Le renversement économique
L’économie est le lieu de toutes les croyances, certitudes absolues, dénonciations irrascibles, illusions naïves, sombres calculs, prophéties auto exhauçantes; mais toujours l’oubli réductionniste, la chose prise pour le Sens, le signe pour le Sens. Et l’homme, sujet objet et projet de toute économie? C’est encore à une anthropologie que l’économie doit être référée avant toute modélisation sans racines. L’économie est de nature humaine et elle est toujours communautaire au service du bien commun. Telle est le Sens et la cohérence d’une économie légitime. Toute autre est mystification.
SOMMAIRE
1) PENSEE UNIQUE – PENSEE INIQUE : L’ECONOMISME
Le vice de l’économie de nécessité
Le vice du scientisme économique
Le vice de « l’intérêt économique »
Les trois scènes de l’iniquité
La première est celle de la production.
La deuxième scène est celle de l’entreprise
La troisième scène est celle du marché
2) L’ECONOMIE REFONDEE : LES TROIS VERTUS D’UNE ECONOMIE HUMAINE
Les trois vertus necessaires
1) L’économie traite de ce qui sert le progrès humain
2) L’économie est le tissu des engagements personnels et collectifs
3) L’économie n’a d’autre lieu que la communauté
Les bases d’une refondation
1° Plan : La communauté économique
a) Caractéristique de l’économie d’une communauté humaine
b) La diversité et l’articulation des communautés économiques..
c) Les niveaux de maturité et de développement économique.
2° Plan : Les entreprises économiques
a) Vocation, la finalité et la légitimité des entreprises
b) Les structures de concourance
c) Economie et fonctionnement des entreprises de service
Les niveaux de service et de professionnalisme
3° Plan : Le travail et la production des biens et services
Le niveau primaire
Le niveau secondaire
Le niveau tertiaire
LISTE DES TEXTES DE L’AUTEUR CITES EN REFERENCE
Nous sommes dans cet état étrange où les principaux « acteurs économiques » poursuivent leurs buts selon des « raisonnements » frappés du sceau de l’évidence, pendant que le doute le plus radical se fait jour, au vu de l’impuissance et de l’insuccès des tentatives de résorber le chômage ou même de voir décoller les pays pauvres. L’accroissement des richesses semble justifier l’appauvrissement d’un plus grand nombre, la productivité et la compétitivité des entreprises passe par la suppression d’un plus grand nombre d’emploi. C’est, paraît-il, le prix de la croissance.
Les doutes que beaucoup portaient discrètement en eux devant l’assaut des évidences d’experts, ont été publiquement exprimés par l’acte de parole salutaire de Viviane Forester avec son livre : « L’horreur économique » (Viviane FORRESTER, éditions Fayard). Elle montre comment s’articule la rationalité qui va d’un principe de profit auto-légitimée à une évacuation du sujet du travail – l’homme, c’est-à-dire à l’indignité économique de l’homme.
Or, si ce dévoilement dénonciateur est utile pour prendre conscience de la réalité du phénomène d’horreur économique, il est encore insuffisant au moins sur deux plans.
Il est d’abord insuffisant pour démonter l’argumentation des experts dont les rationalités poursuivent à leurs yeux leur effet d’évidence. Pas un iota n’aura changé dans leur vision économique, leurs débats, leurs calculs et la croyance de bien faire des opérateurs: entreprises, financiers, hauts fonctionnaires, politiques, universitaires, etc. A la critique radicale, il faudrait fournir des armes pour qu’elle ait une prise quelconque sur la « programmation mentale » de tous les économimétistes.
Ensuite, elle est insuffisante pour résoudre les problèmes de « crise économique » et de dévaluation de « l’emploi du travail » et donc du travail humain. Le chômage, l’appauvrissement massif, le sous-développement en sont les aspects les plus criants.
En effet, il est maintenant devenu urgent de proposer une alternative à un « système économique » qui allie de puissants intérêts à une « science économique » qui semble légitimer des situations injustes ; au savoir et aux pratiques d’un grand nombre de professionnels et aux croyances d’un très large public endoctriné depuis plus d’une vingtaine d’années au nom de la « nécessaire prise de conscience des réalités économiques ».
Il y a donc, au-delà de la dénonciation, à entreprendre cette refondation d’une pensée économique qui permette d’élucider les processus de l’horreur mais aussi bâtir une alternative crédible.
L’incompréhension et la révolte seront vaines si elles s’abîment dans le combat contre un ennemi qui réside au coeur même de nos propres façons de penser et d’agir, de nos référents collectifs et de nos certitudes mal fondées. On sait maintenant que ce genre de combat devient, au nom de l’homme, un combat contre l’homme.
Il importe aussi de discerner les signes de ce qui peut être l’ébauche d’un revirement. En l’occurrence la référence insistante à la question des valeurs, au questionnement sur la prise en compte de « l’immatériel » dans les entreprises et l’économie et plus récemment l’émergence du concept de virtuel, souvent très mal compris. Il annonce une « économie virtuelle » qui n’ a rien à voir avec sa caricature spéculative et financière mais, au contraire, avec ce qu’on peut déjà appeler une économie de la gratuité et de l’abondance.
Il faut donc donner un Sens à la critique radicale, non pas celui du combat contre des puissances maléfiques qui sont tout simplement animées par nos propres travers, mais celui d’un engagement refondateur qui propose une alternative crédible et solide à l’édifice de certitudes dont on voit maintenant la suite logique.
Nous allons esquisser quelques indications, à la fois pour mieux comprendre les racines humaines de « l’horreur économique » et pour entreprendre de rebâtir une alternative humainement saine. Pour cela nous nous appuyons sur une anthropologie qui permet de donner Sens et cohérence à ce projet : La théorie des Cohérences Humaines.
1) PENSEE UNIQUE – PENSEE INIQUE : L’ECONOMISME
Le champ extrêmement vaste des préoccupations « économiques » qui sont rassemblées dans le phénomène d’horreur économique peut s’inscrire sous le vocable « d’économisme ». Il correspond aussi à une réification de l’économie qui s’accompagne d’une chosification de l’homme. Alors que l’économie participe toujours d’un acte culturel collectif on a pu en faire une chose en soi qui nous dicte ses lois. En fait, l’économisme, vecteur de cette horreur économique et fixateur de la « pensée unique » repose tout d’abord sur la coalition de trois vices.
Le premier, c’est le vice de l’économie de nécessité. Tout ce qui relève de l’économie serait fatal, incontournable, nécessaire et régi par des besoins impérieux sous le signe du fatum. C’est en fait une pensée construite sur le régime du manque, de la rareté qui « matérialise » ce qui est « effet de vide » et dont l’avidité est un des moteurs.
Alors que nous souffrons, en grande partie, de surabondance des biens répondant aux « besoins vitaux » (ex. surplus alimentaires et disparition progressive du monde agricole…), c’est toujours une économie de la « rareté », du « besoin » de la nécessité qui nous est assenée.
L’effet de certitude absolue (cf. « Les racines de la certitude » par l’auteur, revue 3° millénaire 1988) attribué aux « réalités économiques » repose sur cet « impérium » du manque, de l’effet de vide que l’avidité veut combler, de l’argument de nécessité et de besoin qui légitime les « impératifs économiques » énoncés comme des fatalités. C’est la racine du vice matérialiste qui, d’un « néant d’être » postule une absoluïté matérielle à laquelle nous serions collés par toute la force de nos « besoins essentiels ».
Alors les « besoins », les « envies », les « nécessités » des puissances économiques sont légitimés, incontournables et leurs actes ne sont plus discutables. Seul celui qui s’oppose à ce fatum est coupable. Les faits économiques seraient « têtus ». Il faut couper la tête de ceux qui les remettent en question (symboliquement) ! Et ainsi les hommes sont aliénés aux besoins matériels dont ils se croient esclaves, même en situation de surabondance.
Tout discours de la nécessité en matière économique est une falsification. Soyons particulièrement vigilant quand la « mise en scène du manque » (ex. le chômage) vient pour légitimer un surcroît de vérité nécessitaire (ex: il faut augmenter la croissance pour développer l’emploi, donc la productivité et donc il faut licencier…).
Le vice du scientisme économique
L’erreur est de croire que ce qui n’est qu’une convention intellectuelle pour décrire un phénomène humain (l’économie) serait, au contraire, l’expression de lois, règles, structures, rationalités qui s’imposent aux hommes. Ceux-ci, devenus « agents économiques », ne sont que les marionnettes des supposées lois économiques.
L’indigence épistémologique et anthropologique des discours économiques, qu’ils soient ceux des experts ou qu’ils soient ceux des acteurs, est terrifiante.
Le conformisme en la matière nous fait prendre des « morceaux de rationalité » pour des preuves quasi mathématiques d’une réalité que l’on n’a même plus besoin d’observer.
C’est pour cela que tel ou tel tenant de la pensée unique ne peut rien entendre à propos de la « réalité » des analyses de Viviane FORRESTER. La raison folle et suffisante n’a que faire de l’expérience du réel humain puisqu’elle a connaissance des codes, des lois, des règles, des modèles qui, d’après elle, régissent toute réalité économique. Il y a malentendu sur le terme réalité économique. Pour ceux-là, la réalité économique, c’est ce qui est en jeu dans la cadre de leurs raisonnements. Pour d’autres c’est ce qu’ils vivent dans leur vie de personnes et de communautés humaines.
« La réalité économique » s’impose à la raison qui s’impose à tous… Circulez, il n’y a rien à discuter.
Alors quand on nous livre de ces raisonnements alambiqués ou simplistes sur l’économie, cessons radicalement d’y croire avant de les avoir confrontés à l’expérience (humaine). Mais n’est-ce pas là, malheureusement, le lot de notre culture scientiste et néo-scientiste, qu’elle soit dite classique, moderne ou post moderne ?
Nous en sommes tellement imprégnés, nos « élites » sont tellement sélectionnées sur ces critères de conformité et de savoir, que ce qui n’existe que dans le champ des rationalisations mentales est pris pour le tout du réel sans avoir à se questionner sur ses fondements.
Non ! L’économie n’est pas une personne. Non ! Les lois, les systèmes, les « raisons » économiques ne sont pas des êtres qui règnent sur nos existences. Ce ne sont que les reflets de nos arrangements contingents d’être humains vivant en communautés. Disqualifions tout savoir économique qui ne se fonde pas sur cette connaissance sinon nous disqualifions les hommes pour en faire de ces agents en quête d’emploi dans un théâtre de marionnettes économiques.
Le vice de « l’intérêt économique »
Il repose sur un mensonge quant au bien commun, quant à la richesse, quant aux « biens » et « services », quant à la « valeur », quant au « travail », etc. La clé est dans la logique de captation. Tout intérêt se mesure à ce qui est « pris sur les autres », « pris sur le bien commun », enlevé du bien d’autrui. Ainsi le « bénéfice » ou le « profit » n’est pas un richesse supplémentaire, une valeur ajoutée, mais une soustraction.
Ce n’est donc pas surprenant qu’un accroissement de ce qui est mesuré à cette aune: profit, PNB, volumes d’activité, résultats comptables, etc. aille avec l’accroissement de l’appauvrissement.
Ce n’est pas étonnant que des signes d’appauvrissement ou de licenciement soient indicateurs de profits pour « les marchés ». Ce n’est pas étonnant que l’accroissement des produits financiers de la spéculation aille avec l’appauvrissement du « tissu industrieux ».
Ce qui est gagné selon cette mesure de l’intérêt est perdu par d’autres. Cet intérêt est consommation de richesses humaines et non pas production de richesses humaines.
De là la formidable ambiguïté de la formule « création de richesse » et de toute évaluation de résultats économiques.
Ou bien il s’agit d’accroissement de richesses humaines, de ce qui vaut pour les hommes en tant qu’hommes et pour leurs communautés ou bien il s’agit de ce qui a été soustrait au patrimoine humain par quelque biais.
Le travail, par exemple, est-il l’exercice de vertus et de qualités humaines produisant ainsi de la richesse humaine ou bien est-il une soustraction à la vraie vie qu’il faut bien consentir pour avoir quelque profit (gagner de l’argent). C’est là le principe de toute spéculation, perdre (la mise) pour gagner (sur les autres).
Pourrait-on ne pas oublier qu’aucune déclaration de valeur n’a de sens recevable si on n’a pas aussi déclaré de quelle échelle de valeur il s’agit. Les termes de profit, intérêt, richesse n’ont aucun Sens recevable si on ne sait de quoi il s’agit humainement parlant
Le mensonge économique vient de cette omission qui fait déclarer richesses ce qui est appauvrissement de l’humain, y compris de l’humanité de ceux qui enregistrent ce qu’ils croient bénéfices.
Alors l’horreur économique naît de cette triple iniquité où l’on voit avec l’économisme que l’idole se nourrit de l’humanité de l’homme. La société de consommation est bien anthropophagique mais nous y participons bien souvent par certains de nos penchants d’êtres humains.
Il arrive qu’un seul ou deux de ces trois vices soient présents, ce qui peut faire croire à la vertu de leurs tenants. Bien des combinaisons sont possibles. Il faut savoir qu’un seul des trois vices risque de faire de l’économie une horreur humaine. Or, il est extrêmement fréquent que les dénonciateurs de l’un de ces trois logiques soient eux-mêmes pris dans au moins une des autres.
Par exemple, dénoncer l’individualisme spéculateur et le primat de l’intérêt particulier ne suffit pas à résoudre le problème si parallèlement la position matérialiste nécessitaire est soutenue avec une théorie économique de la rareté. De même dénoncer ce fatalisme en se vouant aux croyances scientistes et aux raisonnements autosuffisants de l’erreur économique n’amène rien de bon.
C’est pour cela que le discernement des Sens est indispensable. C’est pour cela que l’engagement refondateur est la seule voie à suivre, c’est pour cela que le travail de construction d’une alternative radicale à la pensée économique prédominante est prioritaire. C’est pour cela aussi qu’un travail systématique de remise en questionnement de toute nos certitudes, croyances et attitudes économiques doit être assumé. Qui veut cultiver ces vices économiques peut le faire, mais qu’ils ne viennent pas nous dire que c’est richesse – nécessité – ou vérité scientifique. Nous n’avons pas à le croire ou sinon nous participons au vice, quelques soient nos postures.
Les trois scènes de l’iniquité
Cette iniquité déhumanisante de l’économie se joue principalement sur trois scènes.
La première est celle de la production.
C’est celle où l’équation, ressources + moyens de transformation = produit fini, est la plus commune.
La comptabilité, la mesure quantitative suffisent à en évaluer les termes. Le règne du quantitatif en économie soulève la question de la nature des biens et des services produits et celle des ressources et moyens employés. La réduction quantitative ignore les critères du bien humain et de ce qui rend service aux hommes. Lorsqu’elle fait partie de la logique de l’horreur économique alors elle rabaisse ce qui est spécifiquement humain en dessous du niveau des choses économique.
Il n’est pas surprenant alors de trouver équivalentes des ressources humaines (Ah ! ce « capital humain » tellement prôné) et des ressources matérielles, de trouver comparables des moyens matériels ou des « moyens humains ». Non seulement on trouvera l’homme trop chargé de dimensions parasites (subjectivité), mais on justifiera volontiers cette substitution des moyens matériels et techniques au travail humain. Ce dernier n’est alors conçu que sur le plan extérieur de la « force de production » ou même des mécanismes mentaux de la cognition et de la computation. Ignorant ainsi la valeur humaine des biens ou services, et celle du travail humain, les choses se trouvent normalement prendre le pas sur l’humanité de l’homme.
C’est toute la question de la valeur, de sa production et de sa mesure qui se pose sur la première scène de la chosification économique de l’homme.
La deuxième scène est celle de l’entreprise.
Dans la plupart des cas, elle est considérée comme une machine à produire dont les hommes sont les rouages. Les modèles matérialistes ou fonctionalistes sont basés sur cette vision machinique, mécaniste et modernisée avec les néomécanismes contemporains.
Or, on le croit, la robotisation et l’automatisation sont les moyens les plus efficaces pour avoir un processus de production flexible, optimisé, efficace. Si ce n’étaient les défaillances humaines de l’environnement (clients, fournisseurs, politiques, etc.), il serait d’autant plus facile d' »éradiquer le facteur humain » des processus de production et des entreprises. De ce fait, il n’y a plus d’inconvénient non plus à considérer les entreprises elles-mêmes comme des biens matériels que l’on peut inscrire comme ressources, comme moyens ou même comme produits.
La réduction matérialiste et fonctionaliste le permet dans la mesure où le spécifiquement humain de l’affaire est évacué.
Le terrain des structures de travail collectif est un second terrain de chosification, d’horreur économique. Dans la mesure où l’entreprise est réductible à un bien matériel ou à un mécanisme de production de biens matériels, est éliminée ainsi la communauté entreprenante qui donne à l’homme sa dignité.
La troisième scène est celle du marché se substituant à l’idée de société ou de communauté humaine.
Si la place du marché était un lieu favorable à la génération de la cité des hommes, aujourd’hui le marché a pris la place de la cité des hommes. Il est cet espace des « faits économiques », cette scène où se jouent le jeu économique dont les règles sont ce que l’on en a déjà dit.
Cette référence au marché, ou « aux marchés » n’est rien d’autre que l’oubli qu’il n’y a là que sociétés humaines, communautés et populations. Ce troisième type de réduction, de chosification de l’humain concoure à faire de l’économie le lieu de l’élimination du sujet humain.
Elimination en esprit avant que d’en être élimination en réalité. Ces trois scènes sont celles sur lesquelles il faut rebâtir une économie humaine, où il faut entreprendre la refondation d’une économie de services.
2) L’ECONOMIE REFONDEE : LES TROIS VERTUS D’UNE ECONOMIE HUMAINE
Pour les discerner on peut déjà prendre le contre-pied systématique des trois vices mis en évidence.
Au principal, l’indignité humaine doit se renverser en accomplissement humain, en plus grande humanisation de l’homme et du monde. L’économie ainsi ne peut être conçue comme un système de fonctionnement plus ou moins équilibré, mais comme participant d’un processus d’évolution humaine, de civilisation. Ce n’est ni un état des choses, ni un mode de fonctionnement, mais un mode de développement des personnes et des sociétés.
Ce que vise l’économie, c’est un plus grand bien, cela veut donc dire qu’il n’y est question que de services. Il faut du même coup comprendre que l’économie, c’est la question de la production, l’apport et l’échange de « biens et de services ». Quel renversement dès lors que ces mots retrouvent leur Sens.
Un bien c’est ce qui concoure au bien de quelqu’un et de plusieurs. Un service c’est ce qui sert quelqu’un et plusieurs à progresser dans leur bien. C’est là une des racines de la notion de valeur. Il faut néanmoins souligner qu’il s’agit de valeurs humaines qui ne se qualifient et se mesurent qu’à l’aune du bien de l’homme, c’est-à-dire sur une trajectoire de progrès et d’accomplissement dans son humanité.
Les critères du bien et donc des valeurs sont de nature humaine. Seule une connaissance (au moins empirique) de l’humanité de l’homme peut permettre de l’appréhender. On devine que le commerce ordinaire entre les hommes a su trouver ces critères et on voit l’inanité de toute prétention à traiter d’une « économie » qui en ferait fi.
Dans cette première approche un point majeur est à souligner. Ce ne peut être le critère de la nécessité, ni de l’intérêt qui serve de référence à la valeur. C’est donc un abus de considérer n’importe quel besoin, n’importe quelle demande comme suffisants à devoir être satisfaits de même c’est un abus que de produire ou d’offrir ce qui ne sert pas l’homme.
Il ne s’agit pas d’interdire quoi que ce soit mais de stigmatiser toute prétention à la neutralité en ces matières (puisque c’est le public qui le demande…) ou toute prétention à utiliser les termes de « bien » ou de « service » pour ce qui ne sert pas le bien des hommes. S’il n’y a pas de critère absolu de ce bien et de ce qui sert au moins qu’il en soit débattu et que cela soit explicité.
Non il n’est pas bien de produire et de vendre n’importe quoi ! Certains diront, cela va de soi, c’est implicite. Non cela ne va pas de soi et l’argument n’a d’autre utilité que l’occultation complaisante.
C’est comme cela que les acteurs prétendent à la fois n’avoir aucune responsabilité vis-à-vis des autres et en même temps revendiquent sous une forme ou une autre le fait de contribuer à l’intérêt général. C’est comme cela que ce qui concoure à l’indignité de l’homme peut être posé par le biais de quelque rationalisation artificieuse comme la meilleure démarche à suivre (pour qui ?).
Les trois vertus necessaires
Essayons de poser quelques piliers (re)fondateurs pour donner un autre Sens à l’économie qui intègre trois vertus nécessaires.
1) L’économie traite de ce qui sert le progrès humain (se nourrir en fait partir) et tout ce qui le dessert doit être traité comme une dégradation économique de même que ce qui ne sert à rien sur ce plan n’a pas de valeur économique mais peut néanmoins consommer des ressources humaines et intervenir alors négativement.
Cessons de comptabiliser d’une façon supposée équi-valente des biens assurés et des maux patents. Commençons à faire intervenir systématiquement la question du service. Ce qui vaut c’est ce qui sert l’homme. La finalité (humaine) de toute entreprise, de toute production, doit être questionnée, sans cela l’économie élimine tout simplement le Sens humain de l’existence. C’est, il ne faut plus en être surpris, l’horreur économique.
Au contraire, il n’y a de valable qu’une économie de développement (humain).
2) L’économie est le tissu des engagements personnels et collectifs dans le travail de service et d’échange de « biens ». Elle est donc l’investissement de ce qui est le plus personnel pour les individus et culturel pour les sociétés. L’économie ne peut être « qu’appropriée », c’est-à-dire propre à chaque communauté, chaque personne, dans la singularité de leur culture et leur personnalité, la singularité de leur moment de vie et celle de leur trajectoire. C’est tout le contraire de cet effort de normalisation qui désapproprie l’économie. Personnes, collectivités, villes, régions, nations sont, par ces standardisations, dépossédées de leur économie. On le voit dès que l’on veut entreprendre, prendre des initiatives, coller à la singularité des milieux et des originalités. Au contraire, le terme d’économie devrait évoquer immédiatement, non pas quelques pseudo lois scientifiques (ce qui n’exclue pas les régularités), mais le mode singulier approprié aux personnes et communautés concernées.
L’horreur économique frappe ici par son déni de ce qu’il y a de propre à l’humanité de chaque personne ou de chaque groupe humain.
3) L’économie n’a d’autre lieu que la communauté et traite de l’intégration de chacun à la vie commune sous le critère évident du bien commun.
Prétendre qu’une combinatoire des intérêts particuliers fasse le bien commun n’est tenable qu’à condition de supposer une irresponsabilité radicale de chacun. Encore un visage de l’indignité.
Il n’y a d’autre référence partageable, échangeable que dans une communauté humaine donnée, que dans son champ culturel et dans les termes mêmes de cette culture. Chaque personne participe évidemment de plusieurs communautés de même que chaque communauté participe d’autres communautés.
Ainsi le champ économique est constitué par chaque entité collective identifiée où tout s’évalue et où se détermine le bien des personnes en référence au bien commun qui n’est autre que le bien des personnes. C’est un noeud d’incompréhension radical dès qu’on élimine la question du Sens original de chaque personne et communauté, qu’on élimine ce qu’il y a d’humain dans l’homme qui seul tisse les communautés humaines et que l’on conçoit à la place un système de choses dans lequel l’intérêt de chacun est de « prendre sur le système ». Parasitage !
Il n’y a d’économie qu’en référence à un bien commun propre à une communauté singulière.
Ces quelques repères doivent être rassemblés sinon à mêler vices et vertus et à retomber de ce fait dans la même horreur économique qui s’exonèrera d’autant plus facilement de son Sens qu’elle arborera quelque vertu. C’est l’exercice le plus fréquent de bon nombre d’acteurs ou d’experts.
L’étude systématique des combinatoires serait très utile pour établir une typologie dont on reconnaîtrait facilement les portraits autour de nous.
Les bases d’une refondation
Utilisant une structure inhérente aux réalités humaines (trialectique Sujet-Objet-Projet dérivée de la théorie des Cohérences Humaines) on peut dégager trois plans sur lesquels installer les chantiers de la refondation.
Sur ces trois plans le travail doit être conceptuel, éthique et pratique.
Soulignons que l’importance de la remise en cause rend vaines toutes les « solutions alternatives » non conceptuellement refondées dans une cohérence d’ensemble. Mais dès qu’un cadre suffisant est établi alors l’action en est possible et même indispensable pour progresser.
De même il est tout à fait discutable de plaquer un regard éthique sur une économie dont le Sens est méconnu. Comment prétendre concourir au bien de l’homme selon des rationalités qui l’aliène ?
Bien des autorités s’y exercent en toute ambiguïté, sans toutefois produire d’effets évidents sur les fameuses fatalités scientifiques et les « réalités humaines » (entendons les vices ordinaires des hommes).
On donnera ici quelques unes des bases les plus déterminantes pour engager la refondation.
1° Plan : La communauté économique
Aujourd’hui la mondialisation, le marché se disputent le statut « d’espace économique » dans lequel s’inscrivent les phénomènes économiques, leurs règles, leurs problèmes et leurs éventuelles solutions. Dans l’économisme commun, ce qui est évacué, c’est le fondement, l’origine, la source de toute « économie » : la communauté humaine. L’étymologie y invite au contraire et on peut comprendre le terme comme désignant « les règles de la maison », les façons habituelles que la communauté manifeste dans ses activités, ses échanges, son développement.
Fernand Braudel distinguait trois niveaux d’économies que l’on peut transposer ainsi. D’abord l’économie de proximité qui concerne la communauté de vie en commun, ensuite l’économie de marché qui correspond à de plus grandes zones d’échanges (nationales) et enfin l’économie-monde, celle d’une « mondialisation » déjà très ancienne. L’économie monde n’est sensée pourvoir vivre qu’en appui sur l’économie de marché et elle-même sur l’économie de proximité. Or on assiste à une désappropriation par les communautés de vie de leur économie et une aliénation de l’économie de marché au jeu d’une économie monde où les grandes manoeuvres de puissance et la financiarisation « des marchés » font fi de toute règle au nom d’une imposture. L’économie monde n’a que faire des fameuses « lois du marché » qui sont juste bonnes à dénier aux « économies de proximité » toute légitimité… C’est là que réside en grande partie la malignité de l’économisme. Mais revenons au fondement indispensable à toute fondation.
Il n’y a d’économie qu’attachée à une communauté humaine. Chaque communauté à son « économie propre ». Lois et règles, façons et méthodes, problèmes et solution n’ont pas d’autre lieu que chacune des communautés humaines où ils se posent.
La désappropriation de l’économie, corrélative de la coupure avec la communauté qui la fonde, rend vains tous les artifices d’intervention dès lors qu’ils visent un bien commun sans la communauté. Toutes les mesures contre le chômage conçues et mises en oeuvre dans un « espace économique » non fondé en communauté échouent systématiquement.
L’autisme économique des experts ne leur laisse comme possibilité que la répétition vaine. Bien sûr il reste à attendre la croissance. L’ennui c’est que ses critères de mesure vont à contre sens du développement des communautés (effets pervers du perfectionnement des moyens de mesure et de calcul, aveugles au Sens de ce qu’ils appréhendent).
Pour renverser cette logique, il faut donc revenir au fondement : la communauté des hommes.
Il y a alors trois grandes questions à développer :
a) Qu’est-ce qui caractérise l’économie d’une communauté humaine.
b) Quelles sont les communautés économiques et comment s’articulent-elles entre elles.
c) Quelle trajectoire suit le développement économique et quels sont ses niveaux de maturité.
Nous allons poser quelques points de repères théoriques, immédiatement traduisibles dans la pratique, en référence aux fondements anthropologiques de la théorie des Cohérences Humaines et des méthodes dérivées.
a) Caractéristique de l’économie d’une communauté humaine.
Tout d’abord elle est indissociable de la nature humaine de la communauté. En cela l’économie est un phénomène humain communautaire. Une communauté humaine est une communauté culturelle dès lors qu’elle cultive ses propriétés d’être de nature humaine.
Si la communauté est toujours, au fond, communauté de Sens (cf. Les communautés humaines), elle se réalise selon différentes modalités d’existence dont les termes peuvent être qualifiés d’économiques. L’économie de la communauté est un mode d’expression et de réalisation de la culture propre à cette communauté. Seulement comme toute communauté porte en elle plusieurs Sens, se pose alors la question du « meilleur Sens » pour envisager et refonder une économie de communauté.
Après l’avoir située comme propre à une communauté, une économie est ensuite un mode d’expression et de réalisation culturelle original et enfin il est souhaitable qu’elle s’inscrive dans la culture du meilleur Sens de la communauté, sa vocation spécifique. C’est comme cela que l’économie décrit, articule, oriente l’activité de la communauté, dans la dynamique et la logique des développements qui en traduisent la vocation.
Ainsi toute science et pratique économique ne peut être fondée que dans la connaissance de la culture de la communauté et celle du Sens de sa vocation. Le développement économique d’une société, d’une communauté humaine n’est rien d’autre que la poursuite de l’accomplissement de cette vocation.
L’élucidation des cohérences et vocations culturelles est le point de départ de toute compréhension de l’économie d’une communauté. Toute approche standard dénie le coeur anthropologique des communautés et falsifie le raisonnement économique. Elle entache de grave incertitude, toute approche des questions économiques qui ne cherche pas à s’y fonder. La considération des communautés et leur culture est la première condition du renversement économique. Attention donc aux alternatives qui ignorent l’humanité singulière de chaque communauté humaine.
b) La diversité et l’articulation des communautés économiques.
Quels espaces, quels groupements humains peut-on qualifier de « communauté économique ». En fait dès qu’un groupe humain est constitué, il est déjà une communauté économique.
La famille est évidemment une de ces communautés économiques des plus importantes souvent conçue comme « cellule de base ». Les « foyers » ou « ménages » des économistes s’y réfèrent implicitement.
Le village, la cité, le pays, la région, la nation et tout espace politique équivalent à une communauté humaine constituent donc une communauté économique qui doit être à chaque fois prise en considération. Les groupements de tous ordres, associations, collectivités, organismes, institutions forment autant de communautés dotés d’une économie propre.
Il faudra toujours approprier l’économie et par suite toute problématique, toute solution, à la communauté économique où ils se posent. Cependant on voit bien que toutes ces communautés ne sont pas indépendantes. Non seulement il existe des communautés de communautés mais les personnes et mêmes les communautés sont chacune membres de plusieurs communautés.
Cette articulation des communautés échappe au rationalisme scientiste des économistes et aux diverses formes de totalitarismes qui ignorent les différences. L’articulation de l’unité et de la multiplicité est l’un des caractères de l’économie en tant que phénomène humain de communautés. Il reste incompréhensible aux tenants d’un individualisme ou d’un collectivisme idéologiques.
Chaque communauté n’existe pas seulement dans ses modalités relationnelles internes mais aussi dans ses modalités relationnelles externes. Chaque communauté économique participe aussi de l’économie d’autres communautés. Il n’y a pas d’isolement possible, ni de confusion souhaitable.
A l’extrême, les notions d’interne ou d’externe ne devraient être comprises que comme ce qui différencie à des degrés divers de ce qui est central et de ce qui est plus périphérique, ce qui est essentiel et ce qui est secondaire pour la communauté en développement. Cela n’est donc ni une question géographique (territoire), ni une question juridique (nationalité), encore moins une question biologique mais une question de culture humaine.
Ainsi le problème du chômage ne peut être considéré, analysé, traité ailleurs que dans et pour les différentes communautés où il se pose.
Chaque champ de communauté réclame des analyses et des solutions appropriées. Celles de l’état, au niveau national, ne sont pas celles des régions, des pays, des villes, des groupes humains divers et malgré tout elles sont dépendantes les unes des autres.
Autant il faut refonder les espaces du politique autant cette refondation va de pair avec celle des espaces économiques. Le cas de l’Europe est en cela exemplaire et de l’aveuglement et d’une voie culturelle possible dans laquelle ces problématiques pourraient être justement intégrées (vocation de « communauté de communautés » de l’Europe).
c) Les niveaux de maturité et de développement économique.
Lorsque l’on envisage les problèmes de développement économique, on se réfère souvent à des modèles la plupart du temps liés aux philosophies et idéologies qui les animent. Ils donnent ainsi des indicateurs et des repères qui ne valent pas plus que leurs théories implicites. L’économisme n’y échappe pas qui fait de la circulation et de l’équilibre les critères du « bien économique » comme tout mécaniscisme qui se respecte et qui ne sait rien, de ce fait, de ce qui concerne les hommes dans leur humanité.
A l’inverse l’accomplissement humain trace une trajectoire d’évolution dont les phases et les étapes sont les mêmes et les modalités infiniment variées. La théorie des Cohérences Humaines permet de fonder anthropologiquement ce qui est quelque fois intuitif.
Passons rapidement sur l’âge archaïque de l’économie où la confusion de l’humain et du nom humain, celle des hommes et leurs communautés et des communautés entre elles ne permet pas de distinguer une économie autre que de parasitage de l’environnement, naturelle à la fondation des communautés humaines, perverse ou délinquante autrement.
Le premier niveau véritablement économique, le niveau primaire, est celui de l’économie de subsistance.
Il s’agit alors de la production utile de biens matériels: nourriture, habitat, outils de productions. L’idéal de croissance est celui de la sécurité de subsistance autrement dit le « confort » qui conforte et réconforte.
Le second niveau est le niveau secondaire, celui de « l’économie de développement ». Il s’agit alors de la production et l’échange de biens culturels et identitaires. Une économie des signes, images, connaissances, représentations caractéristiques, statutaires, identitaires se surajoute aux productions matérielles et en supporte pour une grande part la valeur. Cette économie de développement s’identifie à un processus de développement social, d’enrichissement de la « culture collective » et de la participation de chacun.
Le troisième niveau est le niveau tertiaire, celui de l’économie de service. Il s’agit alors des activités visant le service des personnes dans leur communauté et le service des communautés dans le concours à leur bien commun (économie de concourance). Cet âge économique que nous commençons à aborder intègre les deux niveaux antérieurs mais leur donne leur Sens tout en favorisant aux personnes et aux communautés d’en parcourir les étapes progressives.
Nous entrons dans une économie de service pendant que l’économisme tente de faire régresser en recréant l’angoisse de subsistance et en légitiment le parasitage masqué sous les vertus supposées du « profit ».
Il y a là les repères de toute action économique. Il importe que chaque communauté soit considérée dans son niveau d’évolution économique là où toute action vaut par la progression qu’elle favorise :
Favoriser l’appropriation d’une économie de subsistance.
Cela vaut pour les communautés en formation ou celles qui ont régressé à ce stade (notamment dans les pays, les régions, les villes où l’économisme a fait des ravages ainsi que d’autres atteintes à l’humanité des hommes. La question à se poser est celle de l’autonomie de subsistance (ce qui n’a jamais voulu dire autarcie). Toute aide, toute action doit y concourir. Pensons aux populations en déshérence, aux régions en désertification, aux communautés décomposées des grandes villes.
Ordinairement les communautés s’organisent d’elles-mêmes si on ne s’y oppose pas comme le fait l’économisme en disqualifiant les efforts, les activités qui tissent les liens de proximité et de subsistance que s’approprient des puissances parasitaires prétendant à l’intérêt général.
Favoriser l’appropriation d’une économie de développement, c’est un enjeu de civilisation qui est intrinsèque au bien commun et au bien des personnes. C’est là la responsabilité des groupes, institutions et communautés de tous ordres, plus avancées sur leur voie propre, que d’aider les autres communautés à s’approprier leur propre voie. On est loin et de l’indifférence et de l’imposition de modèles culturellement invalides.
Enfin nos communautés qui par certains côtés ont été assez loin en civilisation doivent travailler à instaurer cette économie de service où le concours au bien commun est le critère de toute valeur.
Tous les débats actuels sur l’importance du service (service public, service client.. trouvent là leur véritable signification).
Cela touche cependant à la racine des communautés économiques, à leur Sens et leur vocation, leur constitution même. Nous pouvons affirmer ici que la notion de communauté virtuelle y trouve toute sa place ainsi que celle d’économie virtuelle.
Ce terme de virtuel (de la racine WIR qui veut dire homme, courage, vertu, valeur…) qualifie ce qui ressorti avant tout des intentions humaines et des virtualités qu’elles mobilisent.
Au risque de surprendre nous pouvons attirer l’attention sur ce laboratoire d’une économie de service qui s’inaugure avec Internet dont l’impact va être considérable sur toutes les économies. Espérons seulement que de plus en plus d’hommes responsables en assument la nouveauté et les espérances.
Il importe en effet de ne pas confondre les tentatives de réparation des systèmes qui ont échoué avec l’invention des solutions que réclame et préconise le renversement économique.
2° Plan : Les entreprises économiques
La « santé » des entreprises, leur compétitivité, leurs performances apparaissent comme un impératif qui justifie la soumission des hommes à leur nécessité.
Elles apparaissent aussi comme des champions qui affrontent les concurrents ou qui réalisent des exploits par leur réussite ou leur puissance. Ainsi on voit des entreprises s’entredétruire, et des hommes être déplacés, éliminés, maltraités sous prétexte que ces entreprises sont soumises à des « contraintes économiques ».
Il est important de resituer les entreprises dans une nouvelle conception de l’économie. Pour cela il y a trois aspects à reconsidérer :
a) Celui de la finalité des entreprises et leur légitimité en fonction d’une vocation propre.
b) Celui du type compatible avec une finalité de service.
c) Celui du fonctionnement et de l’économie de ces entreprises
a) Vocation, la finalité et la légitimité des entreprises
Les entreprises ont à se définir par une vocation singulière.
Ou bien, cette vocation a pour finalité de servir, et on le verra pour différentes communautés, ou bien elle a pour finalité de se servir en s’appropriant les ressources de différentes communautés, ou bien encore elle vise à utiliser les unes au profit des autres.
Notons tout d’abord que les analyses uniquement tournées vers le « produit » de l’entreprise, ou bien vers ses structures de fonctionnement et de management, ou bien encore vers des résultats comptables ou financiers occultent cette dimension de la vocation, finalité et raison d’être des entreprises. Elles prétendent évaluer sans échelle de valeur explicite, expliquer sans donner le Sens de l’activité.
Toutes les informations à propos des entreprises sont de ce fait entachées d’insignifiance, de complaisance ou au pire d’intentions manipulatoires. C’est, bien évidemment, la dimension de la valeur humaine qui est ainsi occultée.
Il y a donc, à l’inverse, à discerner et à juger systématiquement du Sens ou finalité de l’entreprise, d’une vocation qui lui donne sa légitimité. Voilà un moyen de renversement économique majeur : Pas de justification des agissements des entreprises sans au préalable en avoir interrogé et explicité le Sens. Dès lors plusieurs conséquences en sont à tirer.
La première est celle-ci. Toute entreprise est de fait entreprise de service public. Elle sert une ou plusieurs communautés qui constituent ses « publics » ou bien ses « marchés » si on préfère.
Servir veut dire, rappelons le concourir à l’évolution de la communauté économique en question. A ce titre, il est juste que l’entreprise bénéficie des ressources que lui apporte la communauté, éducation, fonctions publiques, équipements collectifs, administration, services publics, etc.
A l’inverse et si l’entreprise ne se définit pas par une finalité de service, alors elle ne doit pas bénéficier gratuitement des ressources communes.
Ainsi la distinction traditionnelle privé – public pour les entreprises doit elle être révisée si on classe les entreprises selon leur vocation. Il serait donc nécessaire de distinguer deux classes d’entreprises :
– Les entreprises qui affichent et assument une vocation de service comme étant des entreprises de services publics (quelque soit leur statut) bénéficiant alors de conditions et de ressources collectives.
– Les entreprises d’intérêt particulier qui n’ayant pas comme finalité le service de la communauté doivent en payer les ressources et les charges.
La liberté des entreprises est de se déclarer elles-mêmes. Réclamer une égalité de traitement selon que l’on sert ou que l’on se sert de la communauté est un comble d’iniquité. Ceux qui utilisent la notion d’égalité sans référence au Sens feraient bien de considérer l’effet de cet aveuglement, bien opportun pour tout individualisme.
La conséquence sur le statut des entreprises quant à leur vocation doit avoir des incidences, bien sûr, sur leur existence matérielle, juridique et sociétale.
Il est clair que beaucoup d’entreprises, intégrant le concours de plusieurs communautés, ne sont pas indépendantes les unes des des autres.
Il y a la communauté de travail de ceux qui concourent à la production de « biens » pour servir. Il y a la communauté financière qui apporte des ressources utiles. Il y a la communauté des clients qui bénéficient des services et, en retour, apporte des ressources financières. Il y a la communauté d’implantation où l’entreprise bénéficie d’installations et de ressources en provenance de la cité, etc… Si cela amène une complexité certaine le principe est toujours le même.
Il faut cependant sortir des visions dualistes qui isolent articificiellement dans un face à face les protagonistes. La structure ternaire (trialectique Sujet-Objet-Projet) issue de la théorie des Cohérences Humaines offre une alternative conceptuelle traduisible dans la pratique des échanges et des contrats faisant intervenir plusieurs communautés et les personnes qui s’y intègrent (la dialectique individu/société avec ses deux polarités libéralisme (individualiste) et collectivisme est une des sources des maux de l’époque moderne de par l’élimination de la référence à l’humanité de l’homme au profit de différentes variantes réductionistes).
Un autre aspect de la vocation des entreprises qui en pose finalité et raison d’être, c’est d’articuler le potentiel original de toute entreprise : capitalisation de ressources matérielles, de connaissances et de compétences, notamment, avec le service d’une « clientèle », c’est-à-dire d’une communauté d’attentes de service.
La vocation d’une entreprise la qualifie. Cette qualification exprime son potentiel original, elle désigne l’univers des attentes (ou marché) où ce potentiel a de la valeur, elle se traduit enfin par un service spécifique, offert et reçu.
La vocation de l’entreprise qui en traduit le Sens, détermine un axe de cohérence et une échelle de valeur autour desquels se constituent et se rassemblent les communautés économiques qui s’y retrouvent.
La valeur des potentiels s’exprime par la valeur des services, qui s’évaluent selon l’échelle des valeurs de la clientèle et de la communauté où le service se réalise.
Motivations, compétences, vocations personnelles, vocations culturelles se rejoignent, se combinent et se rassemblent dans ces pôles d’activités que constituent les entreprises.
Or si servir, c’est contribuer au bien personnel et collectif qui trouvent leur cohérence réciproque dans le procès de civilisation, alors les entreprises de « service public » font oeuvre de civilisation au travers des biens multiples qu’elles sont appelées à produire.
Le travail et l’activité humaine trouvent leur véritable Sens et leur consistance dans l’oeuvre de civilisation au sein de chaque culture. Ce sont les entreprises (de ce type) qui sont les vecteurs agissants de la civilisation (cf. La civilisation de l’entreprise par l’auteur). Voilà leur finalité !
A la qualification d’angélisme d’une telle vision, nous opposerons celle de cynisme à celles qui posent la malignité humaine ou bien l’indifférence à l’humanité de l’homme comme cadre ou règles, lois et détermination économique. Il y aurait angélisme à nier cette malignité mais la responsabilité consiste à aller dans la direction du bien, à l’entreprendre, à le poser comme référence tout en reconnaissant qu’il y a d’autres positions qui doivent alors assumer les conséquences de leurs choix. C’est le rôle des instances politiques et leurs appareils d’assurer l’autorité et la régulation du Sens du bien commun.
b) Les structures de concourance
Dès lors que les entreprises sont justifiées par leur finalité, par une vocation qui articule potentiel, service, attentes et rassemble ressources et communautés qui s’y retrouvent à différents titres, leurs structures ne peuvent plus être pensées de la même façon.
Les modèles machiniques, mécanistes, robotiques, fonctionalistes, systémistes sont invalides. Ils font tous abstraction de l’humanité donc des valeurs et finalités humaines. L’incohérence de ceux qui prônent des valeurs humanistes tout en vouant les entreprises à des modèles de ce type est patente. Ils opposent en fait l’éthique qui est la poursuite du bien dans la vocation de l’entreprise, à l’efficacité qui est aussi la poursuite du bien dans l’action.
C’est comme cela que le renversement économique ne peut aller sans un renversement de la façon de concevoir l’organisation et l’efficacité des entreprises (cf. Les entreprises de type humain, Sens et management).
Il faut affirmer haut et fort que celui qui se dit humaniste et qui n’est pas capable de dire ce qu’est pour lui un être humain, ce qu’est le bien de l’homme et d’en tirer les conséquences dans l’action est au mieux un sentimental, au pire un imposteur.
Il faut tirer les conséquences d’une connaissance de l’humanité de l’homme pour bâtir une anthropologie des entreprises humaines (y en a-t-il d’autres?).
Ainsi les structures d’organisation et d’efficacité d’entreprises sont de nature humaine (pour le pire et le meilleur) et c’est là qu’il faut chercher les modèles ou les principes de structuration et d’action.
On en donnera ici quelques indications indispensables pour concourir au « renversement économique ».
Tout d’abord, ce qui fait le lien et la cohérence d’une entreprise c’est son Sens exprimé par une vocation qui donne finalité et raison d’être. Il y a entreprise dès que ce Sens est assumé non seulement par les dirigeants (diriger c’est donner le Sens) mais par tous ceux qui participent à cette entreprise à différents titres.
La vocation est devenue, pour l’action, intention partagée, c’est-à-dire, orientation, ambition, échelle de valeur, volonté, aspiration, motivation mais aussi vertu, courage, force d’engagement, persévérance, etc.
Les entreprises sont en fait des communautés d’intention, focalisées sur un objet de préoccupation, attente et service, et engagée dans un processus d’élaboration et de production de biens et services.
La cohérence tient à la concourance au(x) bien(s) commun(s) que vise l’entreprise pour elle-même et les communautés qu’elle sert.
Cette analyse débouche sur plusieurs considérations.
Tout d’abord l’entreprise ne se définit plus en priorité mais secondairement par des contours juridiques ou matériels. L’intention partagée selon une vocation propre en est le principe organisateur. L’entreprise est alors entreprise de concourance, elle constitue une entité dont l’unité articule des concours diversifiés.
Des ressources financières multiples, des compétences variées et de différents niveaux, des engagements permanents ou occasionnels, des statuts divers, des fournisseurs de services, des ressources publiques, etc. concourent pour former l’entreprise comme entité et pour accomplir sa vocation de service.
Avec les contours beaucoup plus flous mais un principe beaucoup plus clair est fondée une nouvelle approche de l’entreprise basée sur des structures de concourance. Elle réclame un rôle de dirigeant portent justement sur le principe unificateur et organisateur qui est le Sens, la vocation, l’intention commune et la visée du bien commun inscrits dans la vocation de service propre.
La question de la structure des entreprises n’est pas sans rapport avec celle du lien contractuel dans et autour de l’entreprise. Le lien qui constitue une communauté de travail est, sur le fond, un « conSensus », une unité de Sens, d’intention, d’échelle de valeur et, dans son organisation, « un lien de concourance ».
La constitution, la structuration de ce tissu de concourance est l’enjeu même du management. Cela conduit à une nouvelle conception du management des entreprises mais aussi à celui de tout le tissu de concourance avec l’environnement. On sait bien que beaucoup d’entreprises ont tissé un grand nombre de liens de toutes sortes avec d’autres entreprises, des collectivités locales, des états, des institutions éducatives, des syndicats et des organisations de toutes sortes.
Ces « sociétés d’entreprises » sont aussi des entreprises. Le tissu complexe qui se trame redevient intelligible si on note qu’à chaque fois c’est l’unité d’intention qui constitue l’entreprise et sa structure de concourance propre. Chaque personne ou entreprise peut participer de plusieurs structures de concourance. On retrouve la logique des communautés humaines. Par là on découvre aussi que si les activités de toute communauté sont vouées à la culture de sa vocation, elles sont aussi comme des entreprises qui entreprennent leur développement. Dès lors le modèle des structures de concourance éclaire la nature du lien social dans cette nouvelle cohérence: le lien social est, au fond, un lien de Sens, celui de la vocation commune et en pratique un lien de concourance ou chacun, chaque groupe, chaque entité apporte son concours au bien commun, localement et globalement.
Cette compréhension du tissu social et entrepreneurial nous ramène à deux questions.
La première est celle de l’unité de base, du modèle élémentaire à partir duquel on peut construire des groupes de plus en plus vastes, de plus en plus complexes, groupes d’entreprises, communautés entreprenantes.
La théorie et la méthodologie des « groupes de concourance » y contribue. Elle s’appuie sur la structure anthropologique des entreprises et réalisations humaines auxquelles la trialectique donne son assise. On a là le principe d’une « cellule de base » de la société entreprenante qui n’est pas sans rappeler la question de la famille mais dans un registre en partie différent.
L’autre question est celle de la culture du virtuel qui s’inaugure (la racine WIR correspond tout à fait à ce que l’on a posé comme principe de toutes entreprises, plaçant l’intentionalité et par suite les virtualités humaines au coeur de toute entreprise humaine).
Nous retrouvons ici l’immense laboratoire constitué par Internet où avec notamment les notions d’Intranet et d’Extranet se constituent et s’expérimentent des groupes et des entreprises de concourance dont les constellations forment à leur tour des entreprises virtuelles en rapport avec des communautés virtuelles. Leurs économies virtuelles participent de cette refondation de l’économie et au renversement de l’économisme. Tout observateur attentif qui ne se laisse pas prendre par les projections fantasmatiques peut le constater et constater le désarroi, l’incompréhension et les manoeuvres des multiples tenant d’un économisme froid qui ne s’y retrouve pas. C’est l’initiative et l’intentionalité incontournable des personnes qui y participent qui leur fait évidemment obstacle.
c) Economie et fonctionnement des entreprises de service
A nouveau le changement de logique d’une économie de service a une incidence déterminante sur toutes les méthodes, les fonctions et les métiers des entreprises. Lorsqu’on a vu que les valeurs humaines étaient déterminantes on ne peut plus se contenter d’une gestion comptable qui ignore l’essentiel et dont la rationalité interne l’occulte complètement.
Il ne s’agit pas d’éliminer la gestion comptable ni aucune autre fonction mais de les ouvrir à une nouvelle dimension de la réalité sur laquelle elles ont à agir. Dans ce domaine il faut rétablir le sens étymologique du terme de métier qui doit être identifié à « la maîtrise d’un service » (même racine que pour ministère – ad-ministration) et non pas à l’instrumentation d’une technicité, au savoir et au savoir-faire correspondant.
Le terme de « maîtrise » rapporté à un service (concourant au service de l’entreprise) doit être réinvesti pour définir un professionnalisme, une qualification professionnelle. Cela réintroduit un concept de hiérarchie qui est entièrement lié aux niveaux de maîtrise sur une échelle de valeur déterminée par la vocation de l’entreprise et donc le service qu’elle rend.
Cette cohérence hiérarchique permet de situer les entreprises, les métiers, les hommes non seulement dans une diversité mais sur une trajectoire d’évolution où ils peuvent être évalués en fonction de la même échelle de valeur, propre à chaque entreprise (et même à chaque groupe de concourance).
Cette structure hiérarchisée va se retrouver sur plusieurs plans corrélatifs :
– le niveau de service que l’entreprise est capable d’offrir,
– le niveau de maîtrise des professionnels de l’entreprise,
– la structure hiérarchique des niveaux de responsabilités,
– les modes d’évaluation et d’appréciation qui participent à l’élaboration des prix et rémunérations.
Les niveaux de service et de professionnalisme
Il y a des entreprises de niveau primaire qui rendent des services liés à la subsistance (biens matériels, nourriture, habitat, déplacements, habillement, etc.). L’économie de production est leur marché principal. Cela demande un niveau de professionnalisme identifié au savoir-faire à l’intérieur duquel les hiérarchisations ne sont que des degrés dans l’habileté ou l’efficacité. Dans une économie de service le « bien faire » est le critère de valorisation et la mesure quantitative souvent suffisante dans une vue à court terme des résultats de l’action.
Au niveau secondaire ce sont les critères de participation à la vie de la cité qui sont prédominants. Le service touche à l’identité sociale des personnes qui passe par leurs représentations culturelles, leurs statuts, etc.
Ce niveau de service intègre la « qualification personnelle et culturelle » des « biens et services », c’est-à-dire leur valeur particulière pour une clientèle qui en reçoit le service sur le plan des représentations et de l’identification.
Une maison par exemple n’est pas qu’un « logement », c’est aussi un « espace d’identification » qui en fait le principal du prix dans bien des cas (site, esthétique, signes sociaux, etc.).
Le professionnalisme requis doit intégrer la capacité à situer les choses dans un champ de représentation collectif de façon personnalisée. Il faut maîtriser le système des signes au-dessus du système des choses et de cette manière encadrer la production matérielle par des référentiels culturels et personnels.
Encore faut-il pouvoir prendre en compte « les dimensions subjectives » de toute situation humaine.
Enfin un troisième niveau de service est celui qui intègre en plus le sens du bien commun, c’est-à-dire qui peut placer l’activité en référence avec le devenir des personnes et des communautés. Il s’agit alors d’une prise de responsabilité dans la communauté quant au Sens et à la nature du service « public » que l’entreprise assume. Le professionnalisme dans chaque métier intègre une maîtrise de l’incidence de l’activité sur le devenir commun.
Il ne suffit pas de bien faire pour le service d’utilité, de connaître les références culturelles et personnelles pour le service d’identité. Il faut en plus les intégrer dans l’accomplissement de la (ou des) communauté(s). Il s’agit d’un niveau de professionnalisme où le terme de « maîtrise » prend tout son Sens.
Cette ternarité n’est pas sans rappeler celle de la trilogie apprenti – compagnon – maître qu’il suffirait de réactualiser pour instaurer de nouvelles dispositions professionnelles dans les entreprises. Cela rappellerait aussi que la charge d’une hiérarchie c’est de faire avancer ceux qu’elle dirige, encadre ou coordonne dans la perspective du service (le métier) inhérent à chaque entreprise.
Si maintenant on en vient aux fonctions des entreprises de service on notera quelques indications :
– Diriger c’est donner le Sens et c’est une toute autre charge que celle de gérer aux sens habituels. Il faudrait revoir entièrement la question des responsabilités au plus haut niveau des entreprises souvent marquées par la plus grande confusion (des conseils d’administration administrent en prétendant diriger et les directions dirigent alors qu’elles sont sensées gérer). Le thème actuel de la « gouvernance » des entreprises est celui là même où se joue le système de valeur de l’économie avec cette fixation pathologique identifiée au thème du pouvoir qui est une maladie de l’autorité. Celle-ci est une affaire de détermination personnelle d’un Sens (direction) pour l’entreprise c’est-à-dire la communauté de travail et toutes les autres qui y concourent.
– Le management. Touchant à la structure, aux hiérarchies, aux activités productrices, le management doit être compris comme le « ménagement » des structures de concourance appuyées sur l’autorité dirigeante. Intégration des hommes et des groupes, des groupes entre eux et des concourances entre communautés concernées. Il doit donc articuler vocations, finalités avec l’intégration cohérente des hommes et des équipes. Notons que la complexité de ce tissu entreprenant, les nouvelles possibilités offertes par Internet ou Intranet, vont bouleverser profondément les métiers du management en rendant caduques les modèles tayloriens ou bureaucratiques.
– La qualité. On a réussi trop souvent à découpler qualité et valeur de service à tel point que le « bien faire » a pu s’abstraire à la fois de toute analyse des attentes subjectives des clients de même que de toute analyse des potentiels originaux de la communauté de travail.
Les nombreux effets pervers de la normalisation sont caractérisés par l’ignorance du spécifiquement humain comme seul critère de valeur qui respecte les personnes et les communautés humaines.
Dans une économie de service refondée, au contraire, il faut identifier et mettre en valeur les potentiels originaux des hommes et des groupes de travail en cohérence avec le service de clients dont les valeurs les rejoignent. C’est dans le « consensus des valeurs » que la qualité trouve son rôle de médiation et de service. Il est trop fréquent par l’aveuglement d’un économisme dominant que la qualité disqualifie les hommes où en dévoie les valeurs au lieu de les « qualifier ».
– Le marketing. La référence au marché y est naturellement constante et l’économisme s’est fait le vecteur d’un discours sur la « demande du marché » qui a permis de tout justifier et de se servir de cette formule non seulement pour disqualifier toute originalité, toute créativité, toute personnalisation des offres de service et des clientèles, mais aussi pour faire de cette « loi du marché » un formidable épouvantail destiné à la fois à épouvanter les foules (l’horreur économique) et à la fois à servir d’alibi aux agissements les plus contraires au bien des communautés.
Cette falsification doit être systématiquement combattue comme une manipulation malheureusement rentrée dans le credo d’un grand nombre de responsables économiques, politiques, médiatiques et même pour le grand public.
L’enjeu du renversement économique consiste à rétablir la priorité des valeurs humaines tant dans le positionnement des offres de services en fonction des potentiels originaux des équipes et des entreprises mais aussi en fonction des attentes originales, culturellement fondées, des clientèles.
L’ajustement de Sens et de valeurs est une tâche essentielle du marketing.
C’est du côté d’un marketing de l’offre, offres de « biens et services » originales et personnalisées (innovation ?), que l’on doit s’orienter sachant qu’une offre n’est recevable que si elle répond à des attentes. Il n’y a pas de demande sans offre constituée. Il n’y a pas d’offre pertinente sans qu’elle s’ajuste aux attentes.
Les créateurs d’entreprises ne sont pas les marchés, c’est l’institution des entreprises qui révèle et développe les marchés.
Il faut donc passer d’un marketing adaptatif qui nie l’autonomie des hommes à un marketing intentionnel. Ses stratégies intègrent de façon non symétrique d’une part les vocations, intentions, potentiels, qualifications propres des entreprises et d’autre part les conditions de l’environnement, toujours là en tant que « marché des attentes » qui sont des attentes humaines, des attentes de services même si elles portent sur des objets matériels ou des signes.
Il est vrai qu’il existe des attentes humaines dont les valeurs sont discutables. C’est une question de Sens toujours relative aux contextes culturels plus qu’une question de choses pour lesquelles le discernement doit être vigilant.
La liberté économique permet tous les choix. La responsabilité économique exige qu’en soient tirés les conséquences en particulier quand au choix de vocation des entreprises, leur service ou non du bien commun et, en contre partie, le bénéfice ou non des ressources de la communauté.
Le marketing, dans l’optique de l’économie de service (du bien propre), est une fonction stratégique d’ajustement entre communautés de travail et communautés clientes (positionnement) par la médiation d’une offre de service singulière. Les questions de fidélisation, de valorisation (prix), de qualification réciproque s’en trouvent grandement facilitées.
– Le commerce. Suspect de toutes les malhonnêtés dans une conception mercantile, le commerce est un métier d’une grande noblesse lorsqu’il est compris comme un « commerce des valeurs ». Il s’agit de tisser des liens de reconnaissance mutuelle des valeurs réciproques: valeurs des clients, valeurs des producteurs par la médiation d’un bien qui les véhicule et y répond et dans la perspective apportée à un bien commun auquel les parties concourent.
Le commerce n’est pas un face-à-face, un rapport de force, mais un côte à côte différencié et asymétrique. C’est une façon de penser les métiers et les méthodes du commerce en harmonie avec des pratiques réelles mais en renversement des conceptions les plus fréquemment exprimées et mises en oeuvre dans la logique disqualifiante de l’économisme.
– La gestion et son contrôle. C’est souvent par là que l’économisme impose ses rationalités et la réduction quantitative dénature le Sens de l’action humaine.
Il serait intéressant d’élucider les racines du fétichisme des chiffres qui s’il prend en compte les choses, va même jusqu’à remplacer les choses par des chiffres et ignore le Sens de la valeur. Or toute évaluation suppose le choix préalable d’une échelle de valeur explicite. Aucune quantité n’a de Sens par elle même, c’est toujours une mesure de la valeur qui prend sa source ailleurs.
Le renversement économique doit remettre en question l’articulation entre les instruments de « prise en compte » (comptable) et ce qu’il y a à prendre en compte: les réalités économiques. Puisque celles-ci sont d’abord de l’ordre des valeurs humaines (biens et services par exemple) alors il faut savoir les appréhender et utiliser des moyens de prise en compte cohérents.
La prise en compte de l’immatériel, la réflexion sur les valeurs, peuvent contribuer à des remises en question salutaires et au développement de nouvelles compétences en ces matières.
Toutes les autres fonctions sont à envisager dans cet esprit, production, communication, logistique, juridique, etc… La gestion des ressources humaines doit aussi cesser de considérer les hommes comme des moyens et prendre en considération le fait que les entreprises sont des communautés engagées et non pas des lieux d’exploitation de l’humain ou bien des lieux de reproduction de mécanismes formels et dépersonnalisés.
Encore faut-il pour cela qu’une véritable compétence soit édifiée portant sur la connaissance des communautés engagées (communautés de travail) leurs rapports, leur constitution, leurs concourances et le développement de leur vocation.
3° Plan : Le travail et la production des biens et services
Dans la perspective d’un renversement économique refondateur, il reste tout un volet où il faut rebâtir une vision cohérente. Elle doit sortir radicalement des logiques et rationalités implicites des débats actuels. Par exemple de multiples disposition destinées à combattre le chômage vont avec une conception du travail qui en fait un mal nécessaire.
La législation du travail, les modèles en vigueur dans les entreprises et les administrations, la généralisation du salariat sont fondés sur une conception négative du travail.
Il a surtout pour effet de dissocier l’acte de travail et de son Sens pour celui qui travaille et de son Sens pour celui qui bénéficie des fruits du travail, l’un et l’autre Sens humain, Sens de l’accomplissement du bien humain.
Le travail n’est rien d’autre que l’acte de viser et de réaliser le bien en celui qui travaille et ainsi « se travaille » dans la mesure même où il sert le bien des autres, au service de leur propre travail d’accomplissement.
Nous voilà au coeur d’une double révision devenue impérative si le renversement économique prétend remettre l’homme au coeur des affaires humaines et l’humanité de l’homme comme référent de toute conception et pratique humaine. L’accomplissement de l’homme passe par la révélation de son humanité qui passe par la réalisation de celle-ci. L’humanisation de l’homme et du monde est l’oeuvre même de civilisation dont les voies sont infiniment variées, celle de chaque communauté humaine, celle de chaque personne, celle même de chaque institution, voies qui correspondent à leur vocation propre. On retrouve encore une fois l’articulation du personnel et de l’universel. Il n’y a pas de vocation personnelle dont l’originalité n’ait besoin de la communauté pour se réaliser. Il n’y a pas de vocation commune qui n’ait besoin des services particuliers des personnes.
C’est comme cela que le travail des personnes accompli leur vocation, notamment sur le plan professionnel, dans la mesure où il rend un service d’intérêt commun, visée du bien commun, au travers de la production de biens matériels et immatériels, au service des personnes ou des entités collectives dans la cité.
La double révision porte simultanément sur la nature des « biens et services » et sur la nature du travail humain.
Les modèles matérialistes et fonctionalistes n’ont fait que conforter le régime du manque et du conformisme, la condamnation et l’instrumentation de l’homme dans le travail.
Arrêtons-nous un moment sur le travail.
La logique du travail – peine à subir est exactement le même que celle de l’économisme. La thématique du « marché du travail » ne vient que le renforcer.
Pour les uns travailler moins est un bien parce que la liberté est assimilée au « temps libre ». Pour les autres travailler plus est un bien parce que c’est le prix à payer dans l’équation : Il faut se donner du « mal » pour obtenir un bien.
Dans les deux cas, le travail porte une valeur négative.
En outre, parallèlement le marché du travail fait de celui-ci un « bien » rare dans la mesure où il est assimilé à « l’emploi » ce qui fait que le développement de l’emploi en éliminant le travail serait logique pour les uns : Subir le travail sous peine de subir la privation d’emploi est la logique des autres (il y a bien d’autres rationalités perverses à l’oeuvre, posées sur les vices de l’économisme).
A l’inverse le travail-oeuvre reste à comprendre dans sa nature spécifiquement humaine (cf. Changer le travail).
En quelques mots :
Le travail humain consiste simultanément à produire un bien dans l’espace commun de la cité, une réalisation qui vaut pour quelqu’un dans ce contexte et en même temps à utiliser des dispositions personnelles dont l’exercice apporte une plus grande maîtrise personnelle, c’est-à-dire, humainement parlant, accompli un peu plus l’humanité de la personne.
Le travail sain a donc ce double effet de produire de la richesse pour les autres et d’enrichir celui qui travaille.
Dès lors la rémunération du travail ne peut être en aucune sorte une compensation arithmétique de quoi que ce soit, mais participe d’un phénomène culturel de reconnaissance de la valeur pour la communauté. C’est bien ce que l’on peut comprendre par exemple derrière l’idée de prix du marché qui malheureusement travesti son fondement dans le phénomène humain.
Le travail réalisateur – révélateur, qualifiant, s’inscrit aussi bien dans une échelle des niveaux de service que des niveaux de maîtrise.
La richesse du service et la valeur du travail trouvent sur cette échelle l’axe de cohérence de toute mesure. Il est intéressant de noter comment le travail intègre progressivement les plans suivants :
– Le niveau primaire factuel assimile « le faire » et « le travail », la production matérielle en est l’objectif, et l’effort physique la modalité commune. Le service est alors souvent assimilé à un produit matériel ou à la substitution du travail des uns au travail des autres (faire à la place). Il est naturel que la rémunération du travail dans ce plan soit un partage des fruits du travail entre toutes les parties prenantes.
– Le niveau secondaire intervient sur les représentations individuelles et collectives. Il s’agit autant de tenir une place, un statut, une fonction que de participer à la production de représentations de valeurs identificatoires, de structures de connaissance, de fonctionnement des groupes ou communautés humaines.
La place dans le système social réclame une façon d’être qui mobilise particulièrement les facultés mentales de représentation et de rationalisation. La notion d’emploi est assez proche de cette dimension où il s’agit d’avoir et de tenir une place dont l’activité matérielle de production peut être plus ou moins grande selon les places occupées.
Cette dimension du travail ne peut s’évaluer qu’en référence aux places occupées et leurs exigences dans le contexte culturel particulier et donner lieu à un système de rémunération correspondant.
– Le niveau tertiaire. C’est celui du service du Sens. Le travail réclame un discernement, une implication, un concernement, des qualités et des responsabilités qui correspondent à l’exercice (et la culture) d’un autre niveau de maîtrise de soi et des situations professionnelles.
C’est la ressource, la puissance potentielle qui fait la valeur du travail d’implication au service de la communauté. Ce service consiste à prendre en charge personnellement des problématiques communes pour aider à les assumer ou les résoudre. Cela correspond aussi à des responsabilités de dirigeant, service de discernement, d’autorité, de maîtrise professionnelle.
La communauté, en retour, doit affecter à ceux qui assument aussi cette dimension du travail des ressources qui leur permettent de potentialiser encore davantage leur responsabilité et leurs compétences « d’hommes ressources ».
Toutes ces dimensions existent dans le travail, le niveau de service et les rémunérations. C’est l’intégration en une conception et des pratiques cohérentes qui manque. L’intégration, c’est l’enjeu et la nature même du travail de refondation, réalisateur et révélateur de la richesse et la valeur du travail humain, c’est-à-dire d’une conception anthropologique de la nature humaine du travail. Les analogies à la machine ou à l’ordinateur ne disent que la conception réductrice de l’humain.
En définitive, toute activité humaine peut être considérée comme travail dès lors qu’elle sert l’homme. Un métier n’est rien d’autre que la maîtrise d’un service, accomplissement d’une vocation personnelle, travail de culture de cette vocation. L’exercice professionnel d’un métier l’inscrit dans une situation sociale qui fait participer le service de la culture commune où la « profession de soi » rejoint le concours au bien commun en passant par un travail réalisateur et révélateur producteur de biens et de services.
La découverte de ces cohérences internes permet de déployer une efficience que l’on ne trouve pas dans des conceptions où le jeu des conflits, des contradictions, des oppositions d’intérêt est sensé créer la dynamique du système. S’ils existent bel et bien, ils parasitent l’économie plutôt qu’ils la produisent allant jusqu’à faire du mal le critère du bien.
Il y a donc là une reconstruction tout à fait prometteuse à partir de la prise en compte des dimensions subjectives du travail pour le concevoir véritablement comme travail humain, travail intégrateur de la personne, intégrateur des communautés humaines.
La seconde mise en question radicale est celle des biens et services produits par le travail et de leur valeur.
La tendance de l’économisme est de considérer que n’importe quoi peut être monnayable et que de ce fait, cela fait partie des biens et services dont la production et l’échange sont régis par les lois de l’économie.
Or toute demande n’est pas le critère d’un bien, d’un service, toute production non plus. La neutralité en la matière, renforcée par celle, supposée, de l’instrument quantitatif va dans le Sens d’un découplage de l’activité économique et de l’éthique, découplage de la raison économique et du discernement humain, découplage de l’efficacité économique et de la responsabilité vis-à-vis des autres.
Cette neutralité soutenue par les prétentions scientifiques et techniques, a contribué à faire disparaître une question essentielle. Qu’est-ce qui sert véritablement l’homme, qu’est-ce qui sert véritablement le client, qu’est-ce qui sert véritablement la communauté!
C’est la notion de service qui est toute entière à revoir.
La première partie de la réponse ici sera : ce qui sert l’homme c’est ce qui concoure à le faire progresser vers son bien ! Cela introduit l’idée de concourance qui veut dire que servir c’est aider, contribuer mais pas se substituer, remplacer, faire ou être à la place. Cela suppose aussi que le produit et son usage par exemple ne sont pas une fin en soit, c’est toujours le bien de la personne qui est le critère de valeur.
Cela dépend de la singularité de chaque personne, de chaque culture collective et donc réclame une « considération » particulière.
Il n’y a pas de service sans considération de la singularité de l’autre, de son bien propre et des voies propres à le servir. Il n’y a pas de biens, produits matériels ou immatériels qui ne soit biens que par ce qu’il sert le bien personnel ou le bien commun.
Il se trouve de façon symétrique que la possibilité de reconnaître ce bien des autres et de le servir est exactement constituée par la maîtrise (professionnelle) du travail. Cela rétablit la corrélation maîtrise – service, le maître est le serviteur. Celui dont la maîtrise est faible sert moins bien et a besoin d’être lui-même aidé, servi par un plus maître que lui. Quelle calamité d’avoir fait de la maîtrise un orgueil, un pouvoir ou une emprise alors que c’est le critère de valeur de toute capacité de servir !
La seconde partie de la réponse porte sur la qualification du bien, bien personnel ou bien commun puisse-qu’il sert de critère de discernement, de jugement donc d’évaluation du service et des biens qui y concourent.
La réponse est indissociablement liée à la conception de ce qu’est la nature humaine, l’humanité de l’homme. Exigeons que toute référence de cet ordre soit accompagnée de l’explicitation de cette conception sinon nous retombons dans les clivages déjà aperçus.
En référence à la théorie des Cohérences Humaines alors le bien de l’homme c’est son accomplissement et celui-ci emprunte les voies particulières de chaque vocation personnelle. Il faut donc s’appuyer sur le discernement des Sens et singulièrement de celui qui permet cet accomplissement. Le Sens du service, le Sens du bien produit est le Sens de la vocation personnelle du client.
On peut transposer ce raisonnement à la question du bien commun pour toute communauté humaine se référant à l’accomplissement de sa vocation, sa culture, sa civilisation. La différence porte sur le fait que c’est par analogie que l’on parle d’accomplissement pour une communauté, celui-ci n’ayant lieu que dans les personnes.
En définitive tout un travail de régulation des valeurs et de la légitimité de la production des biens et services est à refaire en prenant la poursuite du bien humain comme critère général. On peut parfaitement dire aussi que tout profit se mesure au même critère. Il ne faut donc pas négliger l’idée de profit mais il faut exiger que soit dit le Sens du profit qui est visé pour savoir s’il est humainement profitable ou s’il est humainement dommageable.
Comment avoir pu éliminer ce critère du bien de l’homme dans le débat économique. Le rétablir fera découvrir que très souvent c’est déjà comme cela que les choses se passent, là où le discours économique n’a pas encore totalement dépossédé les gens de leur économie. On découvrira aussi qu’il ne s’agit pas de classer les choses ou les services en bon ou mauvais mais à chaque fois d’ajuster chaque chose, chaque service au bien commun, au travers des personnes. Cela donnera probablement des investissements différents, des évolutions dans les enjeux du travail, les niveaux de maîtrise, l’efficience, le développement des personnes et des communautés.
On découvrira enfin que la prise en compte exigeante, difficile mais la seule enrichissante du bien humain dans l’économie ne limite en rien la liberté de quiconque mais y associe l’exigence de responsabilité.
La refondation de l’économie appelle à ce renversement qui fait du Sens du bien humain le critère de toute valeur à la place de la quantité qui n’en est qu’une mesure accessoire.
La mutation de l’entreprise repose sur ce renversement économique dont la question du Sens et des valeurs d’une part et l’ouverture des nouveaux espaces du virtuel d’autre part sont les principales assises.