Cohérences culturelles de l’Europe

L’Europe est une culture des cultures. C’est son meilleur Sens. Elle n’a pas de centre sinon une problématique humaine centrale. Elle n’a pas de frontières sinon celles des conSensus qu’elle partage avec ceux qui s’y reconnaissent. Pour le meilleur et pour le pire. La carte des Sens et cohérences de l’Europe éclaire non seulement le passé mais aussi les voies de l’avenir. Ce texte est d’octobre 1989

La théorie des Cohérences Culturelles fonde, dans une anthropologie fondamentale, une conception de la culture qui a l’avantage de dépasser les idées préconçues ou les élans sentimentaux qui tiennent lieu en la matière de doctrine ou de certitude.

Asseoir conceptuellement la notion de culture c’est aussi se permettre enfin d’en avoir une compréhension efficiente et de développer en conséquence des méthodes opérationnelles. Rien n’interdit alors d’y réinvestir sensibilité et imaginaire, mythe et poésie, craintes et aspirations.

En quelques mots, une culture est fondée dans un « consensus » invisible et le plus souvent inconscient. A la fois permanent dans ses dialectiques potentielles et variables par le jeu des dominantes de sens ou tendances qui palpitent au rythme de la géographie et de l’histoire et au coeur des personnes et des groupes. Ce consensus est une « part d’humanité », c’est-à-dire quelque chose qui fait partie de la nature humaine et qui est partagée d’une façon surdéterminée par une partie de la population tout en appartenant à l’héritage de l’humanité entière (totale et intérieure).

Ce versant invisible de la culture noue pour chacun une problématique d’humanité des personnes et de la communauté qui peut être engagée en plusieurs sens, les pires et les meilleurs.

Toute culture porte ainsi en son fondement le sens d’une vocation singulière et d’une vertu humaine, de même que ceux de travers sinon de vices dont elle est également héritière.

Et puis, il y a la face visible qui est toute la façon humainement vécue et réalisée dont cette culture manifeste ses consensus selon les conditions et les conjonctures où elle s’exprime :
– des qualités et travers sensibles, affectifs, qui irriguent son système relationnel et ses ambiances de vie,
– des qualités et travers imaginaires, conceptuels, qui construisent son système de représentations et d’identification,
– des qualités et travers opératoires, matériels, qui organisent son système d’usages et de comportements.

Notre étude de Cohérence de la Culture Européenne ne vise pas à décrire une fois de plus les manifestations de la Culture Européenne mais à en élucider les sens ou tendances fondamentales. De par leur nature invisible, ces sens ne peuvent être exprimés que dans des images, des actes ou des sensibilités visibles et ici par un langage manifeste. Les mots ne sont pas le sens mais veulent le signifier. C’est comme cela qu’il faut lire les conclusions de cette recherche.

A chaque sens son contraire mais aussi tout un univers sensible, mental, pratique qui a sa cohérence interne et, qui même s’il emprunte ou croise les mêmes espaces, ne s’entend pas avec les autres (dissensus dans le consensus).

L’Europe occupe l’une des positions majeures de l’humanité, sa part d’humanité est si centrale qu’elle nous en apparaît universelle mais sachons qu’il en est de même pour les autres cultures majeures de l’humanité. Chaque culture est universelle en tant qu’elle porte une problématique universelle de l’humanité. Elle est singulière en tant qu’elle en porte l’héritage de façon dominante au coeur de chacun de ses sujets.

LA COHERENCE DE LA CULTURE EUROPEENNE ET SES SENS

Europe ou le rapport à l’inconnu.

Dès l’origine l’identité de l’Europe est un mystère. La phénicienne mythologique séduite par Zeus déguisé en un taureau étrange qui a donné son nom à l’Europe n’y avait jamais mis les pieds. Dès le VIIe siècle avant Jésus-Christ le terme désigne le territoire formé par le péninsule de l’Asie et cette « terre inconnue » au nord de la Grèce.

Terme de géographie, ce n’est qu’épisodiquement avec de longues éclipses que l’idée d’une communauté, d’une culture, d’une unité politique différenciée se fait jour.

Ce que l’étude nous révèle c’est que le lien commun, le lieu de la rencontre des consensus européens est cette problématique humaine du rapport à l’Inconnu.

L’Inconnu c’est ce qui est et que l’on ne connaît pas, le mystère, le coeur ou la vérité des choses, l’Etre derrière, les apparences, l’inconscient en nous-même et les autres, l’Autre, être étrange étranger qui nous est présent sans que l’on puisse le saisir, le connaître absolument. C’est une présence invisible que l’on manque à maîtriser, un défaut de maîtrise, un manque au coeur du visible et qui tient lieu d’Etre.

Culture de l’Etre, de l’Etranger, elle est la culture de la personne comme être singulier original et unique, insaisissable dans sa radicalité.

Philosophie grecque et anthropologie chrétienne en font la terre d’élection d’une pensée humaniste et d’un personnalisme qui peuvent tourner à l’anti-humanisme et à l’individualisme.

L’Inconnu est ce qui interpelle l’européen et suscite ses réactions, les réactions en tous sens qui caractérisent sa culture aux frontières si floues, au coeur si insaisissable, et pour cause.

La carte de cohérence servira pour cela de guide ou plutôt de boussole dont les directions sont autant de sens pour les réactions à cette interpellation par l’Inconnu. Autant de sens pour des sensibilités, des mentalités, des usages différenciés. Autant de sens pour des logiques, des dynamiques et des valeurs diversifiées pour le pire et le meilleur.

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Chaque sens se comprend par opposition à son inverse et par conjugaison de ses latéraux.

Horizontalement

A gauche , l’Europe est celle des contrastes, de l’aventure aux frontières du connu, de l’entreprise incertaine et du saut dans l’inconnu. Elle est celle du courage de la rencontre de l’étranger, du mystérieux. Culture d’aventuriers et d’entrepreneurs et culture de la confrontation… des cultures, de la rencontre des différences.

A droite , au contraire, l’inconnu suscite recul et retrait, crainte et défensive. Il appelle sécurité et protection derrière ce qui efface la différence, élimine l’incertain, l’inconnu. Idées toutes faites, idéologies, goût de l’ordre établi sont autant de défenses. La réduction du réel au conscient, de l’univers au connu, font partie des défenses que la psychanalyse (bien européenne) a mis en évidence et que les sociétés européennes savent cultiver par toutes sortes d’artifices.

Verticalement

En haut , l’Europe est celle du formidable désir de connaissance qui en fait le berceau de grandes découvertes et de la science moderne par exemple. L’inconnu appelle la curiosité, l’ouverture et celles-ci débouchent à la fois sur l’humanisme et la tolérance et sur la recherche du nouveau. Le manque de maîtrise provoque le désir de compréhension, le problème: le désir de résolution. Connaissances et techniques fleurissent sous la gouverne de cette réaction.

En bas , à l’inverse, il y a en Europe une réaction négative face à l’Inconnu et l’étranger. Tout simplement il n’existe pas, c’est quantité négligeable et bon à être ignoré. L’Europe s’enorgueillit d’autant plus d’être LA culture, LA civilisation qu’elle refuse de voir et d’entendre ce qui lui est étranger et qu’elle ne peut que subordonner. l’individualisme est avant tout rejet de l’autre dans son étrangeté, son altérité. L’égocentrisme est refus de l’être, de l’inconscient de la profondeur source de différence. Le manque de maîtrise se résout par la fermeture sur le territoire de l’égo, celui du à soi et du même.

Combinés ces quatre sens donnent :

Au Sud-Ouest , une confrontation négatrice paradoxale qui fait de l’autre un rival, de l’étranger un concurrent et une opportunité. L’Europe des puissances n’a cessé de nouer des alliances et des compromis pour mieux rivaliser avec l’autre. Son manichéisme est mâtiné de compromissions, si bien que les extrêmes se trouvent complices dans un affrontement dont l’antagonisme supporte tout à fait une identification réciproque des partis. Berceau des idéologies de la lutte des classes et de la concurrence fondatrice l’Europe ne cesse de reconstituer ses blocs et ses tours d’ivoire corporatiste pour les nouvelles batailles qui ne sont que la règle du jeu de déjouement de la présence de l’autre et de l’être en soi.

Au Nord-Est , c’est le contraire évidemment, « Ouverture défensive », nouveau paradoxe de la culture européenne. Oui à l’inconnu à condition de l’inscrire dans une structure connue ordonnée. Le rationalisme est européen et la France en est l’un des plus fameux berceaux. Objectiver l’inconnu, normaliser les différences, régler et réglementer. Telles sont les réactions face à l’incertain, l’étranger le non familier. Encyclopédistes, rationalistes, républicains, démocratie formelle, systémistes, scientistes contribuent à tisser cette immense broderie de l’organisation commune d’une Europe ouverte sur un ordre toujours à repriser, qu’il soit mental, juridique, administratif, politique, scientifique, social, économique, etc…

Au Sud-Est , refus défensif, crainte et réaction sécuritaire, négation de l’autre, de l’étranger, font le lit des fascismes, totalitarismes, nationalismes extrémistes. La xénophobie, le racisme, alliés aux envolées romantiques et aux exaltations morbides ont connu leur sommun dans le Nazisme. Nier le Néant et se retrouver fasciné par la mort de l’Autre qui n’épuise pas le sujet tant qu’il y a de l’être en soi à suicider. Destin des violences paranoïaques. L’Europe maître du monde tel est là son destin impossible, source d’insécurité inépuisable. Le refoulement de l’autre, de l’être et de l’étranger, sont une tentative de fuite dans le déni de l’Etre. Edgar Morin voit là le fondement de l’Europe. Cela n’en est que son pire penchant.

Au Nord-Ouest , ouverture et confrontation. La rencontre se fait concourance. Reconstitution du tissu des êtres, des autres, des inconnus. Alliances et réconciliations, union des différences, l’Europe est alors communauté de communautés, elle est en quête d’intégration mais intégration veut dire respect de l’intégrité de l’autre absolu dans une union féconde. Alliance de l’esprit et de la matière dans la créativité, alliance de la philosophie et de la science dans la connaissance et le discernement. Alliance des valeurs complémentaires reconnues et risquées ensemble. Union entreprenante d’entreprises autonome. Bouquet des valeurs et des talents. Commerce des valeurs différenciées pour trouver une unité de consensus. Résolution de la question de l’unité des différences. Concourance des entreprises, économie de concourance. Telle est la vertu majeure de la culture européenne. Ce qui est sa problématique est la source de ses meilleures valeurs. C’est aussi sa vocation.

LA VOCATION EUROPEENNE tient en deux mots, réconciliation et concourance. Elle a une visée aussi bien philosophique et spirituelle que culturelle et sociale en même temps que dynamique et pratique.

Cet esprit européen n’est pas dominant même si on peut en pressentir à bas bruit l’émergence :
– construction européenne en butte aux réactions normatives rivalisantes ou fascisantes,
– rencontre, découverte et création de réseaux d’entreprises,
– recherche d’une unité, d’une identité européenne réparatrice des excès de l’histoire, tant pour elle-même que pour les territoires qu’elle a occupé, dans le respect des autres et avec leur concours.

Mais pour imaginer une Europe engagée dans sa vocation, encore faut-il accepter l’Inconnu et ne pas refuser l’aventure, avoir le courage de la découverte, de la rencontre, de la création. Tel est l’aventure toujours neuve que l’Europe offre à l’homme moderne pendant qu’elle ne cesse de le tenter sur des pentes plus faciles et si bien balisées par l’histoire. Peut-être faut-il retrouver les chemins des pèlerins et des marchands, des bâtisseurs de cathédrale et des maîtres d’antan pour qu’au Moyen âge réponde aujourd’hui l’âge mur de l’Europe, gage d’une plus grande maturité de l’homme, intégré et réconcilié. Cette Europe n’a pas de frontières puisqu’elle peut habiter partout où il y a des hommes originaux, des cultures singulières et des entreprises de concourance à vivre.

A l’Europe de s’inventer comme foyer et non comme territoire ou comme norme. Telle est la voie de son universalité, non exclusive de celle des autres cultures.

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