Le Sens
Dans une période en quête de Sens sont défaillants les questionnements sur le Sens en lui même et foisonnants les usages du terme sans souci de rigueur. C’est comme cela que l’on produit ou construit du sens qui ferait aussi des effets. Il y a ici un renouvellement fondamental de la question du Sens qui change tout. C’est une véritable révélation de l’essentiel de l’humain. La confirmation se trouve dans une extraordinaire fécondité théorique et pratique qui ne se dément pas (semen).
Voilà ici des réponses à des questions trop peu posées.
Bien des augures ont fait écho à cette projection de Malraux « le 21 siècle sera spirituel ou ne sera pas ».
Qu’il ne soit pas, malgré la crise et les périls qui se rapprochent reste douteux. Qu’il soit spirituel semble être confirmé par quelques signes des temps. Valeur, éthique, retour du religieux, souci de responsabilité autant de thèmes à l’ordre du jour de façon ostentatoire ou plus diffuse.
Parmi ces signes, il est à noter l’émergence des questions de Sens qui deviennent immanquables pour ponctuer ou conclure toute réflexion livrée au public.
Or un examen attentif, qui dépasse l’exaltation sensible ou l’intuition consensuelle montre que s’il y a quête de Sens, l’objet, le sujet et la visée de la quête ne sont pas bien établis.
Les sémioticiens notamment ne font guère écho à une quête qui semble à priori plus morale que linguistique alors qu’il s’agit de l’un des rares théories du Sens, selon une certaine conception d’inspiration sémantique il est vrai, dont la pratique structurale ne touche guère au coeur.
Or, c’est bien au coeur, à l’essentiel que la question du Sens en appelle, sollicitant réponse aux interrogations les plus profondes : Sens de la vie, Sens de l’homme, Sens de la nature, Sens de l’histoire, Sens des projets, des engagements, Sens de l’éducation des enfants, des responsabilités à prendre et plus généralement question d’orientation de nos existences et de nos actes.
De cette interrogation on peut apercevoir trois facettes :
Connaître le Sens pour savoir ? pour discerner les possibles.
Repérer et qualifier le « bon » Sens pour pouvoir le choisir.
Traduire le Sens en acte, en méthode, en mouvement, en réalisation.
Le Sens à discerner, le Sens à choisir, le Sens à engager tels sont les trois volets de l’implication du Sens dans le questionnement actuel.
Face à cela, un réflexe de plus en plus fréquent est de se tourner vers le catalogue des réponses établies et de stigmatiser au passage l’oubli de nos sources culturelles, philosophiques, religieuses.
Le 20 siècle ne semble pas avoir brillé par la créativité de la pensée mais plutôt par l’exploitation des certitudes dont le succès ou la monstruosité ont favorisé cet oubli. L’effet a primé sur la source, l’accessoire sur l’essentiel, l’action sur la pensée, les moyens sur les fins.
Les peurs milliénaristes sont-elles seules explications de ce renversement qui s’annonce qui justifieraient alors ce réflexe conservateur plutôt qu’une réflexion à nouveaux frais ?
Il ne faudrait pas que la référence aux réponses anciennes vienne pour oclure la liberté et la responsabilité de ceux qui en assument l’enquête.
Ainsi il importe de reprendre aujourd’hui non seulement les questions de Sens mais les questions à propos du Sens : « Qu’est-ce que le Sens ? » est une autre question que : « Quel est le Sens ? ».
En particulier il faudrait être prudent sur toute affirmation qui tendrait à poser le Sens comme unique ce qui simultanément annihile toute liberté et même la possibilité de toute question de Sens d’une part et amalgameraient dans une même confusion le Sens, le « bon » Sens, la « conscience » de Sens, le sujet, l’objet et la visée du Sens ce qui ne peut s’achever que par une sidération ou un évitement de la question.
Une vision dualiste du bon et du mauvais Sens, le second n’étant que l’envers du premier ou vice versa n’a d’autres issues que le monisme du premier cas ou alors un manichéisme qui ne trouve que dans la coupure, la division, l’exclusion, solution aux problèmes des hommes.
Ainsi, s’il est justifié d’interroger nos traditions pour y trouver toutes indications, repères et témoignages révélateurs, cela n’est pas toujours suffisant pour traiter ici et maintenant de la question du Sens à propos des affaires et dans les domaines dont nous avons le souci et la charge.
La Théorie des Cohérences Humaines qui est développée depuis plus de quinze ans apporte un regard neuf sur ces questions de Sens. Elle le fait selon différents plans :
Le renouvellement de la notion de Sens,
Le déploiement des conséquences théoriques et pratiques à l’usage de tous ceux dont la liberté et la responsabilité est interpellée aujourd’hui par les questions de Sens,
La mise en évidence qu’il s’agit toujours là de l’essentiel en ce qui concerne le coeur de l’homme et des affaires humaines.
Une relecture et une réponse neuve à la plupart des grandes questions de fond qui se posent à l’humanité.
Enfin elle met en évidence qu’il y a dans le moment historique que nous vivons un enjeu singulier que l’on peut décrire comme l’accès à un nouvel âge de l’évolution de notre civilisation, l’âge du Sens.
Cette dernière thèse ne doit pas être considérée avec naïveté. Elle risque de rencontrer le scepticisme de ceux qui, ne croyant pas que l’histoire ait un Sens unique, en viennent à penser qu’elle n’a aucun Sens et que du même coup que l’on ne peut qualifier aucunement une quelconque évolution et donc aucune phase ou étape particulière. Elle risque de donner l’impression d’évidence qui résulte d’une intuition de retrouver confirmation de ses aspirations.
La théorie des Cohérences Humaines fait un parallèle entre la conception de l’homme et de l’évolution inhérente à sa nature propre et les phénomènes auxquels nous sommes confrontés.
En cela, elle montre qu’après un âge du faire, et un âge des signes, maintenant en crise, (crise des représentations) vient un âge du Sens.
Viennent aussi tous les travers et toutes les régressions possibles, viennent aussi des histoires individuelles et collectives de tous âges, viennent enfin s’affirmer simultanément comme toujours toutes les tendances (Sens) de l’humain parmi lesquelles il est malgré tout possible de traquer les repères d’une certaine évolution parmi d’autres et de discerner l’émergence d’une tendance, d’un Sens (parmi d’autres) qui peut se lire ainsi.
L’ère de l’esprit que d’aucuns annoncent est sans doute l’âge du Sens.
Le Sens justement est, selon la théorie des Cohérences Humaines, l’esprit en l’homme. Il faut parler plutôt des Sens ou esprits ce qui fait de la quête de Sens l’équivalent d’une quête spirituelle associée toujours, mais surtout sans la confondre, avec la recherche du « bon » Sens ou Sens du « bien », commun et personnel à la fois.
Plus précisément il s’agit avec l’âge du Sens d’accéder à un nouveau niveau d’évolution donc de « maîtrise ».
L’âge du faire trouve dans l’agir le moyen de contenir l’archaïque et de progresser dans la maîtrise des comportements individuels et collectifs.
L’âge du signe trouve dans les représentations un plus haut niveau de maîtrise qui ouvre à une vision plus large, à une identité, à une conception d’ensemble des choses.
Il initialise un espace social, culturel où l’écrit prend de plus en plus de place et aujourd’hui l’image, ce « virtuel » qui peut aider à conduire le réel (où à le fuir).
L’âge du Sens est celui qui ouvre à un autre niveau de profondeur de l’homme et des affaires humaines, un autre niveau de « maîtrise », d’exigence aussi. Il est l’âge de la responsabilité personnelle au sein de la communauté.
Avec lui, le Réel se découvre dans son essentiel : le monde du Sens, l’expérience humaine s’étend à un autre espace, non plus simplement physique (factuel) ou mental (formel) mais aussi « communautaire » (relationnel).
L’âge du faire se contente d’immédiat, de constats unidimentionnels.
L’âge du signe s’ouvre à une perspective et une représentation bidimentionnelle.
L’âge du Sens réclame une logique ternaire ou trinitaire pour rendre compte de l’expérience humaine et donc des phénomènes auxquels nous sommes confrontés et participons.
Le propos de ce texte est de montrer les enjeux et l’importance de la question du Sens par le moyen d’un tour d’horizon des « questions de Sens » telle que la théorie des Cohérences Humaines les situe. Le lecteur trouvera dans d’autres ouvrages des développements qui ne sont donnés qu’à titre qu’indicatifs.
I – QU’EST-CE QUE LE SENS ?
C’est une question qui, dans sa simplicité, s’avère surprenante. En effet, malgré l’importance du Sens pour l’homme, elle est très rarement posée et il semble que très peu s’en soient aperçu. Il est même courant qu’on la confonde avec la question : Quel est le Sens ? qu’il faut entendre elle-même comme : Quel est le « bon » Sens ?
Ce serait là une étrangeté extravagante si nous n’avions pas reconnu être dans un âge des signes qui n’accède pas à « l’intelligence du Sens » et qui cherche toujours dans quelque forme (ou structure) le sens des signes qui sont eux-mêmes formes.
(Notons ici la prudence à tenir par rapport à la notion aristotélicienne de forme qui est susceptible de générer toutes sortes de confusions de même que la notion de raison dont l’usage thomiste prête aussi aujourd’hui à confusion, celle de l’esprit et de la lettre, du Sens et du signe, celles des structuralismes).
Le Sens nous l’écrivons ici avec un S pour marquer une différence avec tout ce que la langue française rapporte au mot sens.
Selon la théorie des Cohérences Humaines, le Sens est le principe qui s’actualise sous plusieurs modalités de sens.
Pour être plus précis, les Sens sous-tendent et transcendent les sens. Ces derniers appartiennent à l’ordre existentiel des phénomènes et on verra comment le Sens devient sens.
Il y aura donc à envisager d’une part ce qu’est le Sens, et d’autre part la façon dont le Sens s’exprime dans l’expérience humaine existentielle, dans les phénomènes et les affaires humaines.
Le Sens est donc à considérer d’abord dans ce qu’il est.
Le Sens est disposition d’être de la personne humaine.
Dans le fond de sa nature d’être humain l’homme est Sens, en tous Sens. En cela l’homme est liberté, liberté de se tenir en l’une quelconque des dispositions d’être. Se tourner dans un Sens, s’orienter intérieurement, tourner son regard dans un certain Sens, sont autant d’exemples de cette disposition intérieure.
L’intériorité là n’est pas psychique mais ontologique.
L’Etre de l’homme est ensemble de Sens, il est liberté, même si la maîtrise de celle-ci est à conquérir ne va pas de soi.
Reprenant l’expression d’Aristote « L’Etre se dit en plusieurs sens » qui évoque d’ailleurs plus ses modes d’existence nous dirons ici (en un Sens), l’Etre est Sens (multiples, le pluriel et le singulier pourraient être là confondus).
L’Etre, verbe infinitif ultime de toute expérience humaine, nature de l’homme, se diversifie aussi en multiples verbes infinitifs dérivés de l’Etre et se disant chacun aussi en plusieurs Sens. Au-delà tout acte humain peut être actualisé selon plusieurs Sens.
C’est comme cela que la liberté qui est pluralité de Sens en l’Etre humain se joue existentiellement dans chaque situation, devant chaque chose, à tout moment comme responsabilité de choix de Sens comme à un carrefour où nous devons choisir une conduite, un but, un plan. Pour cela, nous sommes la boussole étant nous-même les Sens parmi lesquels nous devons prendre position, nous tenir dans une certaine disposition.
Disons tout de suite que le choix n’est pas indifférent. Les Sens ne se valent pas sinon il n’y aurait pas de Sens, pas de choix, pas de liberté, pas de responsabilité et après tout pas d’avenir.
Le Sens est donc de nature anthropologique, il est substanciellement et dans sa pluralité la nature même de l’homme dont on verra qu’elle s’actualise dans l’expérience existentielle par les multiples modalités des sens constitutifs des phénomènes, de la réalité réalisée.
Le Sens est aussi, on l’a vu, de nature ontologique nous tenant toujours à un entendement étymologique des termes plutôt que conventionnel (comme l’observait Karl Popper dans son entourage viennois les concepts enfermés dans leur acception conventionnelle supposée semblent figés à la plupart des gens alors qu’il s’agit toujours de les habiter et en cela de leur « redonner Sens », c’est de cette étymologie là dont nous parlons ici qui va chercher le Sens où il est… en nous-même qui en sommes de ce fait responsables…).
Le Sens est encore de nature métaphysique. Cela peut se comprendre ainsi : Tout le champ de nos « réalités », le monde, les phénomènes, notre propre existence individuelle et celles des autres pour nous, de même que toutes les choses qui nous entourent, sont le contenu même de l’existence et de l’expérience humaine. En cela, ce sont toujours des actualisations de notre Etre, celle des Sens sous le mode des sens. De ce fait, les Sens transcendent la réalité dont ils sont le Réel humain.
Ainsi dans la réalité des choses, des corps, des sentiments, des signes, des concepts, etc. il n’y a pas de Sens mais des sens, acceptions habituelles notamment. Inversement, le Sens n’est d’aucune sorte de caractéristiques de la réalité spatio-temporelle et pourtant il en est le principe.
Nous ne pouvons pas chercher le Sens dans les choses, dans les phénomènes mais à leur source, leur principe, proprement métaphysique. Le caractère ontologique du Sens en fait comme le lieu de l’être des choses. Son caractère anthropologique fait qu’il n’y a pas d’autre lieu pour le chercher qu’en nous mêmes au-delà de notre réalité individuelle psycho physique et de notre existence spatio-temporelle mais à travers elles dans notre Instance, Etre spirituel ou Etre de Sens.
A ce stade de nombreuses questions fondamentales restent posées et l’on peut craindre que, faute de les avoir encore développées et faute d’une claire lecture de ce qui vient de l’être, quelques-uns aurons déjà à tort condamné l’hérésie et cru reconnaître quelque idéalisme.
Pour d’autres l’importance de la quête de Sens dans l’ordre du discours ne pouvait aller jusqu’à de telles remises en question qui vont au coeur de l’homme en même temps qu’au coeur des choses et ils risquent d’être prématurément déçus de n’avoir encore trouver rien de « concret ». Mais qu’y a-t-il de plus concret que ce qui est la substance même de nos êtres, de nos vies, de nos réalités. C’est sûr, l’âge du Sens suppose une autre profondeur que l’âge des signes, même pour traiter de faits triviaux si nécessaires.
Ceux qui auront la patience de suivre plus avant seront peut-être un peu plus rassurés et servis dans leur souci de mieux comprendre et maîtriser les questions de Sens dans leur domaine de préoccupations. Sans quitter la question qu’est-ce que le Sens et en laissant toujours provisoirement de côté la question « Quels sont les Sens » osons une incursion du côté théologique.
Pour beaucoup les questions de Sens sont d’emblée suspectes justement d’en venir à s’abimer dans la question de Dieu. Pour d’autre la question du Sens est définitivement réglée par la question de Dieu. Dieu est le Sens, le Sens est l’Amour, le Christ est le Sens,…, etc…
Pour les premiers, il ne faudrait pas que le Sens prête à conséquence, moralement notamment, ce qui leur parait condition de liberté.
Pour les seconds, il faudrait inviter à quelque prudence. Dieu est inconnaissable et comme Saint Thomas d’Aquin le rappelle nous n’en avons que des visions humaines. Elles relèvent quant à leur contenu de nos seuls moyens d’humanité.
Sens et Etre, etc… ne peuvent nous être connus qu’autant que nous nous connaissons, ce sont des termes humains. C’est pour cela qu’à l’âge des signes les représentations peuvent être prises pour le réel y compris divin et qu’à l’âge du Sens le Sens qui est le Réel humain ne doit pas être pris pour Dieu.
Cependant, il n’est pas à exclure qu’il nous faille nous disposer dans certains Sens pour que nous soyons « tournés vers Dieu » tant comme vers notre origine notre fin. Il est même pensable que ce soit justement cela le « bon » Sens, celui que nous avons à trouver dans chaque situation, à chaque carrefour. Il est probable même que cela prête à conséquence tant pour notre accomplissement personnel que pour notre relation aux autres et que pour notre conduite et pour la maîtrise de nos affaires.
Ce « bon » Sens, Sens du « bien », commun et personnel, cette disposition d’être ne serait-elle pas celle à laquelle la disposition d’Etre de Jésus Christ nous invite selon l’Esprit Saint (le Sens sain) dans la perspective du Père.
Comme Thomas d’Aquin le rappelle aussi l’âme spirituelle (Instance de Sens) est au corps (psychophysique) comme l’Esprit Saint est à Jésus-Christ. La même trinité se retrouve dans la relation du père et du fils par l’esprit saint et celle de Dieu et de notre existence « mondaine » par l’Etre de Sens que nous sommes, « reliant le ciel et la terre » disent les traditions.
Le Sens, coeur de l’homme est en ce lieu là, lieu des questions d’esprit(s), c’est-à-dire spirituelles aussi bien dans la perspective de Dieu qu’à propos de toutes les affaires de notre existence.
Cette position médiane, médiatrice dit à nouveau le lieu de Sens et son importance. Rien n’est plus important pour l’homme, rien n’est plus essentiel dans notre existence parce qu’il en va de notre humanité ou plus précisément que de ce qui a fait notre liberté et notre responsabilité tant dans le partage de nos existences que pour l’accomplissement de notre Etre.
Restant sur le versant de cette question : « Qu’est-ce que le Sens », il nous faut aborder très vite quelques aspects majeurs qui souvent prêtent à confusion et qui seront ici au contraire les clés indispensables pour aborder l’âge du Sens.
II – CLES DE SENS
1 – Le consensus
Si l’Etre de l’homme est Sens alors la relation entre les Etres humains est consensus. Si nous sommes Sens, alors nous ne pouvons partager que ce que nous sommes : nos Sens… nos relations sont communion des Sens, c’est-à-dire consensus. Autant de Sens en nous, autant de consensus possible tous différents, pour le pire ou le meilleur.
Ce qui nous est en commun au plus profond ce sont nos consensus. Le Bien Commun est alors consensus sur le Sens du Bien, commun. Le consensus est aussi le bien de toute communauté humaine. Chaque communauté humaine se caractérise par son ou ses consensus, le ou les Sens qu’elle partage. C’est là, on le verra, une clé majeure de l’âge du Sens qui ouvre au fait communautaire et à son intelligence.
Entreprises humaines, cultures, cités, nation, familles relèvent pour l’essentiel des consensus qui les fondent. Nombre de nos problèmes et ceux des dirigeants s’y enracinent ainsi, qu’à l’évidence, leurs solutions.
Les consensus entre les hommes sont dans l’ordre du Sens proprement métaphysiques. En effet, et c’est tout à fait capital, toute expérience humaine est en elle-même expérience de l’autre, des autres, expérience donc de consensus.
Ayant noté que la réalité de nos existences des choses, du monde qui est le nôtre n’était rien d’autre, pour nous, que le contenu réalisé de nos expériences, alors on peut dire que la réalité est fait de consensus.
Tout se passe comme si le réel de toute réalité était un réel partagé, nos Sens partagés, nos consensus. Nous sommes le réel de nos réalités, communes, et nous le sommes par consensus.
Tout se passe comme si le consensus était l’être de la réalité des choses, mais n’ayant d’autre lieu que l’Instance humaine, le consensus n’a pas pour les choses de caractère ontologique.
Etant Sens partagé, il les transcende néanmoins, elles en sont l’actualisation mais les consensus ne sont pas des êtres, ils sont de l’Etre-humain, qui en est donc seul responsable dans sa liberté.
Alors, si l’on envisage un consensus dans le meilleur Sens (sous la gouverne de l’Esprit Saint), ce consensus peut-être dit Amour et l’Amour fait le monde, réalise nos existences, s’actualise dans les choses et phénomènes, orientés, par nous, pour servir à chacun et ensemble notre accomplissement.
Ici aussi ne disons pas que l’Amour est le Sens mais qu’il y a un Sens de l’Amour, Sens d’un consensus accepté comme esprit et source de notre existence la plus saine. Il en va toujours de notre disposition d’être, de notre liberté, de notre responsabilité engagées d’abord dans la relation à l’autre par consensus pour se réaliser dans une existence partagée où nous nous appartenons les uns les autres.
Nous ne sommes donc pas personnellement « propriétaires » de notre existence individuelle, toujours commune, même lorsque nous en sommes maîtres du Sens. Ce dernier est bien le lieu et l’enjeu de toute libertéet responsabilité humaine dont nos réalités sont le théâtre comme le témoignage.
2 – La Conscience du Sens
Habituellement nos Sens sont pour nous inconscients. Notre Instance est à ce titre l’inconscient dont notre existence est comme le théâtre d’ombres projetées sur l’écran des autres.
Ces ombres portées dont la forme dépend du projecteur (nous) et de l’écran (les autres) sont elles-mêmes « éclairées » par la conscience commune, conscience des réalités, celle par laquelle on connaît les choses, y compris celles de la psyché (affectives et mentales). L’ère des lumières a été l’apogée de l’âge des signes, d’une facette de cette conscience réalisante où le panorama du monde et de son mouvement nous apparaît notamment grâce aux tissages des liens de raison entre les choses.
Seulement ces lumières ne sont qu’appréhension de l’ombre et pas celle du Sens.
Elles peuvent en être néanmoins perception de l’écho comme la parole l’est de celui qui parle, au-delà des mots, à tel point qu’intuitivement ou intellectuellement par exemple nous avons l’impression que la compréhension nous vient, que le Sens nous apparaît.
Ce n’est qu’une modalité de Sens et pas le Sens. C’est là la source d’une erreur classique, celle qui postule que le Sens est le produit de la conscience où qu’il est même l’effet d’un processus qui mène à la conscience.
On parle d’effet de Sens, de production de Sens, ne prenant garde que le Sens précède la conscience et à plus forte raison celle de quelque sens. La conscience de Sens, elle, n’est pas la conscience de quelque chose, elle est la conscience de quelqu’un. Il n’y a pas en l’homme un organe, ni un processus qui produise quelque chose comme la conscience de ce qu’il est. Il y a en fait éclairage, illumination de Sens déjà là en soi.
On a pu montrer dans le cadre de cette théorie mais aussi à la lumière d’autres enseignements que cette conscience là ne s’obtenait que lorsque nous nous disposons dans certains Sens. Alors nous ne produisons pas la conscience mais la lumière nous vient et nous nous y reconnaissons comme Sens de quelque chose.
Ces Sens, dispositions par lesquelles la lumière nous vient sont justement ceux que l’on a évoqués précédemment : Sens du Bien, « Bon » Sens.
Pour s’y disposer encore faut-il un travail, une discipline, une démarche qui s’exercent dans notre réalité existentielle, « à l’aveuglette » sur le plan du Sens, mais si possible avec des repères et une méthode. Nombreux sont ceux que les traditions nous proposent plus ou moins justes mais surtout plus ou moins culturellement praticables.
La conscience de Sens est celle du Sens de telles ou telles réalités qui sont les nôtres, de tel ou tel phénomène ou situation dont ce Sens est du consensus. Elle est conscience du Sens de soi et du Sens du consensus avec les autres par laquelle nous accédons à l’altérité radicalement autre mais de même Sens en cette occurrence là, c’est-à-dire que nous nous y retrouvons semblables.
Cette conscience de Sens, obtenue par une disposition adéquate, est aussi simultanément celle des Sens multiples investis et partagés dans le même consensus (à des degrés divers). En cela, elle est découverte de la « boussole » et simultanément de la qualification relative de chacun de ses Sens. Par là même, elle est accès au discernement des Sens et de leurs conséquences actualisées ou actualisables mais aussi et surtout à la maîtrise de l’exercice de notre liberté de choix.
C’est là un des critères majeur du Bien de l’homme, du bon Sens, l’accès à cette liberté qui est ce à quoi il est appelé par nature, liberté qu’il découvre en même temps qu’il se connaît, qu’il reconnaît sa vérité, en même temps encore qu’il ne l’exerce que par consensus ou qu’existent les conditions mêmes de cet accès à la conscience. Dans cet immense chapitre liberté et responsabilité se rejoignent aussi puisque cette liberté est immédiatement engagée non seulement dans le choix du meilleur Sens mais aussi du meilleur consensus donc du partage du meilleur Sens pour les autres dans chaque contexte existentiel où la conscience de Sens nous l’accorde.
C’est là qu’intervient aussi cet apparent paradoxe de la liberté qui ne peut que vouloir s’engager dans le meilleur Sens, celui même de cette disposition à la conscience de Sens qui est celle de l’accès à la liberté mais aussi celle de l’amour et que bien d’autres critères encore signifient.
Il ne faut pas cependant confondre le Sens que la conscience de Sens éclaire et les signes qui en sont témoins significatifs mais révélateurs seulement si la disposition favorables les interroge (ce ne sont pas ceux qui crient Seigneur, Seigneur…) Liberté, maîtrise, responsabilité, fruits et conditions de la conscience de Sens et son extension, nous parlent déjà de maîtrise des affaires humaines. En effet, même s’il s’agit toujours de l’essentiel de l’homme et de son accomplissement, il en va simultanément des affaires humaines par lesquelles les consensus s’actualisent.
Les enjeux existentiels, dans le contexte desquels se joue la quête de sens et par rapports auxquels on peut souhaiter légitimement améliorer notre maîtrise et notre conduite, ont toujours pour fin ultime cette « humanisation » de l’homme, accès à sa vérité qui est liberté, par nature et selon ce à quoi il est appelé par sa création même.
Trouver le bon Sens est affaire de vie et de résolution de nos problèmes quotidiens, petits et grands, mais aussi enjeu même de l’existence toute entière qui se joue dans chaque situation comme autant de carrefours de Sens. C’est aussi affaire de responsabilité vis-à-vis de soi et des autres et bien sûr de ceux qui nous suivent dans leur évolution et que nous avons la charge d’orienter ou diriger par le témoignage de notre propre orientation ou direction.
Nous en sommes venus par la question du Sens, de la conscience de Sens, à traverser à nouveau celle du Bon Sens, Sens du Bien de l’homme.
On y retrouve l’enjeu central de toutes les affaires de Sens, déterminer le « bon » Sens. Il faut pour cela discerner les Sens parmi lesquels se déterminer pour ensuite le développer, c’est-à-dire le partager en consensus pour l’actualiser dans telle ou telle de nos affaires existentielles.
Ce « bon » Sens a aussi d’autres caractères. Il est celui de l’éthique ou plutôt celle-ci est choix du « bon Sens » dans chaque situation commune. Il est celui de la morale et des normes culturelles de « bon » Sens. Il est aussi celui qui s’exprime en projection dans nos projets, nos ambitions, nos buts, nos objectifs, nos aspirations, nos efforts, nos désirs et aussi leurs objets, etc.
Nous nous donnons sans cesse des critères du « bon » Sens mais seul le discernement des Sens, conscience de Sens, nous en donne la liberté. Sinon il faut compter sur les autres et la maîtrise de ceux qui nous précèdent sur la voie de la liberté humaine.
N’est-ce pas encore une fois le rôle des dirigeants, des responsables, des cadres, éducateurs, parents, même lorsque que cela semble n’avoir trait qu’à quelque préoccupation existentielle particulière, politique, économique, sociale, sanitaire, etc., après tout contingente, mais seul espace dans et par lequel se joue encore une fois notre accomplissement.
Après ces premières questions de Sens, il faut préciser quelques points qui auront ensuite leur importance.
Tout d’abord, rappelons que l’Instance de la personne est le lieu des multiples Sens de la nature humaine, humanité de l’Homme. Or, tous ces Sens ne sont pas actifs en même temps, on ne peut être dans toutes les dispositions à la fois même si quelquefois des dispositions multiples semblent subsister simultanément.
Ainsi, il faudra être attentif au fait que seuls quelques Sens sont activés et que ce sont d’ailleurs ceux qui sont en consensus. Dès lors ces Sens lorsqu’il sont activés par et dans ce consensus potentialisent une expérience humaine commune, un phénomène humain, une réalité. Celle-ci est alors à considérer comme le fruit de l’actualisation de ces mêmes Sens. Cette dialectique activation-actualisation de Sens est la clé de toute « réalisation » et donc de toute action ou engagement humain.
L’existence des choses et des individus comme acte collectif d’Instances humaines, procède de ce jeu activation-actualisation de Sens. Les Sens activés sont ainsi source proprement « énergétique » de toute réalité humaine, « le souffle de l’esprit ». C’est donc le seul lieu et le seul mode par lequel l’homme agit sur le monde et par lequel il conduit sa propre existence et ses propres affaires.
Bien au-delà, c’est la seule cause de tout « mouvement » dans la réalité de l’expérience humaine (c’est là une indication qui demanderait par ailleurs de forts développements et force justifications compte tenu du caractère profondément original de cette considération).
Ainsi toute pratique humaine sera liée à la question : Quels Sens activer pour quelle actualisation? La maîtrise de toute pratique, même relative, passe par une certaine maîtrise de ce processus.
Un autre aspect des questions de Sens est lié à la notion de cohérence. Ici la question se présente de deux façons. Sur le mode de la vulgarisation, la notion de cohérence recouvre deux aspects.
D’un côté l’idée que dans une situation, une réalité, les différents aspects ou composants vont bien ensemble. L’idée de rationalité en est une expression. On verra ici que la notion de « structure cohérencielle » dépasse et intègre celle de rationalité.
L’autre aspect est la question du principe de cohérence d’où procède cette unité d’un « aller bien ensemble ». Ce principe, c’est l’unité de Sens. Lorsque tous les aspects vont dans le même Sens alors ils nous apparaissent comme cohérents et nous semble incohérent ce qui ne va pas dans le même Sens (dans notre Sens ?).
L’autre mode sous lequel se présente la question de cohérence est plus spécifique et fondamentale. La théorie des Cohérences Humaines appelle aussi « cohérence » un ensemble de Sens de l’Instance humaine. Celle-ci porte en elle plusieurs « cohérences ». Chacune est à imaginer comme un rayonnement en tout Sens à partir d’un centre. Les centres sont nommés dans cette théorie « lieux d’être ». Un déplacement « intérieur » d’un lieu d’être à un autre est nécessaire par exemple lorsque nous rencontrons un « étranger » quelqu’un d’une autre culture ou bien un monde qui nous est étranger (étranger, être, autre ont même racine étymologique).
La rencontre avec l’autre réclame souvent un tel déplacement intérieur qui s’accompagne comme d’un changement de monde dans la réalité, quelquefois sans continuité.
Déjà pour une même cohérence, changer de Sens est changer d’horizon, de logique, de regard, de valeurs, de pratique, etc… jusqu’à passer d’un Sens à son inverse quelquefois.
Il faut apporter une précision théorique ici. Si pour se les figurer nous sommes amenés à séparer chaque Sens du voisin et de tout autre, ce n’est qu’un artifice utile alors que chaque cohérence est un continum radiant où chaque disposition ne se détermine que par rapport à toutes les autres. C’est ce qui fait d’ailleurs que la conscience de Sens implique celle de toute une cohérence. Il n’y a pas discernement d’un Sens quelconque, fut-il le bon ou le mauvais, sans que les autres soient simultanément éclairés. Cela rappelle d’ailleurs que le « meilleur Sens » dans chacune de nos cohérences ne peut être coupé, dissocié des autres et même les pires, c’est pour cela que l’ivraie ne peut-être séparée du bon grain sinon à couper l’homme de lui même et évidemment de sa liberté et sa responsabilité, c’est-à-dire sa dignité. Néanmoins, l’important est toujours de discerner les Sens pour repérer le « bon » Sens et le privilégier de toutes les forces qu’il nous procure.
La notion fondamentale de cohérence justifie l’un des moyen de représentation utile, celui de la carte de cohérence où les Sens sont figurés comme sur une boussole, comme sur une carte des Sens où « l’aiguille » est notre propre disposition (Sens en consensus) qui réclame autant que possible cette conscience de Sens indispensable pour choisir librement notre orientation.
Chaque situation humaine, chaque phénomène, chaque communauté, chaque chose, tout ce que l’on peut nommer ou seulement désigner dans notre existence, dans notre monde, est actualisation d’une cohérence en laquelle quelques Sens privilégiés sont particulièrement activés.
C’est ainsi que chacun des objets de considération qui sont les nôtres est comme un carrefour où se joue notre choix de Sens, notre maîtrise de cette liberté et donc notre accomplissement, simultanément à notre investissement vis-à-vis de cet objet et à ce que nous en faisons. C’est pour cela que rien n’existe qui ne nous soit donné pour en bien user existentiellement, c’est-à-dire pour y trouver en engager la voie de notre accomplissement, qui plus est partagé par consensus.
Lorsque nous sommes disposés dans un Sens, c’est-à-dire de façon prédominante dans une cohérence, alors cette unicité de Sens fait l’unité des différentes composantes de son actualisation dans la réalité et donc leur « cohérence » prise cette fois sur le mode de la vulgarisation.
Le Sens fait lien entre toutes ces composantes que l’on dira homologues. Plus généralement, il y a dans toutes les situations de notre existence des collections de faits, d’images, de phénomènes qui semblent s’unifier dans une même cohérence. Ils sont donc homologues.
Nous ne cessons de passer d’un plan à un autre par homologie, c’est par exemple le lien qu’il doit y avoir entre théorie et pratique, modèle et réalisation, discours et réalité, pensée et action, mais aussi entre système de valeur, mode de représentation et mode d’action ou encore entre phénomène et formulation mathématique.
La relation d’homologie, même Sens, est une des clé de l’intelligence de notre monde ou plus précisément de ce que nous appelons « intelligence symbolique ». C’est notre faculté de discerner le Sens derrière une collection de choses homologues, de même que celle de pouvoir conduire des réalisations cohérentes avec des composantes nombreuses mais homologues. Ainsi les différents états d’un phénomène évolutif sont-ils homologues lorsque le même Sens est tenu.
L’homologie est la relation qui traduit cette importance du Sens, plus large et plus profonde que la relation de rationalité qu’elle englobe.
L’intelligence symbolique englobe et dépasse l’intelligence rationnelle, maîtresse jusqu’ici de notre civilisation.
L’homologie est, sur le versant existentiel, la trace de l’unité de Sens « transcendant », « métaphysique ».
Il nous faudra par la suite mieux comprendre comment sur ce versant, notre réalité d’expérience se forme, se diversifie, se structure et comment les sens, acceptions multiples de la notion de sens (en français particulièrement) traduisent le Sens qui les transcende. Cela nous permettra d’apercevoir l’omniprésence de la question du Sens derrière les sens qui le traduisent sous le mode existentiel.