Le partage du travail

Ce texte a été écrit bien avant les 35heures dont c’était l’argument majeur. Il reste d’actualité. L’économie est en plein bouleversements sans que ce type de raisonnements fallacieux en tienne compte. Nous sommes dans des mondes étrangers. Celui des idées libres de toute réalités et celui d’un monde en pleine mutation qui n’a pas encore les représentations adéquates pour se faire comprendre.

Après l’évidence de l’inefficacité de la réduction du temps de travail pour réduire le chômage vient l’évidence de la nécessité du partage du travail.

Un responsable politique disait récemment que le développement des technologies ne pouvait que diminuer le nombre d’emploi, alors qu’en coeur, pratiquement tous, depuis une décennie nous prêchaient l’inverse avec force référence aux luttes du 19e siècle contre le chemin de fer. Il y a peu encore la quasi unanimité se faisait sur la certitude qu’une meilleure croissance réglerait le problème du chômage. Une série de palliatifs suffiraient pour patienter, TUC, CES… la liste est longue ! Souvenons nous encore du ballet entre "traitement social du chômage, traitement économique du chômage".

Rajoutons à la liste ce calcul stupide consistant à dire : puisque les plus formés ont plus de chance d’avoir un emploi, il faut former les jeunes et les chômeurs pour qu’ils aient du travail. Bilan ?

Il a fallu un saut dans la courbe du chômage des cadres et la chute brutale des recrutements automatiques à la sortie des grandes écoles pour que le doute commence à s’insinuer.

Il est quand même intéressant de constater ce phénomène de généralisation de la nouvelle évidence "le partage du travail". Pour ne pas être naïvement d’accord et donc sauver son image de sage réfléchissant à l’avenir de nos sociétés, chacun y va de sa nuance : partage du travail ou partage de l’emploi ; avec ou sans diminution de salaire, etc.

Comment ne pas comparer cette émergence à une poussée de boutons qui fasse craindre qu’un peu de temps, 1 an ? 10 ans ? n’en efface les chaleurs et les boursouflures

Le tableau, sévère, n’est malheureusement qu’un pâle reflet des phénomènes qui se produisent autour du chômage dans notre société.

Le plus grand mystère n’est-il pas l’absence d’une analyse quelque peu distancée des discours, positions et dispositions des responsables et experts de tous poils au cours de la décennie ?

N’y a-t-il aucun universitaire, aucun penseur, aucun chercheur qui trouve utile de procéder à une telle analyse pour essayer de détecter, sinon les critères de l’efficacité, du moins les ressorts de la vanité en la matière ?

Ne disons pas que personne n’a vu clair, mais que les responsables, relayés par les média et leurs experts, ou bien n’ont porté qu’une attention distraite à la question, ce que nous ne croyons pas, ou bien font preuve d’un manque cruel de discernement.

Mais est ce bien le seul domaine à l’époque où les grandes structures de pensée d’organisation et d’action sont mal en point ? Santé, politique en sont témoins. Nous pensons qu’il y a trois obstacles majeurs au discernement. Leur repérage et les conditions de leur levée ouvriront les seuls horizons possible à la résolution du problème qui nous est posé.



I – LE TRIOMPHE DE L’INDIVIDUALISME ET DE L’EGOISME

Érigé en vertu il justifie moralement chaque personne, chaque entreprise, chaque collectivité, chaque nation, chaque groupe catégoriel de ne considérer les autres qu’à la seule mesure de ses intérêts. Ces intérêts de référence sont d’ailleurs asservis à la volatilité des désirs, humeurs et perceptions. S’il sont souvent matériels, il est surtout patent qu’ils ont été et sont principalement identificatoires.

L’identité, l’image, la bonne conscience sont évidemment devenus pour beaucoup à notre époque le contenu majeur de l’intérêt. Il est devenu très facile et très utile de se construire une "éthique" à façon et des "valeurs" idéelles qui ne prêtent pas à conséquence en pratique.

Pourquoi cela fait-il obstacle au discernement ? Parce que seul le miroir de ses intérêts, l’admiration de ses propres vertus et un mirage de réalité sont objets d’attention.

Le réel qui est l’altérité partagée est hors du champ de conscience.

Ainsi, les discours sur le chômage ont laissé de côté les gens et leurs épreuves personnelles. Le "concept" de chômage n’est pas la réalité personnelle et sociale des gens. En voulant être "proches des électeurs", on est proche de représentations, miroir des jeux d’intérêts, et pas du réel.

Que faire ? Cesser de justifier publiquement l’égo-centrisme comme valeur humaine. Il ne s’agit pas d’engager la lutte mais seulement de changer le sens du regard.

Comment, par exemple, parler de partage du travail en ne conservant de celui-ci que la valeur spéculative "ça ne sert qu’à gagner de l’argent" ? Elle est en parfaite cohérence avec la logique spéculatrice qui espère plus du jeu des mises (économie casino) que du labeur industrieux générateur de "biens". Si le travail est engagement spéculatif indépendant de l’oeuvre réalisée en commun et pour la communauté alors, le partage du travail n’est rien d’autre que l’artifice salvateur d’une bonne conscience. On peut prédire, mais qui s’en soucie, qu’au-delà de quelques expériences montées en épingle rien ne changera positivement.

Que faire pour que sous cet angle cela change ? Repenser la notion même d’économie ! Et s’il s’agissait, comme le veut l’éthymologie, des "règles de la maison", c’est-à-dire des modes de production et d’échange du "bien" commun dont les "biens" et "services" ne sont que les déclinaisons ?


Alors tout le système d’appréciation et de valeur change et au lieu de la dépossession actuelle des personnes, des localités et des régions de leur "économie", une réappropriation permettra d’envisager une répartition des contributions selon les rôles et compétences. C’est cela alors que signifiera le "partage du travail".

Mais il est humain de préférer persévérer dans l’erreur narcissique gratifiante plutôt que de sortir de la voie de l’échec. A ceux qui ont à coeur d’être responsables de prendre leurs responsabilités pour cette conversion là et au moins prendre part, à leur niveau, au travail que cela implique. Il y a là oeuvre commune de conversion à entreprendre et partage du travail à y faire.

Ne feignons plus de croire qu’un nouveau truc, un gri-gri ou une martingale socio-économique permettra de séduire et tenter le sort sans avoir à se mouiller, sans avoir à remettre en question l’égolâtrie confortable du moment.


II – LE TRIOMPHE DU CONFORMISME INTELLECTUEL JUSQUE DANS L’ANTI-CONFORMISME


Il y a déjà quelques temps que l’on annonce la mort des idéologies. Or, la crédulité et la normalisation mentale n’ont jamais été aussi grandes. Les débats ne touchent plus aux racines des "idées", des "idéaux", mais à leur accommodement. C’est comme cela qu’on en était arrivé à parler de "consensus mou", sans se rendre compte que sur le fond le terme consensus signifie "sens partagé" et que son usage éliminait toute référence au sens et en venait même à la confusion des sens.

Si l’on ne va pas au fond des choses, à leur racine, à la racine des hommes, de leur humanité, à celle des peuples, à celle des problèmes, comment peut-on y comprendre quelque chose.

A la place, le jeu des images, le jeu des codes sociaux, le jeux des idées en l’air se substitue à la confrontation au réel.

Par exemple, tout le monde, ou presque, est favorable à l’économie de marché. Mais qui édite et dicte les "lois du marché" ? Qui décide que ces "fictions conceptuelles" sont plus intangibles que les lois humaines ? Qui fait parler le marché. "Le marché demande que, … exige que…, impose que…," qui dit cela ? Que ne fait-on pas au nom du marché ? Les agriculteurs, par exemple, sont pris depuis fort longtemps entre une double injonction.

Croire que c’est "le marché" qui gouverne et qu’il faut s’y adapter pour survivre ou en bénéficier. Croire que c’est "Bruxelles" qui gouverne et qu’il faut s’y adapter pour survivre ou en bénéficier.

Le résultat est la perte des repères, la dépossession de toute pensée économique propre, la perte de toute autonomie et de toute originalité, là même où on croyait cultiver un esprit d’indépendance.

Un sursaut se produit, trop c’est trop, et le C.N.J.A. qui a sans doute de bonnes sources, en appelle au Sens de l’action, au réenracinement dans les hommes des finalités agricoles.

La notion de "marché" telle quelle est actuellement utilisée la plupart du temps dans les analyses et les décisions est sans fondement conceptuel. Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas de possible mais que cela n’intéresse personne. La répétition de l’idée, sa standardisation, sa reprise par l’opinion font force de loi scientifique. Le conformisme ne relève que de cette crédulité là.

Le partage du travail peut être une "idée en l’air". Cela en a tout l’air. C’est cela une vrai abstraction comme l’abstraction du "marché international" que personne n’a jamais vu mais dont tous parlent savamment en son nom (c’est bien pratique) ou pour en faire l’explication (vaine) de la dureté des temps.

Que faire ? Cesser de croire que la réalité de l’océan, c’est l’écume des vagues. Cesser de croire qu’un nouveau modèle de distribution du travail équilibrera les comptes du chômage.

Le travail est un acte humain, individuel et collectif. Ce n’est pas une entité mathématique que l’on peut diviser, répartir, distribuer à loisir selon les calculs de la raison ou de nos meilleurs ordinateurs.

Peut-être, faut-il redistribuer le "temps de travail", le "droit au travail" dont chacun disposerait d’une "certaine quantité" pour quelque raison que ce soit. On pourrait même instaurer des tickets de rationnement. La dérision du propos ne doit pas cacher la gravité de la déviance qui fait des notions, par lesquelles on traite les problèmes souvent cruels, des leurres sans prises sur le réel parce ce que coupés de leurs racines.

Mais ne faut-il pas s’interroger sur l’efficacité réelle des montagnes de mesures, dispositifs, appareils et autres arrangements pris avec forces lois, décrets et circulaires ?

Il serait facile de dénoncer comme idéologues leurs auteurs sans s’interroger sur ses propres crédulités.

Il serait facile de reporter sur d’autres leurres planétaires la seule cause des échecs. La "conjoncture", par exemple, est devenue cette entité, cause de tous nos maux, à laquelle on oppose surtout des jeux de mots.

Lorsque l’on travaille auprès d’un chef d’entreprise, d’un groupement d’agriculteurs, d’un élu ou de tous autres responsables et qu’on les aide à se faire à nouveau les auteurs de leurs projets, de leurs analyses, de leurs engagements alors ils retrouvent une foi certaine. Il faut s’interroger sur le goût actuel de la gestion des leurres.

Il faut se demander ce que peut signifier le partage du travail comme partage d’actes humains, partage d’actes d’entreprendre sinon une prise de responsabilité, comme auteurs, des enjeux et des modalités de nos entreprises.

il ne faut pas laisser "la conjoncture", "le marché", "la nécessité du partage du travail" nous dicter leur loi, par la bouche des experts ventriloques auxquels est plus prêtée oreille qu’à la voix des profondeurs de l’expérience humaine des gens et des responsables eux-mêmes.


III – LE TRIOMPHE DE L’EVIDENCE MATERIALISTE


Un troisième obstacle au discernement est l’évidence, cette rédition du jugement qui consiste à se rendre à l’évidence, comme à un constat fatal et nécessaire.

Ou bien les choses sont ce qu’elles sont et il n’y a plus qu’à prendre la mesure des choses et s’en arranger. C’est la dictature de la nécessité, de la fatalité. Ou bien les choses valent par les espérances (ou désespérances) dont on les investit et alors nous avons prise sur nos buts et les voies empruntées. Nous pouvons y mesurer les situations et les phénomènes.

S’il y a une souffrance inhérente au chômage alors c’est que nous nous sommes engagés dans une mauvaise voie et que nos buts sont à remettre en question.

Si nous ne le faisons pas, il n’y a aucune raison pour que la persévérance ne conduise à l’aggravation. C’est ce qui se passe depuis si longtemps.

Par quel mystère est-on incapable de prolonger les trajectoires sur lesquelles nous nous sommes engagés ?

Par exemple, comment est-il possible que les délocalisations industrielles n’aboutissent pas à la désertification des pays dont les exigences socio-économiques des "travailleurs" sont si démesurément supérieures à celles de l’immense majorité du globe ?

Cela n’empêche pas de prôner un libre échange, une libre circulation qui ne peuvent qu’accélérer le processus et de penser que la protection de son économie n’est que protectionnisme sacrilège ou archaïsme nationaliste rêvant d’autarcie.

Comment est-il possible de croire que l’égalité est respectée lorsque de minuscules acteurs économiques sont sensés avoir les mêmes droits et les mêmes devoirs concurrentiels que les mastodontes ?

Comment est-il possible de ne pas remarquer que des populations "primitives" ont su assurer leur subsistance et leur développement et que des "millions" de personnes largement éduquées, civilisées et même expérimentées n’ont pas entre leurs mains les moyens de construire, quitte à reconstruire, des communautés de vie et de travail. Ils se trouvent dépossédés de leur capacité économique. Pourquoi ?

S’il s’agit de porter un jugement sur l’existence de millions de chômeurs, sur la désertification de territoires entiers longuement travaillés par l’homme, sur la disparition de la population agricole, sur le sentiment d’impuissance devant ces phénomènes, alors il faut se questionner sur les espérances que nous portons, sur les visées que nous poursuivons, sur l’exercice de notre liberté de choisir.

Si nous renonçons à cette exigence alors la fatalité répond à notre place, se fait responsable et le travail n’est plus l’effort engagé dans une visée proprement humaine.

Le travail devient une substance, une masse matérielle que l’on peut couper en tranches, ou en miettes, que l’on peut peser, découper, vendre ou acheter et que l’on peut, en période de rareté, rationner.

Si la taille du gâteau diminue ou la population augmente, il faut couper de plus petites parts. Le partage du travail compris comme cela (mais non voyons !) n’est que la suite logique de cette rédition aux évidences d’un matérialisme économique dont les concrétions encombrent et embrument nos cerveaux. Même si le gâteau est amer. (le travail est une peine dont il faut se débarrasser, c’est bien connu), la solidarité va jusque là : Il faut partager le travail. Il ne reste plus qu’à trouver le couteau du partage. Gageons qu’il s’aiguisera à la mesure de la montée des culpabilisations.

Les bourreaux de travail seront-ils condamnés ? Rendez-vous à l’évidence et vous le constaterez bientôt.

A moins que vous jugiez que le sens de la marche et de l’histoire n’est pas sain et que, délibérément vous affrontiez la question des finalités, des buts et des voies qui permettent de rassembler les efforts, c’est-à-dire d’en partager le travail.

Si on évite le débat sur ses finalités, celles des entreprises, celle de toute économie, alors le partage du travail n’a pas de sens.

Pour conclure, il nous faut faire l’aveu que nous avons quelque responsabilité à ce qu’il nous arrive.

Si nous ne pouvons pas prétendre nous rendre parfaitement maître de notre destin personnel et collectif, toute la dignité humaine réside dans la possibilité d’oeuvrer à cela. L’humanisation du monde n’est rien d’autre que la culture de notre dignité d’être humain.

Notre abdication devant cette exigence vertueuse nous enferme dans les cercles vicieux où toute persévérance aggrave la situation.

Qui osera établir les corrélations entre la courbe du chômage effectif et celle des mesures prises pour y parer. Notre choix est là : persévérer, s’accommoder de la fatalité, procéder à quelques arrangements opportuns ou bien redonner sens aux enjeux et aux moyens, mots et idées, au bien commun. Alors le "partage du travail" y trouvera aussi son sens.

Retour