le seuil de maturescence est celui où les personnes sont aux prises avec la singularité de leur désir, de leur intention, de leur autonomie.

La maturité dépasse le souci d’identification et de cohérence identitaire de l’âge secondaire pour s’inscrire dans la problématique du Sens de sa propre vie et de la vie collective, celle des responsabilités de Sens, c’est-à-dire de direction, celles où l’intention humaine, le propre de l’homme, se révèle constitutive du monde dont les réalités s’avèrent virtuelles.

Ce seuil de maturescence, quelques rares spécialistes sont en train de le découvrir en tant que moment charnière de l’évolution personnelle vers 35 ans ? 50 ans ? La phase adulte n’était donc pas la fin du développement humain, elle est suivi d’une phase de maturité, très différente qui précède encore toute retraite.

Il est symptomatique qu’au moment où notre civilisation aborde et commence à franchir ce seuil, on en découvre l’existence. Ainsi la conscience de la réalité est bien une "réalisation" de l’homme.

Ce canevas va nous permettre de plonger maintenant au coeur de la crise actuelle et d’en reconnaître les caractères, les troubles, les enjeux et les dépassements déjà annoncés.


3) DE L’AGE DE LA RAISON A L’AGE DU SENS : LA CRISE DES REPRESENTATIONS

Un des premiers caractères du phénomène de crise, c’est la remise en question du monde dans lequel nous nous trouvons. Cette remise en question touche particulièrement aux attachements de l’âge correspondant, d’autant plus que les rapports à ce monde avaient pu se faire pleins d’assurance, de suffisance, de certitudes.

A l’âge des représentations, c’est l’identification qui est ébranlée, identités individuelles, identités collectives, identité humaine. Nos modèles, références, visions, conceptions, idées avec tout le surcroît d’assurance que nous a donné une bonne maîtrise de la raison sont aujourd’hui mis en question.

Mais cette mise en question n’est pas une négation,c’est une relativisation, une découverte de leur non suffisance, celle donc que la raison ne suffit pas. De triomphante elle doit se faire modeste, servante. De fondatrice elle doit se faire médiation, révélatrice ou réalisatrice.

Si nous sommes disposés au dépassement, cette remise en question est salutaire et nous trouvons bien vite, à l’échelle d’une vie ou de l’histoire, à nous rétablir sur d’autres assises. Mais ce n’est pas là le lot de tous, du moins au début.

Par contre si nous sommes trouvés en d’autres dispositions la crise est plus difficile. Par exemple, le narcissisme individualiste qui a fait il y a peu de l’existence un théâtre de représentations, de semblants donnés à voir, sent confusément venir l’effondrement de tout son édifice.

Plus simplement ceux qui ont fondé leurs croyances sur l’identification à quelque représentation peuvent vivre là une atteinte à leur existence et même en être provoqués douloureusement. C’est le cas évidemment pour un pays comme la France où la Raison, qui fut déifiée, a conduit à tout l’édifice de l’état, des grandes écoles et de toutes sortes de formalismes dont le structuralisme était encore récemment un aboutissement. Cela continue avec un grand nombre des penseurs français actuels, habiles aux représentations, partagées souvent avec une élite nationale qui dit-on a réduit le monde à ses représentations.

Cette crise des représentations conduit néanmoins à différents courants et nous allons en examiner quatre avant d’envisager la voie de son dépassement.

Tout d’abord la tendance "toujours plus" de représentations, prolifération des signes, des images, des lois, des discours qui est en même temps disqualification de tous. C’est une logique fondée sur la vanité, la quête vaine de maîtrise par la captation des signes, des regards, des audimat, en faisant assaut de vanités. Les media se sont identifiés au message, sont le message, font l’actualité et ainsi sont souvent en première ligne de cette fuite aveugle à force de voir et de savoir. La communication, devenue panacée, réclame toujours plus, toujours plus bref, toujours plus rapide, toujours plus d’impact, toujours plus évident, plus transparent, plus vide.

Bien sûr, ses tenants voient venir une ère de la communication dont la valeur est la production et la distribution toujours plus prolifique de représentations. Même le verrou de la Raison en a sauté et les bouquets satellites risquent d’être le bouquet final de ce feu d’artifices consommatoires.

Trois autres logiques (Sens) d’évitement se manifestent.

Le retour aux vertus de la raison et ses idéaux classiques et modernes. Faire retour à… Kant, aux sagesses antiques, aux idéaux républicains, aux classiques, à Spinoza, à Descartes. Il s’agit de faire retour à ces temps d’avant les troubles, là où une erreur d’aiguillage a du se produire. Cette logique conservatoire remplit les musées, les salles de musique, les associations culturelles. Le temps où le progrès se saisissait tout entier dans des représentations que la raison réalisait, le temps si proche où Jules Vernes projetait la conquête de la lune et de Vinci, si ingénieux, préparait nos machines volantes.

La marche du temps coupe cette voie de toute efficacité. Non la Raison ne suffit pas, ne suffit plus à donner un Sens à l’avenir, à donner des projets à ceux qui n’espèrent pas. Les idéaux dans leur fonction rectrice et mobilisatrice ne valent que comme utopies. Quand celles ci sont réalisées, elles ne fonctionnent plus comme telles. C’est le rapport à ces représentations qui doit changer. L’idée de démocratie ne suffit plus, encore faut-il en déterminer le Sens légitime pour que la démocratie ne se perde pas et se dépasse elle-même. Mais que de supposés indépassables de nos jours, surtout dans cette voie de mimétisme de la sagesse passée.

La troisième voie est celle de la régression vers l’archaïque. Fort de l’échec supposé de la Raison et de ses suppots, alors l’interdit de penser se sent plus fort et les bonnes vieilles méthodes reviennent au goût du jour. Cynismes, rapports de forces brutaux, corruptions, tous les moyens sont bon pour écraser le rival et faire démonstration de puissance. Alors la régression factuelle est le premier terrain privilégié, celui de l’économique.

Comment nous, parmi les plus riches du monde, pouvons nous être dans une telle précarité économique. La guerre économique dont on nous rebat les oreilles justifie toutes les manoeuvres au nom du danger extérieur et des risques d’invasion par l’étranger. Les représentations sont réduites au statut d’armes, de moyens de puissance et combien font de la possession de ces armes l’alpha et l’oméga de la crise actuelle.

Mais cette régression trouvera bien vite que la manipulation des affects est plus puissante encore et la volonté de produire de l’effet rassemble en désordre chefs politiques, chefs de puissances économiques, chefs de puissances médiatiques, etc… petits chefs et chefaillons qui s’en trouvent cautionnés. C’est là que cette crise de représentation peut sombrer dans les fantasmagories paranoïaques avec sa panoplie d’intégrismes religieux, politiques, économiques, idéologiques, etc… chacun reconnaîtra les exemples qui abondent.

Oui la crise lorsqu’elle est économique traduit une telle régression et ouvre sur les plus graves perspectives. Mais la crise n’est économique que par défaillance des représentations et de la Raison mortifiée de n’être pas toute puissante et suicidaire sous prétexte de purges catarthiques. Attention aux apprentis sorciers des officines des pouvoirs.

La quatrième voie d’évitement est la plus radicale. Elle évacue le problème en évacuant le sujet, l’homme et son humanité. La crise n’est rien d’autre qu’un déséquilibre et la réparation des dysfonctionnements, qui passe par le changement des modes de régulation défaillants, est le meilleur moyen d’accélérer le retour aux équilibres naturels. Les représentations sont la réalité et le maniement des systèmes de représentations le tout de l’action. Dispositifs, mesures, formules font partie de l’arsenal du réparateur de systèmes. Bien évidemment c’est le maillon faible, l’homme qui en paie les pots cassés. Mais que ne faut-il pas faire pour satisfaire aux impératifs de l’économie, des marchés, de la conjoncture internationale, de la mondialisation, des critères de Mastrischt, des lois de l’économie, de la nature , de la société.

Nombre d’experts, déçus par les exigences vertueuses de la raison idéale, se sont convertis à la raison gestionnaire et circulatoire, mercantile et mécaniste. Les réparateurs du système ont deux injonctions, il faut s’adapter, il faut réduire… les effectifs pour redonner au système la flexibilité qu’il réclame et son poids de forme, allégé de sa pesanteur d’humanité. C’est parait-il le prix de la liberté !

Ces réactions à la crise des représentations vont en tous Sens et surprise nous interpellent par une crise de Sens.

Cela nous révèle que nous sommes à un carrefour, de Sens, cela nous révèle que ça dépend de nous, que cela dépend de notre devenir, de notre humanité dans la dimension de sujet intentionnel qu’elle nous confère.

Crise de Sens, crise des valeurs, crise des finalités, crise d’orientation, crise de décision (de direction) sont là les bénéfices de la crise des représentations lorsque nous en acceptons le dépassement. Nous avons alors à nous reconnaître responsables de nos intentions personnelles et collectives. D’ailleurs la crise du lien social est bien une crise de Sens après la défaillance de la croyance dans le fait que ce lien social était de l’ordre des représentations (identification, idéaux, formules juridiques, etc..). Nous y reviendrons.

Bien sûr beaucoup tentent de faire du Sens une représentation (forme, structure, idée, système, etc.) pour éviter cette crise de Sens qui est très exactement la crise de maturescence, celle où se pose systématiquement la question du Sens de sa vie, des entreprises et affaires humaines, de la cité, des nations, du monde, de l’humanité.

Mais accepter la question est la seule voie pour progresser et pour reconnaître que nous sommes auteurs responsables de la réponse et que c’est là même l’essence de la responsabilité de toute autorité dirigeante à l’égard de ceux qui n’en sont pas encore là, du moins dans tel ou tel domaine particulier.

La résolution de cette crise de Sens, c’est l’accomplissement d’une mutation où l’on découvre que tout l’édifice de l’expérience humaine, archaïque, primaire, secondaire, repose sur les Sens (l’essentiel) et que les Sens sont le propre de l’homme, vecteurs et enjeux de la liberté humaine, de toute responsabilité et ainsi du devenir personnel et collectif.

Les représentations en sont des médiations et la raison ordonne ces médiations. La Raison est l’ordre qui traduit le Sens. Elle le réalise et ainsi le révèle à ceux qui le cherchent en eux-mêmes.

La crise que nous traversons, comme on l’a vu retentit sur tous les âges de l’évolution humaine. Elle est à la fois d’actualité brûlante et de longue portée et il serait aisé d’en multiplier les indicateurs pour en confirmer la nature, en caractériser les Sens et en discerner le meilleur Sens. C’est déjà là un exercice de maturescence qui introduit à une nouvelle ère.

Comme toujours entrer dans une nouvelle ère de civilisation, c’est-à-dire de maturité humaine, touche les personnes et les peuples, les groupes humains et les cités. Cela n’élimine pas les cheminements de tous ceux qui n’en sont pas encore là où ceux dont la régression va demander de refaire le parcours.

L’évolution humaine est à la fois diachronique et synchronique, historique dans sa marche de progrès et toujours actuelle dans ses différentes étapes. Toujours en avancement et toujours à reprendre. Cela en fait la difficulté d’analyse et le foisonnement des interprétations.

Mais il y aussi qu’entrer dans une ère nouvelle introduit à un monde dont nous ne connaissons pas les lois, les repères et la détermination des réalités. Il faut nous attendre à une radicalité des remises en question qui, étrangement, n’éliminent rien des acquis du passé mais leur donnent un nouveau visage, un nouveau statut et surtout de nouveaux fondements.

Cette crise des fondements, on l’a vu, nous amène à la question du Sens non pas comme une question de passage vite réglée mais comme la question permanente de l’âge du Sens, celle sur laquelle s’édifie un nouveau temps.

Or là aussi le lointain de l’histoire confine à l’actualité. La mutation est déjà en partie accomplie et les premisses du nouveau temps sont déjà déployés. Nous n’en sommes qu’au début bien sûr. Tout reste à faire dans un temps de pionniers, de créateurs, d’inventeurs, un temps où tous les référents, politiques, économiques, juridiques, scientifiques, techniques, religieux sont requestionnés pour d’autres lectures, pour d’autres enjeux et d’autres Sens aussi.

La théorie des Cohérences Humaines aide encore ici à discerner, dans le foisonnement, ce qui est significatif des temps nouveaux au travers quelque fois de la gangue des interprétations abusives et celles qui servent les logiques de ceux qui refusent le passage telles qu’on les a vues (arguments de communication et d’images, arguments de puissance, arguments de circulations et d’informations, arguments de conservatoires).

Étant dans l’au delà de la crise nous débordons de notre propos. Cependant donnons en quelques indices.

La maturescence est l’âge de la reconnaissance et de la maîtrise (relative) de l’intentionalité humaine qui manifeste de façon majeure le Sens humain qui la sous-tend. Or cette dimension de l’homme est la dimension VIR que l’on trouve à la racine des termes de vertu, courage, valeur, virilité. La dimension HOMO nous rattache à la terre à nos conditionnements. La dimension VIR nous révèle comme humains, porteurs de Sens et de liberté, d’autonomie et de responsabilité. La raison nous y préparait en étant une étape intermédiaire.

C’est cette dimension de l’homme qui se révèle être la source de toute connaissance, de toute décision orientée, de toute réalisation. Elle se révèle être la source de toute réalité qui peut être valablement être qualifiée d’humaine parce qu’elle en porte le VIR, l’intentionalité, tant pour l’exprimer que pour en produire les fruits.

Toute réalité est ainsi virtuelle et c’est là la clé de ce qui se prépare. Virtuelle vient de VIR (WIR) et WORLD comme WELT viennent de WIR OLD, WIR ALT qui signifie "âge d’homme" (dictionnaire des racines des langues européennes de R. Grandsaignes d’Hauterive Larousse 1948). C’est cela le Sens de la mondialisation.

Le terrain où se déploie l’être du Sens, c’est une culture du virtuel, c’est-à-dire du réel humain. L’âge du Sens est ainsi âge du virtuel, âge de l’homme (VIR), âge de l’esprit (Sens), âge des communautés (de Sens).

Il y a un espace qui doit être lu comme porteur de cela, c’est celui de l’Internet. C’est là que s’édifie un nouveau monde sur les acquis du vieux monde qui a été le nôtre et où seul le concert des intentionalités permet l’édification d’une culture du virtuel : réalités virtuelles, communautés virtuelles, économie virtuelle, démocratie virtuelle, commerce virtuel, monnaie virtuelle, entreprises virtuelles, cités virtuelles, musées virtuels. Tout cela est bien réel mais d’une réalité inattendue dont ni les représentations, ni la matérialité ne sont les déterminants tout y en circulant.

A ce nouvel espace qui est espace virtuel, il faut de nouveaux moyens de penser et d’agir. Après les architectes de la Raison, il faut en plus des professionnels du Sens.

La théorie des Cohérences Humaines offre en théorie et en pratique une ingénierie du Sens qui y répond.

Un des exemples d’application est sans doute la réflexion qui s’amorce sur le travail en groupe à l’ère du virtuel (groupeware, travail coopératif, travail collaboratif, projets concourants, etc…). C’est bien le noeud de l’activité à l’âge du Sens, coalitions de personnes reliées par leurs intentions qui concourent à des buts communs, des biens communs et dont la conduite se révèle à repenser entièrement. Ce sera sans doute un des foyers de rayonnement et de déploiement de la culture du virtuel qui touchera de proche en proche toutes les activités humaines, les entreprises, la cité, l’état et au delà le concert des nations ou régions en Europe et ailleurs.

A propos de ce que l’on peut appeler les groupes de concourance ce sera une exemple d’illustration de ce que l’ingénierie du Sens et des virtualités humaines dans la culture du virtuel peut permettre.