043 – L’homme libre

Liberté et égalité sont quelques fois perçus comme antinomiques. La liberté ferait le lit du chacun pour soi et l’égalité serait le gage du respect de la norme. Nous avons bien là deux logiques opposées entre une conception de l’homme en quête d’autonomie c’est-à-dire de libre détermination de ses engagements dans l’existence et une autre qui souhaite éviter tout écart par rapport à une règle normative qui détermine les conditions existentielles. La conformité ou l’originalité, l’évitement du risque de l’incertitude ou la prise de risque de l’inconnu donc de l’autre, le même ou l’autre comme alter ego. Ces deux Sens sont présents en chacun mais ils sont aussi actifs dans des courants de pensée, des conceptions politiques et philosophiques, et aussi au moment de crises où la crainte de l’incertain peut conduire à des crispations, des rigidités plutôt qu’à l’innovation, la créativité, la découverte. Il est vrai que la liberté qui est une des conditions du bien de l’homme n’est pas suffisante comme on le verra plus tard. En attendant nous allons explorer ces deux positions de vie, positions d’être, positions existentielles.

 Le Sens de la conformité.

Au fond il correspond à une conception de l’existence comme conditionnée par des lois naturelles, par des règles de comportement, par des structures et des programmes préétablis. La pensée structuraliste est de cet ordre qui cherche les structures sous jacentes, explicatives et ordonnatrices aussi bien des choses que des phénomènes, de la pensée comme du langage, des organisations comme des comportements. Tout s’explique par la raison qui est le principe ordonnateur de toute réalité. Connaitre la raison c’est expliquer les choses, appliquer la raison c’est réaliser les choses. On notera que si toute chose s’explique par la raison alors la raison s’impose à tous. Son statut est d’être universelle. Y déroger c’est déraisonner. Nulle démocratie authentique. La vertu supérieure est d’abord pour l’homme de reconnaitre la raison des choses tâche confiée au raisonnement et à la science du moins une certaine conception de la science. Elle est ensuite de s’y référer pour toutes explication ou pour tout projet et en cela se conformer aux règles de la raison. Elle est enfin d’utiliser la raison pour agir dans les moyens et dans les productions.

Nous reconnaissons là le programme d’une civilisation moderne, programme de rationalisation du monde et des comportements humains, que ce soit dans la production des savoirs (savoir la raison des choses) et leur transmission, que ce soit dans la régulation des affaires humaines par des lois et normes juridiques, administratives etc., que ce soit par l’organisation des activités et la réalisation des cadres et structures de l’existence individuelle et collective. Il y a cependant différentes variantes dans les conceptions de la raison, linéaire ou systémique, idéale ou instrumentale qui constituent le rationalisme, plaçant la raison au fond des choses et de l’homme. De là à en faire une religion le pas a été franchi. Il est aussi remarquable que la capacité d’appliquer le programme rationaliste, des savoirs à l’ordonnancement des affaires humaines, a constitué toute une hiérarchie d’encadrement des sociétés modernes ainsi que tout un ensemble de modèles normatifs dans tous les domaines. La normalisation et l’uniformisation des modèles au nom de l’universalité de la raison a constitué un des grands programmes de la civilisation occidentale, réussi selon ses normes mais maintenant en crise.

Cette disposition d‘être inscrit les hommes dans une quête de conformités bénéfiques depuis l’école en passant par les activités professionnelles jusqu’à toute l’organisation de la vie personnelle, sociale et aussi morale et intellectuelle. S’y attachent des moyens de conformation formateurs, l’acquisition des réflexes de comportement et de réflexion, les dispositifs de régulation et de normalisation. En particulier la vérification de conformité à la norme assure l’égalité entre les hommes par égalité de chacun à la norme pré-établie donnant un certain pouvoir aux normalisateurs. En fait dans le modèle rationaliste rien de l’existence personnelle et collective, rien des choses et du monde ne se détermine par lui même mais est déterminé par la raison ou quelque de ses formes. Il est plus délicat de savoir ce qui détermine la raison et ses formes. C’est là l’impasse des conceptions rationalistes et des conformismes. Elles annihilent l’être même qui s’évertue à coîncider à la forme première et dément ainsi son propre projet.

Le Sens de l’autonomie

L’autonomie n’est pas l’indépendance et la quête d’autonomie est la recherche de la connaissance et l’exercice de la puissance d’être. Dans cette position de vie l’expérience de l’existence s’accompagne d’une foi en l’être qui existe ainsi. Sans le connaitre, sans aucun savoir à son égard autre que d’en assumer de l’être soi-même, la foi en l’être est aussi confiance en ce que l’être des uns ou des autres détermine leur existence propre dans les conditions où ils se trouvent à exister. Son existence individuelle identifie la personne dont l’être s’exprime ainsi dans le rapport aux autres personnes. Dit autrement l’existence exprime l’être, le manifeste dans le champ d’une conscience, d’une visibilité qui témoigne d’un invisible qui est là au coeur de ce qui existe. Il est vrai qu’une interprétation, une déviance pourrait en venir à croire en la toute puissance de l’être qui créerait son existence lui-même alors qu’elle est conditionnée par l’être des autres. Avec l’autonomie il ne s’agit pas d’échapper aux autres visant une indépendance illusoire mais d’assumer sa participation à une existence commune selon les potentialités de son être propre. Chaque existence est unique et dépend de tous les autres c’est cela une personne humaine.

Le Sens de l’autonomie est cette disposition d‘être qui associe foi en l’être, de soi et des autres, et exercice de cette liberté d’être comme ceci ou cela. Nous voyons bien que cette liberté n’est que potentielle et que l’autonomie qui ne connait pas ses racines est illusoire et vaine. Il est donc nécessaire que se découvrent les sources de la liberté humaine dans la transcendance de l’être par rapport à l’existence et la multiplicité des possibles, multiplicité des Sens donc sans quoi la liberté n’aurait pas de champ ni de choix. L’auto-détermination suppose que l’on ai une certaine maîtrise de cette liberté de cette autonomie et donc de la conscience d’être ou conscience de Sens. Se tenir dans le Sens de l’autonomie c’est viser l’autonomisation en même temps que de l’exercer. Il n’y a pas besoin de conscience d’être pour exister. Il y a besoin d’une foi en l’être pour engager une quête d’autonomie, un processus d’autonomisation et de conscience d’être (de Sens). La foi en l’être est une foi en l’homme et plus exactement en une humanité de l’homme qui transcende ses conditions existentielles et s’y exprime. La position inverse est une défiance visà-vis d’une humanité de l’homme. Il faut rappeler ici que l’un de pères du structuralisme (Levi Strauss) à voulu cultiver un anti-humanisme théorique assignant aux sciences humaines d’avoir à dissoudre la notion d’homme pour en faire une simple catégorie structurelle.

Seulement on le voit le Sens de l’autonomie se traduit par cette foi en l’homme et cette prise de risque qui suppose de s’engager avant même de tout maîtriser de son propre être, conscience et puissance, et aussi de l’être des autres et leurs engagements dont dépendent nos propres engagements. Ainsi les entreprises humaines, les créations de tous ordres, les expérimentations, les innovations, les ambitions, mais aussi les engagements avec d’autres dans le mystère des êtres supposent cette même foi. Cependant si cette foi est aveugle c’est la quête de la lumière qu’elle provoque et non pas l’abdication du conformisme qui se fie aux normes plus qu’aux hommes et même qu’à son propre être. Alors les normes, les continuités formelles, les structures, la raison, l’organisation, l’ordonnancement des choses et du monde et aussi des engagements humains sont-ils bannis? Certes non. C’est leur statut qui change. De source cause ou conditionnement de l’existence ils deviennent des artifices de médiation, c’est-à-dire des moyens pour aider aux engagements et aux réalisations humaines. Ces moyens aideront à y voir plus clair, à partager, à articuler, à transmettre aussi. Mais ce ne sont pas les moyens qui agissent mais les hommes par leur être. Telle est la considération qui reconnait une possible liberté de l‘homme dans la contingence de son existence. Une condition de la révélation de son humanité et de la libre disposition de sa puissance d’être humain. Le Sens inverse qui le nie en cultivant sa défiance, aliène l’homme qu’il veut rassurer. Les Etats, les institutions, les dogmatismes, réclament non pas une réforme pour trouver meilleure norme mais une conversion, une véritable révolution. En venir à une liberté d’être, liberté spirituelle donc, suppose l’être et une foi en l’humanité qui ne se cherchera dans aucune destruction d’être. Ce type de révolution s’y égare quelques fois.