Les alternatives au modèle industriel (07-1982)
Un texte de juillet 1982, dans les débuts de l’Humanisme Méthodologique. Il reste d’actualité 30 ans après, alors que les emplois industriels ont été divisés par trois depuis. Au-delà du langage et du contexte la situation actuelle voit la poursuite des crises, mais aussi l’entrée dans une mutation de civilisation dont les prémisses étaient plus ténues. Le paradigme communautaire, avec la question du Sens du bien commun sont maintenant d’actualité même si ils restent combattus par les conservatismes anciens ou modernes.
INTRODUCTION PEUT-ON OSER PENSER L’ENTREPRISE ,
Le plus souvent lorsqu’on parle « entreprise », on pense industrie et on oublie certaines choses. Le secteur de la production industrielle (secondaire) ne représente déjà pas la majorité des emplois et malgré cela, pourtant on conserve encore le réflexe de raisonner « industrie ».
Par ailleurs, les entreprises de production industrielle constituent, hormis les administrations et les banques, l’essentiel des très grandes entreprises nationales ou multinationales qui ont focalisé l’attention depuis fort longtemps.
Ainsi le « modèle industriel » et particulièrement celui de la grande entreprise, domine la pensée chaque fois que l’on parle d’entreprise. Même les PME-PMI, même des sociétés de services utilisent un vocabulaire, des structures de commandement, d’organisation, de gestion, calquées sur le « modèle industriel ». Des associations, des coopératives de production, lorsqu’il s’agit de s’organiser, d’agir, d’être efficace en arrivent aussi à copier le « modèle industriel ». C’est une première remarque dont il faudra tirer les conséquences.
Quelles sont les caractéristiques de ce modèle industriel et peut-on concevoir d’autres modèles ? Il y a au moins deux raisons pour se poser la question aujourd’hui :
– La désaffection des jeunes et l’évolution des mentalités qui rendent ce modèle moins acceptable,
– La crise qui met en cause le «monde industrialisé» et l’oblige à trouver de nouvelles réponses.
Faut-il en définitive adapter le «modèle industriel» aux circonstances actuelles ou ne faut-il pas au contraire considérer les circonstances actuelles comme le produit du «modèle industriel» ?
L’entreprise de demain et celle d’aujourd’hui devront-elles fonder d’autres modèles, c’est-à-dire en définitive adopter d’autres finalités et d’autres méthodes ?
Pour cela, il faut penser l’entreprise. Et voilà un autre problème crucial. En effet, on peut constater actuellement un phénomène, la faiblesse du nombre de travaux de réflexion poussée sur l’univers de l’entreprise en dehors de l’aspect purement instrumental et économique ; On ne théorise pas l’entreprise. Il est d’ailleurs remarquable de noter comment la vie interne des entreprises, en France notamment, inspire peu les écrivains, chercheurs, journalistes. Tout se passe comme s’il n’y avait rien à dire, tout se passe comme si le drame des rapports de l’homme à son travail était à taire ou à maintenir dans la discrétion. Cette consigne de discrétion n’est-elle pas d’ailleurs une règle dite ou non dite qui régit les relations dans les entreprises du monde industriel ?
Si on parle aujourd’hui de «libérer l’expression» c’est bien qu’il y a quelque chose qui n’aurait pu se dire jusqu’ici. On en pense pas, on ne parle pas l’entreprise. Allons plus loin encore pour stigmatiser un fait caractéristique contemporain : le culte et les incantations qui consistent à réclamer « du pragmatisme », du « concret ». Malheureusement rarement le phénomène est considéré avec quelque recul, c’est la fonction même de ces injonctions.
En effet, si l’on ne peut critiquer le souci d’aboutir à des réalisations effectives, d’être efficace, de concrétiser ses projets, il y a cependant une autre manière de comprendre cela. Ces injonctions visent très souvent en réalité à jeter l’interdit sur le recul, la réflexion, l’interrogation sur les finalités, le questionnement et la mise en question. « Agissez, ne pensez pas ».
Mais n’est-ce pas interdire ce qu’il y a de plus humain dans l’homme, sa conscience réflexive au profit d’urgences matérielles ? N’est-ce pas jouer sur les inquiétudes de subsistance ou d’existence pour prendre l’homme au piège du concret. N’est-ce pas quelquefois aussi, faire appel à l’avidité et au désir de jouissance immédiate que tout homme porte en lui peu ou prou ? C’est en fait l’expression d’une volonté de maintenir des finalités matérielles à la place de finalités humaines.
Le fin du fin dans cette même logique, dans cette même domination du désir de pragmatisme et de concrétude exacerbé, c’est que la contestation du « modèle industriel » amène bien souvent à vouloir le sauver. Autrement dit, un grand nombre de critiques du « modèle industriel » l’érigent en même temps en unique référent. Le piège est refermé. Le système est alimenté par ses contestataires. Eux-mêmes participent au rite incantatoire du « pragmatisme » et du « concret » qui porte aussi comme nom « réalisme ».
Les tenants du « modèle industriel » de l’entreprise taxent d’utopique toute réflexion, tout projet, le projet même d’y penser, qui chercherait à concevoir autrement cette organisation humaine qu’est l’entreprise.
Le dire utopique, c’est le déclarer d’un non lieu, le rejeter dans un ailleurs inexistant. Cela dit bien que le seul lieu imaginable pour ceux-là, c’est le leur. Il n’y a donc logiquement pour eux aucune question possible pour en changer, en sortir puisqu’ils ont déclaré nulle toute autre possibilité, sophisme ? tautologie ? Qui ne s’y est laissé prendre ? Une fois le cadre posé comme le seul existant, sortir du cadre est impensable. Il n’y a donc pas besoin d’y penser. Sans jouer outre mesure sur les mots, n’est-ce pas alors une fonction principale de l’encadrement que de maintenir fermement ce cadre ?
On comprendrait alors pourquoi il y a un tel malaise chez les cadres lorsque des changements les mettent dans une situation de contradiction interne entre leur souhait de responsabilité et de dynamisme et leur identité de fixité statutaire et leur rôle de maintien du système. Ils « sont » la structure et réformer la structure c’est mettre en cause leur identité même, y penser est déjà trop subversif.
Ainsi le modèle industriel, dont les origines sont toujours agissantes dans son actualité, réclame le silence de la pensée, l’absence de toute autre conception de l’entreprise au nom du réalisme.
Or faute d’autre modèles, on ne peut ni bâtir d’alternatives, ni même observer la réalité de celles qui existent. Ainsi même des entreprises affichant des finalités différentes, mutualistes par exemple, ont elles adopté bien souvent, derrière la fiction du discours, les réalités du seul modèle dominant. Ainsi des expériences communautaires, des activités humaines diverses sont-elles ignorées, invisibles, parce que absentes du seul modèle de lecture dominant : le modèle industriel.
La dominance d’un système produit ses propres outils, si bien qu’aujourd’hui il n’y a d’autres méthodes de « management », de « gestion », de comptabilité même qui ne ressortissent peu ou prou du modèle industriel. L’usage contribue à le perpétuer.
Etre plus efficace selon les critères et les méthodes d’un système conduit à le pérenniser. C’est une autre figure du piège du « modèle industriel ».
Alors faut-il détruire les industries ? Non ce serait confondre industries et «modèle industriel», ce serait aussi tomber dans le piège d’engager une lutte plaçant ce modèle au centre de l’attention. Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de ne pas suivre la règle de son jeu. Pour cela il faut penser l’entreprise. Il ne s’agit pas pour autant de penser pour discourir, auquel cas serait justifiée la critique de n’être pas concret. Il faut penser l’entreprise dans ce qui ouvre le choix et dans ce qui permet des réalisations.
Il y a trois aspects à envisager :
Le problème des finalités de l’entreprise, c’est-à-dire à quoi cela sert-il une entreprise, qu’est ce qui ordonne l’ensemble des décisions, des actions et de ce qui y est vécu. C’est ce qui permettra de différencier plusieurs modèles généraux possibles, autrement dit plusieurs échelles de valeurs.
Le problème des moyens. Etudier d’abord les fins et ensuite les moyens participe d’une logique que n’approuve pas le « modèle industriel ». La confusion des fins et des moyens que facilite la notion « d’objectif » est une erreur à éliminer. Les moyens ce sont notamment les méthodes qui président à la conduite des entreprises, leurs structures, les rapports entre les hommes. C’est la réponse au « comment faire ?» qui vient après le «pourquoi ?».
Stratégies pour changer l’entreprise. Les choses et les personnes étant ce qu’elles sont aujourd’hui dans leurs états et leurs dynamiques, on ne peut envisager le changement de modèle que par le biais d’une stratégie dans le temps. Il ne suffit pas en effet de préparer un autre modèle pour qu’il soit immédiatement compris et accepté, mais il faut préparer l’évolution nécessaire. C’est cela l’urgence d’aujourd’hui : Concevoir et préparer l’entreprise de demain. Les voies législatives et contractuelles peuvent y contribuer, mais il faut en plus préparer les hommes à penser différemment, à apprendre d’autre manières d’être et de faire pour d’autres finalités.
Et maintenant soyons concret : pensons.
Première partie – LE PROBLEME DES FINALITES
Nous partons d’un terme courant mais la réflexion montrerait que ce n’est pas si facile de parler de finalités. En effet, par exemple, le fait que les entreprises soient destinées à produire un profit matériel est-il une finalité ou un moyen. Une finalité diront la plupart. S’ils sont bien disposés, ils envisageront avec beaucoup d’attention le « facteur humain » dont il faudrait tenir compte. Pourquoi ? Pour mieux faire passer les contraintes de productivité ? Pour compenser la dureté d’une condition ? Pour déculpabiliser certains ou pour masquer la finalité véritable. Scandale, banal cependant. Comme si l’entreprise pouvait être ordonnée, finalisée par quelque chose où l’homme, individuellement et collectivement ne serait qu’un «facteur» au service d’une telle finalité ? C’est bien en tout cas la question ? est-elle si complexe que, pour l’entreprise on ne puisse sortir d’une fatalité ? Posons le problème de façon plus courante et analogique : faut-il vivre pour manger ou manger pour vivre ? Quelle est entre vivre et manger la finalité et la condition. La question est simple mais on peut choisir, l’une ou l’autre réponse. Dire que cela revient au même c’est nier tout discernement, c’est entretenir la confusion. Il en va de même pour l’entreprise. Pour avancer dans cette question nous allons envisager un système d’analyse plus fin en adoptant la combinaison d’une double alternative
Les repères de base
On utilisera deux couples de pôles opposés visant chacun à l’accroissement :
a) quantitatif et matériel ou b) qualitatif et humain
c) structurel et organique ou d) personnel et existentiel.
Ces critères ont des applications plus larges que pour l’entreprise, mais on va essayer de les préciser dans ce contexte seulement.
L’accroissement quantitatif et matériel.
Lorsque l’entreprise repose sur cette logique, on peut la dire productiviste. En effet, le productivisme consiste à produire les plus grandes quantités possibles avec les ressources dont on dispose. L’entreprise productiviste cherche à exploiter au maximum les ressources dont elle dispose pour en tirer le maximum de profit matériel. Dans cette logique, le profit matériel constitue lui-même une ressource à exploiter. C’est la logique du mécanisme de l’accumulation puis de l’exploitation du capital indépendamment de la question de la propriété de ce capital. Or le capital, comme le profit matériel s’évalue uniquement quantitativement (que ce soient des francs, des dollars ou tout autre mesure matérielle, c’est équivalent).
Cette logique de l’accroissement quantitatif et matériel se traduit par deux conséquences significatives sur les hommes et sur l’entreprise.
L’entreprise d’abord tend, par une logique de l’accroissement quantitatif, à devenir une entreprise de masses. Cela donne nos systèmes de production de masse, masse des productions, masse des capitaux, masse des salariés. Voilà ce qui aboutit aux méga entreprises d’aujourd’hui, voilà l’un des fondements du modèle industriel et de ses conséquences.
L’homme ensuite. Les mots deviennent révélateurs, lorsque l’on parle ici de ressources humaines, capital humain, matériel humain. La logique des grandes quantités implique la maîtrise des grandes quantités. Or, pour cela on a inventé la parcellisation des tâches et l’anonymat du travailleur. Il faut remarquer que cela correspond à considérer l’homme non par ses qualités mais par sa quantité et sa capacité de répétition de gestes élémentaires. Le terme de « main d’oeuvre » fait plus référence à la main qu’à la tête, à la quantité qu’à la qualité.
Si on observe les instruments de gestion dont la comptabilité des prix de revient, l’homme n’y apparait bien que comme quantité : quantité de main d’oeuvre à comparer à une quantité de production. La logique veut que l’on optimise cela : c’est le productivisme. En outre, ce système se donne comme moyen de contrôle et de gestion, des outils exclusivement quantitatifs.
C’est en cela qu’une gestion quantitative comme principale méthode participe et perpétue un système de croissance quantitative réduisant l’homme à une quantité anonyme ou à des effets quantitatifs.
On nous rétorquera que si on ne veut pas compter, on ne peut gérer, que si on ne fait de profit, on ne peut survivre, que si on ne produit pas assez, on ne peut non plus survivre. De grâce, ne nous laissons plus piéger. Il n’est pas question de cela. Il est question de savoir si c’est une fin à laquelle doit se subordonner l’homme ou si c’est un moyen subordonné aux finalités humaines. Remarquons au passage que le salariat dénoncé par Marx s’assortit dans le droit du travail d’un contrat de « subordination ». C’est l’atout principal de la logique que nous étudions ici puisqu’en dernière analyse l’homme se trouve subordonné personnellement à d’autres hommes, eux-mêmes subordonnés aux finalités productivistes qu’ils ont choisi. L’autre atout de cette logique est une conception intime du travail lié à la fatalité, la punition, la peine où en définitive le travail est l’épreuve à subir pour survivre. C’est une question de subsistance et toute référence aux besoins élémentaires renforce le maintien d’une logique de croissance matérielle quantitative. L’effet de crise a donc tendance en inquiétant à favoriser le développement de cette logique.
En conclusions sur ce point, il reste à dire que l’homme est réduit à être élément anonyme d’une masse, que cette masse est exploitée comme toute ressource au profit de l’accumulation matérielle (c’est moins l’homme que la masse des hommes qui est exploitée. Ne pas faire la nuance permet tous les déguisements et toutes les confusions).
Enfin cette logique est indépendante de la propriété des moyens de production et de toutes ressources à exploiter, capital, ressources humaines, matières premières, etc… De ce fait il n’y a plus à s’étonner que des systèmes très différents sur la question de la propriété et de la destination des profits matériels se retrouvent identiques dans la logique productiviste de croissance matérielle, quantitative.
L’accroissement qualitatif et humain
Nous savons pourquoi cela peut être considéré comme utopique d’en faire la finalité de l’entreprise et d’y ordonner toute chose y compris matérielles et quantitatives. Le système précédent fera l’inverse. L’augmentation des qualités humaines y sera réclamée comme moyen d’accroitre la productivité et non comme une fin en soi. La demande de personnel plus qualifié ou de plus de «formation» est quelque fois à suspecter lorsqu’elle revient à déclarer l’insuffisante qualité de l’homme et la nécessité de le maintenir au rang de « main d’oeuvre ». Le terme d’O.S. ouvrier spécialisé dit bien l’inversion de langage.
Il fallait faire ces remarques pour ne pas ramener la logique nouvelle que nous allons examiner à un accessoire ou une idéalisation justifiant la dominance du système opposé et se méfier des inversions chaque fois que le qualitatif est au service du quantitatif, que les qualités sont moyens de développer les quantités, la productivité donc.
En quoi consiste la logique d’accroissement qualitatif et humain. Elle est édificatrice. N’est-ce pas ce que peut vouloir dire entreprendre.
La logique édificatrice consiste à tout ordonner à la croissance et l’édification humaine. Même la production d’oeuvres matérielles ne s’apprécie alors que par sa contribution à l’élévation des qualités humaines. C’est, bien sûr, l’une ces conceptions possibles du «progrès» avant qu’il ne se réduise au progrès matériel et quantitatif.
L’entreprise édificatrice se donne une finalité de bâtir ou de contribuer à bâtir une oeuvre humanitaire. Humanitaire ne veut pas dire ici bénévole, mais veut dire subordonnée au progrès de l’humanité dans l’homme, individu ou dans les communautés humaines.
Cela se caractérise par différents aspects. L’importance d’abord de la qualification professionnelle, l’homme est constitué par sa valeur professionnelle, par ses qualités pour oeuvrer (d’ouvrier plutôt que de travailleur). Il est donc plus considéré par son humanité, ses qualités d’humain que par sa quantité. Les dirigeants seront alors ceux qui auront les plus grandes qualités humaines donc les plus qualifiés et non ceux qui disposent des plus grandes quantités.
L’entreprise est alors le rassemblement d’hommes qualifiés dans l’édification d’une oeuvre commune. Mais par dessus le marché l’oeuvre commune vise à l’accroissement des qualités humaines de ceux à qui est destinée l’oeuvre ou l’ouvrage mais en même temps de ceux qui y travaillent. La réalisation de l’ouvrage est aussi réalisation de l’ouvrier et contribue à la réalisation de tous les partenaires de l’entreprise. Ce n’est pas une conséquence indirecte mais sa finalité même. Toutes ses méthodes y compris ses moyens d’évaluation y sont subordonnés.
Pour ne pas idéaliser cette logique il faut dire qu’elle est une logique de réalisation de projets. Il n’y a de projets qu’humains et ils peuvent être aussi bien de grande taille que de petite taille. Il peut s’agir, aussi bien, d’oeuvres d’art que de grands édifices, que d’oeuvres sociales que d’oeuvres aussi courantes que celles qui consistent à préparer ou produire la nourriture. Il n’y est pas question de s’abstraire des aspects matériels ou quantitatifs, mais ceux-ci n’interviennent que comme contraintes, comme conditions, comme moyens et non comme finalité. Cela n’empêche absolument pas d’en disposer largement. C’est même sans doute le plus probable, beaucoup plus que de créer la pénurie.
Cependant la simple opposition entre ces deux finalités, leurs compromis, leur confusion, anime le débat sur l’entreprise, lorsqu’il a lieu, sans issue positive. En effet, rester dans cette seule alternative, renvoie au manichéisme du bien et du mal avec tous les dogmatismes et toutes les perversions que l’on connait. Notre proposition pour en sortir est de combiner cela avec une seconde alternative qui ouvre le champ à une infinité de possibilités, c’est-à-dire à beaucoup plus de discernement.
L’accroissement structurel et organique
Dire que l’entreprise est une organisation c’est pas très original. Cependant il y a lieu d’examiner de plus près ce que cela implique lorsque cette organisation devient la finalité majeure de l’entreprise. Disons tout de suite que l’on arrivera à la caricature bureaucratique où à l’administration pléthorique, c’est-à-dire l’organisation pour l’organisation. C’est bien ce qui exprime le fait d’une finalité spécifique.
Cependant en rester à la caricature pourrait voiler le fait que cette tendance existe bel et bien dans un grand nombre d’entreprises actuelles et que l’on peut se demander quelle est la logique à l’oeuvre dans ce développement.
En fait, on peut repérer deux points d’appuis équivalents. L’un est dans la notion de structure. L’entreprise est une structure dont l’activité est structurée et structurante. Ceci est vrai tant pour l’intérieur avec la notion d’organigramme, de structure hiérarchisée, « d’organes » divers que pour l’extérieur où on parlera volontiers de l’entreprise comme structurant l’espace social. En effet, d’ailleurs la notion d’identité sociale, de statut, a été largement confondue ces dernières années avec la place dans une organisation. Par exemple être chef de service, de la société X est une manière de répondre à la question qui êtes-vous ?
En outre, c’est autour de l’activité de l’entreprise que se structure une grande part de la vie sociale, mobilité, logement, etc. jusqu’aux exemples où l’entreprise va jusqu’à administrer la totalité de la vie de la cité.
Plus banalement la référence aux intérêts de l’entreprise sous-tend la demande que son personnel y ordonne la quasi totalité de sa vie sociale. C’est en particulier vrai pour les cadres. En effet, l’ensemble des cadres constitue le « cadre structurel » de cette entreprise, quelquefois formalisée par une hiérarchie des étages dans les bâtiments et les bureaux. L’activité de chacun est définie par sa place dans l’organisation par un statut formel dans la structure.
Le lien entre la place occupée, la fonction que cela implique et les autres places est un lien organique. C’est le deuxième support de cette logique : la conception organique ou organiciste de l’entreprise. En effet, elle peut être alors considérée comme un grand corps avec l’analogie évidente au corps humain. Un corps est à l’intérieur composé d’organes caractérisés par leur place et leur fonction. L’objectif est de fonctionner et l’organisation constitue à la fois le projet, la dynamique et les résultats envisagés par l’entreprise.
Celle-ci cherche à organiser l’espace de son champ d’activité. Qu’elle devienne une administration ou que ses organes administratifs se développent très largement, on peut s’en plaindre, mais cela existe.
En outre, l’entreprise dans son entier sera elle-même considérée comme un organe d’un système plus large, société, système économique, système de production, place sur un marché, etc. C’est ce qui explique alors son propre fonctionnement entraîné et entrainant la structure organique générale. Il est évident que lorsque le corps global à des dysfonctionnements, l’organe à des problèmes. C’est peut-être une manière d’analyser la crise avec ses répercutions déstructurantes à l’intérieur comme à l’extérieur de l’entreprise.
Le « modèle industriel » n’a jamais beaucoup aimé cette tendance tout en l’acceptant, on en verra déjà le signe dans la prédominance du fonctionnel sur l’opérationnel avec la valorisation du dernier au détriment du premier dit « improductif ».
Il faut encore considérer un autre aspect de cette tendance avec le développement du concept et des méthodes de «gestion». Bien que le terme prenne plusieurs sens, la gestion peut être considérée comme l’ensemble des pratiques et l’effort pour administrer, structurer, contrôler, ordonner le fonctionnement des entreprises. La gestion budgétaire notamment tend bien à structurer, à mobiliser le fonctionnement de l’entreprise et de ses organes selon le plan qu’elle se donne. C’est d’ailleurs beaucoup plus de ce fait une méthode d’encadrement de l’activité.
De ce fait, contrairement aux affirmations courantes, elle encadre l’activité des cadres sous prétexte de leur confier une responsabilité. C’est en fait une irresponsabilisation personnelle et existentielle (logique opposée) et une « responsabilisation » au sens d’une plus forte intégration à la structure. Les cadres sont bien encadrés. On comprend toute l’ambiguïté du statut. Souhait d’intégration valorisé par l’identité statutaire obtenu au prix d’une dépersonnalisation par identification à la structure. Alors les cadres ont droit au discours, celui de l’entreprise, mais pas à la parole, celle d’une personne responsable. On comprend alors leur inquiétude lorsqu’il est question de donner « la parole aux travailleurs » alors qu’eux ne l’ont pas.
L’ordre organique et structurel donne droit à l’expression. du discours officiel et interdit le droit à la parole de la personne. Toute visée organisationnelle, structurante, présente ce risque dans l’entreprise y compris les organisations du personnel. Toute organisation tend ainsi à se reproduire elle-même en y aliénant ses membres réduits au stade de cadres ou d’organes. Les méthodes et l’esprit de gestion systématisés sont alors normalisants, standardisants. De là une ambiguïté à réfléchir du thème de l’autogestion. N’est-ce qu’une forme de gestion ou est-ce la responsabilité des personnes. Si elle est subordonnée à un cadre organique, c’est le premier cas, si au contraire l’organisation, l’entreprise est subordonnée aux rapports consentis entre des personnes autonomes, c’est le second cas.
Chaque fois que l’organisation « entreprise » se prend pour la finalité et non comme une circonstance contingente aux hommes qui la font, nous sommes dans cet ordre des choses.
Les visions «biologiques» qui avec la sociobiologie tendent à se développer risquent de servir de modèle et d’argument aux développements « organiques » des entreprises. La question des nationalisations peut aussi être éventuellement comprise comme cela, devenant alors synonyme d’une étatisation. Ce n’est qu’une des modalités possibles de la prédominance de cette logique déjà à l’oeuvre dans bien des entreprises.
Croissance personnelle et existentielle
Au lieu d’être «objet» de l’organisation l’homme est au contraire considéré ici comme un sujet, une personne. Quelles en sont les conséquences et quelle finalité celle donne-t-il pour l’entreprise ?
Celle-ci peut être d’abord considérée comme l’initiative de son ou ses créateurs. Cela signifie que l’entreprise est toujours personnelle même s’il s’agit d’un groupe de personnes. Pour une entreprise collective, il s’agit : soit de la rencontre ou de l’intersection de projets personnels, soit de l’adhésion au projet personnel d’un initiateur, d’un fondateur en quelque sorte. Déjà, en tout cas, cela suppose que l’entreprise soit complètement subordonnée à cette dimension « personnelle » compte tenu, comme on vient de le voir, des modalités diverses qui peuvent régir ces rapports. Une image peut être proposée, celle du capitaine de navire qui « entreprend » un voyage et réunit pour cela des compagnons de voyage. Le chef d’entreprise « capitaine du navire » voilà qui n’est pas nouveau. Quels types de rapports a-t-il avec ses compagnons de voyage, état major, personnel, cela peut être très variable comme on le verra, mais en tout cas c’est toujours une dimension personnelle, subjective sinon affective qui y préside. Certains y verront un danger, à juste titre, mais il y a aussi d’autres possibilités que nous essayerons de discerner au prochain chapitre.
A partir de ce tableau de l’entreprise comme aventure personnelle et collective, on peut retrouver différentes conséquences. D’abord son caractère original. Toute entreprise est originale dans la mesure où son origine s’inscrit dans la subjectivité de ses entrepreneurs. Elle est une entreprise d’initiatives personnelles et c’est ce qu’elle réclamera de ses partenaires. Que cette initiative soit fondée sur l’autonomie des personnes ou leur aliénation, les deux sont possibles et on verra ce qui fait la différence. En tout état de cause du fait du principe même de cette entreprise les rapports sont des rapports de foi et de confiance, encore une fois indépendamment pour l’instant du mode d’instauration de ce rapport.
En fait le patron ou les fondateurs sont gages de cette foi, de l’esprit de l’entreprise et leur présence est dominante. Ils sont en effet les référents pour toute action et décision envisagées au nom de l’entreprise. Le pouvoir personnel est bien ainsi à la base de cette conception, mais tout dépend du type de pouvoir exercé : pouvoir absolu d’un seul ou pouvoir personnel de tous dans l’articulation de rapports de confiance et d’adhésion à l’entreprise commune.
C’est malheureusement la proximité de ces deux modèles d’entreprise qui fait souvent rejeter le meilleur à cause du plus inacceptable. Les décrire et les différencier clairement devient alors une nécessité salutaire.
En effet, c’est autour du même principe, du même type de finalités que l’on pourra parler du travail comme d’une création, d’une expression personnelle. Que l’on pourra aussi parler de responsabilité personnelle, de reconnaissance de la personne, de participation aux choix de l’entreprise. L’entreprise n’est rien d’autre ici que le produit de ces choix, initiatives, création des personnes et non l’inverse. De ce fait, c’est aussi l’enrichissement des personnes qu’elle vise contrairement à l’opposé ou c’est le développement de l’organisation qui est recherché.
L’entreprise comme organisation est ici l’accessoire de l’entreprise considérée comme l’engagement de personne, comme aventure humaine. De ce fait, l’organisation ne peut que suivre l’évolution des désirs et des initiatives. Elle n’est que le constat formel de l’état de fait des rapports entre les partenaires.
Dans ses rapports à son environnement l’entreprise dans cette finalité joue par sa « personnalité ». Globalisation des personnalités individuelles, la personnalité de l’entreprise analogiquement lui donne des caractères semblables.
Elle est ainsi lieu d’initiative, de création. Elle engage des rapports avec d’autres entreprises, elle exprime ses caractères propres, son esprit, ses particularités et devient une sorte de partenaire du jeu social. Pour cela, il est indispensable qu’il y ait parfaite adéquation entre les finalités et modes d’expression de l’entreprise dans son ensemble et de ceux de ses membres. On pourrait parler de « consensus » indispensable et en effet le consensus (ou sens commun) caractérise les fondements de l’entreprise collective dans cette orientation. Cependant, il faut ici faire deux remarques à propos du « consensus ». La première vient de la perversion dans l’utilisation du terme qui confond consensus et accord formel. En effet, si le consensus est un accord sur les finalités, sur les orientations, il laisse libre les modalités. L’inverse conduit à de pseudo accords lorsqu’aux mêmes modalités on accorde des significations différentes ce qui rend caduques toutes possibilités réelles de coopération. C’est alors le règne du faux semblant.
La seconde remarque, une fois rétabli le terme de consensus, dans l’acception de « communauté de sens » donc de finalité ou d’orientation, consiste à souligner que ce consensus peut être forcé, aliénant ou au contraire le produit d’une démarche autonome des personnes. C’est toute la différence et le risque qu’un manque de discernement ferait courir.
D’où l’intérêt pour certains d’éviter le développement de ce discernement, on retrouve alors l’un des aspects du « modèle industriel ». D’où l’urgence de développer ce discernement pour que se développent des choix de consensus autonomes. La fuite devant cette nécessité, la réaction contre le risque de laisser s’exprimer les personnes entrainent le choix inverse d’un ordre, d’une organisation, d’entreprises qui se subordonnent les hommes au lieu d’y être subordonnées.
C’est encore notamment le dilemme des cadres. Ou ils restent des organes de l’organisation, ou ils deviennent des personnes responsables de leur entreprise et ils la modèlent en conséquence. Ou leur rôle est un rôle d’ordre, de gestion ou il est un rôle d’établissement et d’animation des consensus. Voilà le choix qu’ouvre cette seconde alternative
Deuxième partie – QUATRE MODELES ALTERNATIFS POUR L’ENTREPRISE
Au lieu de rester dans le piège manichéen de la bonne et de la mauvaise entreprise, nous allons entreprendre de croiser la double alternative que nous avons envisagée. Cela nous permettra de reconnaître quatre modèles d’entreprises. Ils existent tous, plus ou moins développés, plus ou moins reconnus. Cela nous permettra également de reconnaître une pluralité de modèles actuellement évoqués ou recherchés et surtout de ne pas les confondre entre eux. La confusion étant toujours au service du pire.
Décrire quatre modèles c’est poser la possibilité du choix et sortir de l’enfermement actuel de la réflexion à ce sujet qui profite au maintien du modèle industriel. C’est aussi s’apercevoir de la nature effective des choix qui nous sont suggérés et de leurs conséquences. C’est enfin éviter d’autres pièges ou d’autres impasses que le monde moderne propose comme solutions.
Le schéma suivant permet de repérer les quatre modèles d’entreprises que nous allons d’écrire dans leurs spécificités et leurs positions relatives, opposées ou inverses. Ils sont positionnés en fonction des finalités dont on cherchera à déduire les modalités type (autrement dit des modèles).
On pourrait très bien au lieu de quatre modèles en discerner huit ou seize en partageant le plan avec plus de finesse. Quatre est déjà un progrès suffisant par rapport à la situation actuelle.
Pour chacun de ces quatre modèles et afin qu’ils soient comparables nous examinerons spécifiquement quelques aspects systématiques. Après une vision générale de l’entreprise pour chaque modèle découlant de ses finalités, nous envisagerons d’abord à quelle conception de l’homme, de la société et du travail cela correspond autrement dit quelles valeurs. Seront étudiées ensuite quelques-unes des questions classiques à propos de l’entreprise pour en tracer le portrait.
Le pouvoir, les structures, l’encadrement, la participation des hommes, les problèmes économiques, les technologies nouvelles, les méthodes de contrôle et enfin la crise actuelle. Toutes ces questions seront abordées du point de vue de chaque modèle pour constituer l’univers des représentations et des réalités de ces types d’entreprises concevables.
I – LE MODÈLE IMPÉRIALISTE
Il est tellement courant que même la caricature risque d’être en deçà de la réalité. C’est l’une des dimensions du modèle industriel, l’autre étant constituée par le modèle économique. Le modèle impérialiste conjugue dans sa finalité le principe existentiel et personnel et le principe quantitatif et matériel. C’est le côté négatif du premier et le côté subjectif du second.
L’entreprise impérialiste a une finalité dont le mot clé est «possession» le terme est à prendre sous différents modes. La possession est l’avidité (et le résultat) d’appropriation, d’accaparement. De ce fait l’entreprise impérialiste vise à renforcer la propriété « matérielle » du « possesseur » de l’entreprise. Il la possède au sens quasi totalitaire du terme, corps, âmes et biens. La finalité est le profit avec entretien de la confusion entre le profit de l’entreprise, celui du (des) propriétaires, du pouvoir et l’intérêt général. Trivialement on pourrait dire que c‘est de cette manière que les personnes se font « avoir » ou « posséder ». Sur le plan interne la finalité est inscrite dans le privilège absolu du pouvoir, propriété.
Toucher à l’un comme à l’autre est considéré comme dépossession, ils sont l’un et l’autre de même essence. La mentalité impérialiste ou totalitaire entretien et se nourrit de la confusion avec le tout. C’est sur cela que repose son emprise, son empire et qu’y sont prises les personnes de l’entreprise. La production vaut autant par ce qu’elle est que par ce qu’elle contribue à l’établissement de privilèges de possession, c’est-à-dire de monopoles. Le ressort de tout cela est à chercher dans des dimensions archaïques de la personnalité et de la société là où les pulsions et les culpabilités sont les plus agissantes.
Il est évident que l’espace possédé peut être plus ou moins vaste, mais il est certain qu’il est essentiellement sans limites, c’est-à-dire multinational et mondial. C’est une des raisons pour internationaliser le champ d’exercice des entreprises dont on a même vu certaines donner plus ou moins directement leurs ordres à des gouvernements ou plus banalement se plaindre de la « concurrence » de pouvoirs politiques « étroitement nationaux ». La division interne du travail et sa dimension internationale est l’un des moyens d’aliénation les plus efficaces. La logique veut en effet que ce soit dans la lutte contre la nature humaine que s’obtient l’extraction de richesses pour les maîtres. C’est la justification de l’esclavage et de ses formes subtiles modernes.
Soulignons enfin dans ce préambule le fait que ce type d’entreprise se réfère à la production quotidienne des biens matériels, l’exploitation des ressources et l’accumulation de profits eux aussi matériels.
Les valeurs principales
Nous les avons ordonnées autour de trois thèmes, l’homme, la société, le travail pour chacun des modèles. Dans le cas présent le mensonge et la confusion faisant partie de la stratégie éventuelle, il est difficile de ne se référer qu’au discours sans observer ce qui se passe réellement.
Le souci «familial» des fascismes est chose courante, seules les réalisations le démentent au bout du compte. Le caractère extrême de l’exemple ne doit pas en faire oublier la banalité dans la vie quotidienne dans bien des entreprises où l’aliénation se traduit par l’aveuglement et même la complicité des personnes. Le consensus y règne très souvent sans malheureusement que les parties prenantes, à quelque niveau que ce soit, discernent pourquoi et comment il s’est établi et maintenu.
Les hommes. Chaque modèle d’entreprise par sa finalité sous-tend une vision de l’homme. Ici l’homme y compris le patron est considéré comme habité de pulsions, de désirs, qu’il faut savoir maîtriser, dominer, brider, posséder en quelque sorte. L’homme est un animal mauvais et pour son bien il doit être assujetti.
Le travail. C’est l’un des moyens de cette contrainte et cet assujettissement. Le prix est le droit à la survie, le salaire, dont la base symbolique est le maintien de la subsistance. Le travail est apprécié comme l’effet d’une force, la force de travail et l’homme comme ayant à en faire l’effort. Voilà une des bases du modèle industriel avec la maîtrise symbolique de la force, de l’énergie par la machine à vapeur. Il n’y a pas loin bizarrement de la vapeur à la sueur, de la pression à l’oppression.
La société. Le monde social est considéré comme un amalgame affecté d’une sorte d’âme, animale. Elle est donc considérée comme un danger à maîtriser ou au contraire une force à libérer. L’entreprise tend à se confondre avec la société. Lorsque production et vie sociale sont confondues nous sommes dans ce système. Lorsque la société occidentale se nomme « le monde industrialisé », c’est exactement ce qui se passe. Inutile de dire ce que peut signifier le souhait d’industrialiser à tout prix les pays en voie de développement.
En définitive les conceptions de la société, de l’homme et du travail justifient ce type d’entreprise comme l’une des organisations majeures ordonnée à la finalité de possession.
Les caractéristiques propres
Le pouvoir. Il est assimilé à la possession, propriété matérielle et pouvoir personnel sont entièrement confondus. Que le propriétaire soit l’Etat ou privé, quelle que soit l’entité propriétaire, le problème reste absolument inchangé. Le pouvoir fondé sur la propriété, vise à accroitre cette propriété. C’est un pouvoir de domination fondé dans le consensus établi avec les dominés. Le consensus est réel même s’il n’est ni volontaire, ni conscient et même s’il est conflictuel. Le pouvoir est en effet toujours en lutte pour se maintenir et s’étendre et c’est un climat de lutte qu’il entretient volontiers. Chaque fois que l’analyse de l’entreprise est fondée sur une théorie de la lutte des pouvoirs, on s’enferme dans cette logique. La nature du vainqueur n’y change rien. Les lendemains ne chantent jamais. Pouvoir divin, d’intérêt général et d’autres références servent à maintenir une acceptation effective même dans le conflit.
L’encadrement. Il est en général peu développé, c’est autour des valeurs d’autorité (dominance) qu’il se définit, mais aussi d’acceptation absolue de l’autorité supérieure servie. C’est parmi le personnel que se choisit cette maîtrise qui bien que constituant le bras (droit ou gauche) de l’autorité supérieure n’en reste pas moins du côté des subordonnés. Agent de maîtrise en titre ou de fait, cela fera l’ambiguïté et l’inquiétude qui sous-tend le rôle d’encadrement. C’est un rôle d’exécutant supérieur dont les bénéfices plus ou moins substantiels ne mettent pas en péril la propriété de l’entreprise.
La structure. Elle est en principe relativement simplifiée sur le plan formel. Cependant, elle est faite d’un tissu de relations de pouvoir ambiguës et d’un certain flou soigneusement entretenu. Ces entreprises dont l’organigramme est toujours faux ou en instance de formalisation, maintenant un doute perpétuel entretiennent la confusion. En tout état de cause la structure trace des rapports entre les personnes et l’autorité est au fond limitée à d’un côté la propriété et le pouvoir, de l’autre le personnel, l’encadrement flottant entre les deux. En outre ce n’est pas un critère de qualification qui différenciera les membres du personnel mais éventuellement d’adhésion aux finalités de l’entreprise.
Le partage des rôles restera relativement flou avec comme seule base repérable le processus de production. Chacun tendra à s’y « approprier » un territoire à la mesure de son adhésion et de la «confiance» qui lui est accordée par le pouvoir de propriété.
La participation des hommes à l’activité de l’entreprise
Persuadés de la nécessité et de la fatalité de leur condition, il n’y aura pas de mise en question de cette activité (pas plus que des finalités de l’entreprise). La seule lutte engagée s’ordonnera autour du rapport de forces jusqu’à éventuellement souhaiter déposséder les possesseurs pour mettre une autre entité à la place. La participation demandée et obtenue, c’est l’assujettissement autrement dit la subordination. C’est le temps comme la force qui sont immobilisés au service de l’entreprise et on se souciera souvent beaucoup plus du maintien de cette subordination que de la compétence ou l’efficacité du travail. C’est ce qui demande une autorité de commandement forte et une parcellisation des tâches pour les rendre moins dépendantes des compétences éventuelles. Les rapports entre les personnes sont en général appauvris ou ramenés aux affects les moins élaborés. La dureté des relations en découle, mais aussi le caractère passionnel des comportements collectifs. La parole ne se prend que sous ce mode passionnel ou elle ne se prend pas. Raison de plus de justifier la nécessité de « portes paroles » ou de contrainte de cette parole. Une formation de type dressage peut être alors envisagée.
Le plus souvent en tout cas les « travailleurs » tairont leur vie au travail quitte à en créer une fiction pour eux-mêmes et leur famille, fiction destinée à supporter cette condition. Toutes sortes de versions sont possibles, mais leur entretien permet toujours de maintenir la confusion et le modèle impérialiste de l’entreprise.
Les problèmes économiques.
C’est l’une des fictions utilisées. Si on arrive à faire s’identifier les personnes aux difficultés réelles ou supposées de l’entreprise, on lui permettra de poursuivre sa finalité. Les problèmes économiques outre leur utilité manipulatoire sont traités autour du concept de possession. Ressources disponibles, ressources immobilisables, ressources acquises en sont les principes. Le profit matériel représente la finalité de l’entreprise. Toute la problématique économique est subordonnée à son obtention. La logique qui y prévaut, veut que plus il y a possession de ressources matérielles, humaines, financières et plus il y a profit. Les frais de fonctionnement de l’entreprise sont considérés comme anormaux et réduits au maximum au profit des immobilisations.
Les technologies nouvelles.
Ce thème d’actualité ne fait pas bon ménage avec le modèle impérialiste. Cela fait qu’il est technologiquement le plus souvent en retard sur ce plan. En effet, la technologie nécessitant la présence de spécialistes et au plus haut niveau de compétence, diminue le pouvoir de possession sur les hommes. De ce fait, le modèle impérialiste n’accède aux nouvelles technologies que dans la mesure où cela augmente son emprise, c’est-à-dire soit lorsqu’il y a une dévalorisation des tâches (mécanographie, montages électroniques…) soit lorsqu’il y a suppression du personnel. La première solution sera choisie dans les pays où la main d’oeuvre est bon marché et peu en mesure de réagir (tiers monde), la seconde dans les pays où cette main d’oeuvre se fait plus exigeante (robotisation dans les pays riches).
C’est en tout cas un changement de modalité et pas de finalité. En outre, les nouvelles technologies ne seront envisagées que par la plus grande possibilité de domination qu’elles évoquent. Les méga systèmes centralisateurs seront toujours préférés aux mini systèmes. L’actualité électronique ou énergétique en donne suffisamment d’exemples.
Les méthodes de contrôle
On placerait ailleurs dans ce chapitre les méthodes de gestion. Ici la gestion est en général relativement réduite. Hormis les contraintes fiscales ou administratives imposées par les états, la gestion est réduite à l’organisation du stockage des ressources. Espaces d’exploitation, espaces de production, espaces de conservation et de protection des profits. La concentration est souvent le moins onéreux si bien que le «stockage» des ressources humaines en grand nombre dans des espaces aussi réduits que possibles est fréquent. Le suivi de ces différents stocks est le principal moyen de contrôle effectifs, masses immobilisées, profits, réserves. C’est la raison pour laquelle les entreprises de modèle impérialiste ne s’embarrassent pas de méthodes de gestion sophistiquées et qu’on peut leur reprocher à juste titre de privilégier l’intérêt immédiat sur le long terme qui réclame une prospective plus élaborée.
La crise
En tant que l’un des thèmes importants d’aujourd’hui, il est bon d’y situer chaque modèle. Ici, elle est considérée comme un risque de dépossession, de perte de privilège, mais en même temps comme l’occasion de plus grandes exigences. Celles-ci sont satisfaites d’autant plus que la crise inquiète les salariés et facilite alors la confusion entre l’intérêt collectif et celui du pouvoir possessif. Une des plus belles astuces est de déclarer l’état de « guerre économique ». Cependant, faute d’avoir désigné l’ennemi, tous ceux qui n’adhéreraient pas étroitement à l’intérêt supérieur, sont susceptibles d’être désignés comme tels et traitres à leurs concitoyens. La lutte contre la nature des hommes, principe de ce modèle d’entreprise est fortement réactivée à son bénéfice. Plus le sentiment de guerre économique se développe, plus les raisonnements simplistes et confus prévalent et moins il est temps de « discuter ». Si le jeu dérape, un véritable ennemi extérieur peut être désigné et une guerre véritable se substituer à la fiction entretenue.
L’histoire récente donne bien des exemples de ce scénario et de sa redoutable efficacité à grande échelle comme à celle de petites entreprises avec des enjeux plus locaux, électoraux par exemple ou avec tout autre ennemi désigné.
II – LE MODELE ÉCONOMIQUE
Par rapport au précédent il est beaucoup plus rassurant, au premier abord. Il apparaîtra même aseptisé par rapport à la violence des affects et des passions que peut susciter le modèle impérialiste. Entre les principes, quantitatif, matériel et structure, organique, le modèle économique a une finalité très objective. Essayons d’en dégager les idées fortes et la logique.
Ses mots clés sont déjà équilibres, échanges, circulation, agents ou facteurs, systèmes. C’est en définitive un modèle mécaniste. En effet, l’entreprise a pour finalité d’entretenir un système et de s’entretenir dans ce système. Cela peut être le plus souvent le système économique. C’est d’ailleurs cela que le terme « économique » sous-tend.
L’entreprise, agent de transformation vise à établir un équilibre dans une circulation de biens et de personnes. Ceux-ci sont objectivés à tel point qu’ils peuvent être représentés par une valeur monétaire et donner lieu à une monnaie d’échange. L’entreprise économique s’inscrit selon son optique et sa finalité dans un système, par exemple l’économie de marché. Sa théorie est symptomatiquement ordonnée à la loi de l’équilibre de l’offre et de la demande. Elle constitue une tentative d’objectivation des rapports humains réduits aux circulations et aux transactions, aux changes et aux échanges.
Une fois posé le système de référence, toute l’activité devient un travail d’adaptation au milieu (ou au marché). Pour ce faire chaque agent : l’entreprise, ses correspondants extérieurs, clients, fournisseurs, ses agents propres, chacun à son poste agit pour établir l’équilibre des circulations et des échanges. Le personnel, chaque individu à son poste de travail reçoit des entrées et émet des sorties vers un autre maillon de la chaîne d’activité. L’entreprise reçoit des matières premières, des possibilités financières, du personnel et par le biais d’une bonne gestion des flux émettra des biens à distribuer, des plus values financières pour reconstituer les ressources, des rémunérations pour permettre à ses agents de production d’être aussi des agents de consommation sur les marchés où ils figurent.
Cette entreprise d’une logique objective simple et incontournable, tant est simple la notion mécanique d’équilibre. L’idée d’intégration au milieu est aussi gratifiante. Le seul inconvénient est que cela s’applique aux hommes et pas exclusivement aux objets matériels. Ainsi bien que ce soit très satisfaisant pour l’esprit, par l’absence d’ambiguïté et de tension que cela propose, le modèle économique de l’entreprise est tellement objectif qu’il est déshumanisant. Il correspond cependant tout à fait à des mentalités individualistes d’aujourd’hui, si bien qu’il est souvent réclamé ou attendu comme meilleure alternative au modèle impérialiste. Il est cependant l’un des pendants du modèle industriel.
Les valeurs principales
L’entreprise économique repose sur des valeurs qui apparaissent comme très présentes dans la modernité. En effet, la recherche de l’équilibre individuel, la recherche de la satisfaction équilibrée des besoins, celle d’avoir une identité et un statut dans l’environnement sont très prisées au point d’être érigées en lois naturelles. L’équilibre de vie avec son environnement, le thème même de l’environnement et des équilibres écologiques appartient pour une de ses faces à ces valeurs actuelles. Il faut cependant garder ici la seule perspective objectiviste qui tend à écarter toute subjectivité. Cela fait d’ailleurs la popularité d’une certaine vulgarisation scientifique, celle aussi des valeurs physiques corporelles, celle enfin des valeurs d’échange et de consommation, notamment de signes. L’entreprise a pu même être décrite dans ce modèle comme agent de production et de circulation de signes. Cela nous amène à repérer parmi ces signes tout ce que la société de consommation a appliqué à ses biens de consommations comme signes d’identité des personnes. En effet, la mesure d’une certaine valeur personnelle s’y calcule en fonction du taux de participation aux circulations et donc, la nature et la quantité de biens de consommation accessibles. L’entreprise entretient par ce fait la production de signes d’identités, traduits notamment dans ses structures propres. Un autre aspect de la circulation des signes et le poids considérable que prend le terme de l’information. Ce terme est tellement valorisé qu’il tend à expliquer par ses quantités, flux, circulations, échanges traitement et avatars divers, la totalité du système socio-économique. L’intérêt pour tout le traitement de l’information, ses machines et mécanismes en est la conséquence.
Les hommes. Ils sont ici agents ou facteurs, on les dira aussi acteurs du système. Ils se définissent par leur niveau de participation aux systèmes de référence, économique, écologique ou autres milieux, y compris l’entreprise elle-même comme milieu. C’est en définitive par son «commerce» avec les autres facteurs ou acteurs qu’il marque son individualité. De ce fait, les valeurs humaines et commerciales tendent à se confondre dans la mesure ou l’une et l’autre sont ici objectivées. Les hommes commercent avec l’entreprise par le biais de contrats et conventions marquant l’état des équilibres, les circulations et les équivalences.
Le travail. Il est ici avant tout valeur d’échange donc objectivement évaluable. Il consiste à faire circuler (fonctionnel) ou transformer (opérationnel) quelque chose dans un circuit de production ou d’échange.
De ce fait le travail vaut par le poste occupé dans ce circuit. Ainsi le salaire dépend moins d’une compétence ou d’une expérience que de l’adaptation à un poste dans un système de circulation. L’idéal est de trouver une bonne place, celle où on trouve le meilleur équilibre.
La société. Elle est la scène ou le milieu où s’instaurent les circulations et s’établissent les équilibres. Elle est aussi le produit de l’activité des acteurs et, de ce fait, l’entreprise du modèle économique en est un acteur important dans la mesure où elle est un agent économique important. L’entreprise économique s’adapte et tend à l’équilibre de la société, marché, milieu où elle participe.
Les caractéristiques propres du modèle économique de l’entreprise.
Le pouvoir. Il est objectivé et de fait relativement effacé. Il est lié avec la charge de faire fonctionner le système et avec le lieu le plus central dans la circulation de l’information. Le pouvoir est ainsi défini par le lieu (poste) occupé et s’exerce par le recueil et la distribution d’informations. Il apparait donc indépendant de la personnalité et même des qualités du détenteur et uniquement justifié par l’opportunité de se trouver placé dans le bon lieu. Le pouvoir central est le gage du bon équilibre des circulations dans l’entreprise et hors de l’entreprise et de l’équilibre de l’activité entrées-sorties, économique, matériel, humain.
Le détenteur d’un pouvoir est sensé s’informer utilement et distribuer les informations utiles pour que tous les rouages puissent fonctionner. C’est un rôle de régulateur.
L’encadrement. Son principe et sa fonction découle de la finalité du modèle économique. Dans le système entreprise, il y a besoin d’occuper des lieux plaques tournantes où est nécessaire un agent de circulation particulièrement vigilant. C’est le rôle du cadre d’occuper un tel poste et sa fonction identifiée à la place occupée, consiste encore à savoir s’informer et savoir redistribuer l’information après l’avoir convenablement transformée. C’est souvent un rôle de négociation. Nous parlons d’information en généralisant comme on le fait ce concept. Cela peut être favorablement tout ce qui concerne la connaissance de l’environnement, du marché et la détermination puis la distribution des objectifs d’adaptation. Les fonctions commerciales, les fonctions centralisatrices d’information (informatique, magasin, administration gestion) sont particulièrement valorisées. Les qualités demandées au cadre sont d’abord des qualités d’adaptation et d’opportunité. En fait la mobilité de l’emploi est la règle lorsqu’il s’agit de suivre les opportunités du système et de s’adapter aux fluctuations conjoncturelles. Le caractère «objectif» de l’entreprise économique conduit à l’absence d’attachement, ce qui fait que l’encadrement gère sa carrière selon le marché de l’emploi et ne se trouve généralement que de passage dans l’entreprise.
La structure. Elle est conçue autour des circulations, lieu de croisement ou de transformation. On conservera facilement plusieurs structures superposées selon le type d’opération à gérer. Structure transversale, fonction de coordination, établissement de circuits temporaires, etc. On aura probablement le plus souvent un organigramme changeant régulièrement avec une certaine souplesse. Des structures temporaires seront volontiers établies, commissions, réunions, groupes de travail, de coordination, de réflexion, d’information. Une certaine décompression dans le modèle industriel a développé toute sorte de «méthodes modernes de management» qui visaient à établir des structures parallèles avec multiplication des échanges entre les partenaires dans et hors de l’entreprise.
La participation des hommes. Tout ce qui précède pourrait paraître très satisfaisant dans la mesure où tout doit bien circuler et viser à l’équilibre. On peut penser que chacun est adapté à son poste, que les relations sont bonnes puisque organisées, souples et que la circulation de l’information est privilégiée. On verra même des fonctions spécifiques pour la communication et l’information. C’est ignorer que l’homme a un rapport symbolique au monde qui l’entoure, que c’est un sujet irréductible à ses rapports objectifs à l’environnement. Ainsi les hommes se trouvent-ils placés dans une sorte de machine dont ils ne sont que rouages ou courroies de transmission en tant qu’acteurs, facteurs ou agents mais non en tant que sujets. C’est une situation déshumanisante. Tout est objectivement possible pour que les choses se passent bien sauf la considération de la personne réduite à l’état d’individu ou de «poste occupé», même au plus haut niveau.
Les problèmes économiques. L’entreprise les considère en priorité avec ceux de l’adaptation au marché. En effet, depuis la théorie économique jusqu’à la gestion du flux monétaire, l’économique est le visage même de la réalité de l’entreprise. Les problèmes économiques interviennent à la fois pour contrôler l’entreprise par leur suivi et en outre pour imprimer le mouvement à l’organisation. Sur ce deuxième plan que ce soit par l’attribution de budgets, l’établissement de prix, la convention de marchés, de contrats de ventes, de salaires, etc. l’économique est par le biais de l’universalité de la monnaie d’échange ce qu’il y a de plus important. La gestion des signes économiques et la recherche des équilibres place ce type de gestion au premier rang des préoccupations de l’entreprise.
Les technologies nouvelles. Elles seront considérées dans le modèle économique par deux aspects: une possibilité d’adaptation meilleure à l’environnement et au marché, nouvelles possibilités de produits et par l’accélération des circulations. Ainsi les machines de traitement de l’information, envisagées pour leur rapidité d’exécution, seront appréciées pour cela.
C’est d’ailleurs bien souvent par l’informatique de gestion que l’ordinateur a pénétré dans l’entreprise. Cependant ce n’est que par une meilleure possibilité d’adaptation au milieu (marché ou milieu interne) que s’apprécient les nouvelles technologies et non pas par leurs performances intrinsèques. Les systèmes adaptatifs seront préférés aux grands systèmes centralisées, les réseaux aux petits systèmes isolés.
Les méthodes de contrôle. On a déjà vu que le suivi économique par l’enregistrement de ses signes jouait le rôle de système de contrôle. On peut y rajouter un état d’esprit moderne, celui de l’approche système où effectivement la gestion des circulations, des équilibres, des boucles d’interaction, des régulations constitue le principe de base. L’intérêt pour l’approche système pour gérer l’entreprise économique marque le progrès de l’idée de ce modèle d’entreprise. Le peu d’entreprises réelles où cela s’applique montre que si ce modèle est souhaité dans les esprits, il n’est guère répandu dans les faits.
La crise. Pour le modèle économique, il s’agit évidemment de la rupture des équilibres, crise monétaire, crise d’approvisionnement en matières premières et énergétiques par exemple. On dira volontiers que la crise est un passage, un moment de recherche et de rétablissement des équilibres du système. On cherchera alors à rétablir les grands (ou petits) équilibres en jouant sur les flux, accélérations ou blocages provisoires. En tout cas la crise ne peut être qualifiée ici que «d’économique» sans que soient remis en cause ni le modèle industriel, ni le modèle culturel mécaniste. Il ne s’agira bien sur que de rétablir des circuits plus souples et de retrouver de nouveaux équilibres dans le même système. La crise n’est ainsi qu’un changement d’état du système sinon son auto adaptation.
III – LE MODÈLE TECHNOLOGIQUE
Nous sortons du modèle industriel avec ses deux versions «impérialiste» et «économique». Le modèle technologique oppose la raison et l’utilité à la possession et aux passions. Il opposera la compétence et les performances des hommes et des outils au pouvoir et à la propriété. Par rapport au modèle économique, il garde un certain ordre, organique, structuré mais remplace le quantitatif et le matériel par le qualitatif et l’humain. La valeur des ratios (rationalité, efficacité, utilité…) remplacera la quantité pure.
L’entreprise technologique comme son nom l’indique se justifie par sa technicité, autrement dit sa capacité d’opérer efficacement des transformations utiles à l’homme. Elle est elle-même considérée comme un outil, un appareil dont l’intérêt ne réside que dans sa reproduction d’outils pour l’homme et la société ou plus généralement sa fonction d’utilité. Cependant sa finalité se confond avec une recherche d’efficacité instrumentale (technique) sans qu’à aucun moment soient posées les questions de la subjectivité des personnes et des communautés humaines. Ici l’utilité et l’efficacité se définissent en soi. De là viennent bien des problèmes humains, personnels et culturels. Les «valeurs» de cette entreprise technologique restent essentiellement «objectives».
Les valeurs principales.
L’entreprise technologique place au premier rang le principe de l’efficacité et celui de la rationalité. On pourrait parler de la «raison opérante» autrement dit de la capacité de «faire» intelligemment c’est-à-dire rationnellement ou conformément à la raison. En conséquence les compétences et les performances sont les deux critères d’évaluation les plus utiles pour ce type d’entreprises. De ce fait les «techniques de pointes» y sont, comme on le verra, particulièrement valorisées et valorisantes dans le fonctionnement de ces entreprises. Notons l’opposition radicale avec les valeurs de l’entreprise impérialiste dont les conséquences vont se marquer dans tous les aspects de l’entreprise technologique et notamment dans un certain angélisme caractéristique de « techniciens » apparemment non concernés par les questions de possession et de pouvoir. Ils fondent en effet leur action dans l’efficacité technique et non dans une subjectivité suspecte d’irrationalité.
Les hommes. La conception de l’homme qui s’assortit à ce type d’entreprises est fondée sur la raison. L’homo-faber est son ancêtre en passant par l’artisan pour arriver au technicien moderne. Il trouve sa qualité dans ses compétences c’est-à-dire le savoir faire qu’il a acquis dans sa spécialité et dans ses performances, autrement dit la valeur des résultats obtenus par l’usage de ses compétences. Tout cela est parfaitement rationnel. Cependant cet homme ressortit d’un humanisme où il est plus objet doué de raison que sujet. En effet il mesure sa valeur par ses effets selon des finalités hors de lui-même si bien que la question d’une compétition avec des appareils plus efficaces que lui est toujours présente, l’ordinateur en particulier, où la raison est directement en cause. L’homme et l’outil risquent de se confondre si « l’efficacité » est la seule mesure.
Le travail. L’homme au travail est justement dans un acte instrumental où l’outil prolonge le geste en restant de même nature. Le travail dans sa nature consiste à opérer, transformer dans un but fixé à l’avance. C’est toujours un acte «constructif» où le produit est valorisé de l’effet du travail, lui même valorisé en conséquence comme l’homme qui l’accomplit. Par rapport aux modèles précédents, cela peut sembler idéal, sans oublier cependant les réserves à faire sur l’objectivation de l’homme. Par son travail l’homme trouve une identité qui le «qualifie», une spécialité qui le définit, une valeur qui le mesure. Rationnellement ce travail est gratifiant et donc utile.
La société. Dans une perspective instrumentale, la société est considérée comme un appareil, une organisation rationnelle des individus en fonction de leur rôle et en particulier de leur spécialité et leur valeur d’utilité. Cette société est ici encore une image de la collectivité que constitue l’entreprise. Plus généralement la société peut être vue comme constituée de toutes les entreprises humaines au sens de toutes les activités ordonnées à un but utile. De ce fait chercher dans l’homme ou dans la société le sens de l’efficacité pour l’entreprise est une pseudo justification. L’efficacité rationnelle ne se justifie que du fait d’être rationnelle.
Les caractéristiques propres de ce modèle
Ici aussi nous allons envisager différents aspects classiques pour décrire un type d’entreprise au travers de la façon dont ces aspects sont mis en jeu spécifiquement.
Le pouvoir. Il sera évidemment celui de la Raison, autrement dit celui du plus compétent dans la spécialité de l’entreprise. De ce fait, les chefs d’entreprises seront plutôt des techniciens ou des ingénieurs, en tout cas des gens qualifiés (titres et compétences). Ce pouvoir se justifie par l’effectivité d’une compétence et ne s’exerce que dans la mise en oeuvre de celle-ci. Il n’est donc qu’un pouvoir de savoir, savoir-faire, savoir faire-faire, fondé uniquement sur l’efficacité technique. Pas de pressions, de menaces, de séductions, pas de simple opportunité, de place, d’adaptation aux circonstances, mais l’exercice effectif d’une spécialité en rapport direct avec les activités de l’entreprise.
La propriété éventuelle de celle-ci n’est qu’une question accessoire, un moyen à traiter en fonction de la meilleure efficacité possible. Un tel pouvoir est en principe incontestable puisqu’il ne se définit et ne s’exerce que dans le champ de l’objectivité et de la raison. N’est-ce pas cependant ce que l’on pourrait qualifier de «pouvoir technocrate» ou encore mieux comprendre à cette occasion ce qu’est une technocratie.
L’encadrement. Ce qu’il s’agit d’encadrer ne peut être dans ce type d’entreprise, que le processus technique. De ce fait l’encadrement sera constitué par des spécialistes compétents pour actionner leur part de l’appareil. La fonction de cadre sera donc définie par un niveau de capacité et d’utilité dans l’entreprise. Le pouvoir associé est uniquement instrumental, technique et le «chef» est celui qui est détenteur des plus grandes compétences. C’est le principe d’un système hiérarchique qui n’a pas un simple but de classement, mais d’efficacité. Les techniques utilisées dans l’entreprise conditionnent donc le type d’encadrement nécessaire (et vice versa). L’encadrement « technicien » aura toujours des réticences à sortir de ce rôle fondé dans l’exercice d’une spécialité et tendra à ignorer les autres dimensions et quelques fois à leur laisser le champ libre. C’est comme cela qu’on a pu parler de «confiscation des compétences» par des entreprises de type impérialiste. Il est en effet bien facile d’utiliser des leurres comme buts d’application d’une technicité uniquement soucieuse d’efficacité.
La structure. Elle se confond avec l’organisation rationnelle des compétences. Elle a ainsi un but instrumental uniquement fonction des procédés techniques utilisés. La structure est la trace formalisée de la stratégie opératoire de l’entreprise. C’est un organigramme rationnel dépendant des méthodes et techniques utilisées pour l’activité de l’entreprise. Elle changera donc en fonction de celles-ci avec l’encadrement et les spécialités correspondantes. Ce type de structure est plutôt fonction des projets que réalise l’entreprise que de privilèges ou de « principes naturels » d’autorité ou de stabilité. De nouvelles technologies entrainent automatiquement et rationnellement de nouvelles structures.
La participation des hommes à l’activité de l’entreprise. Elle est bien entendue rationalisée. Chacun est à la place qui correspond à sa spécialité et son niveau de qualification (il n’y a pas d’O.S.) tant que ceux-ci n’évoluent pas et tant que son utilité n’est pas modifiée. Ainsi autant l’exercice efficace de ses compétences dans ce type d’entreprise est-il enthousiasmant, surtout par rapport à d’autres modèles autant l’homme n’est-il reconnu valable que comme outil, autrement dit « objet utile » aux fins de l’entreprise selon le même principe d’efficacité.
Ceci est tellement rationnel et raisonnable qu’il peut être difficile de ne pas y voir une condition incontournable. C’est trop satisfaisant pour être remis en question. Pourtant, si tout va bien, tant que le processus opératoire tourne bien, tant que les finalités ou l’utilité de l’entreprise ne sont pas en cause, tant que les performances sont bonnes. Cela ne va plus si pour quelque raison sont mises en question ces caractéristiques de l’entreprise technologique. La participation des hommes pourra se traduire par le maintien des leurres collectifs où, si ce n’est plus possible, par une démotivation et un effondrement. C’est le cas particulièrement pour tous ceux dont la valeur propre repose sur une compétence remise ainsi en cause.
Les problèmes économiques. Cette dimension sera considérée dans l’entreprise technologique essentiellement sous son aspect financier, minimum de moyens pour un maximum d’efficacité.
L’investissement est plus dans la rémunération de la matière grise et du savoir-faire ou dans les outils technologiques complémentaires et associées. Il s’agit donc d’efficacité ou de rentabilité des investissements et non pas de possession ou d’appropriation de plus vastes territoires. Les problèmes économiques sont ainsi subordonnés aux objectifs de l’entreprise et « l’économique » est plus une technique à utiliser pour gérer efficacement l’entreprise qu’un modèle explicatif ou une référence primordiale au « matériel » et au « quantitatif ».
Les technologies nouvelles. Leur place est évidente en tant que technologies nouvelles, de pointe, elles justifient la création et le développement de telles entreprises, soit comme utilisatrices, soit comme productrices de leurs outils. Il y a donc une complète correspondance entre le développement de ces technologies et celle de ce modèle d’entreprises (c’est le cas notamment de la Silicon Valley aux Etats-Unis). Cependant il faut y rapporter tout ce que nous avons dit caractérisant ce modèle d’entreprise dont les nouvelles technologies sont la justification et en tirent leur développement.
Les méthodes de contrôle. Rationalité est le maître mot. Dans ce type d’entreprise, les problèmes de contrôle ne sont rien d’autre que ceux de la vérification des processus. Ce seront donc des mesures d’efficacité, des ratios, des « tableaux de bord », des « instruments » de pilotage. On parlera seulement là à juste titre « d’outils » de gestion. Leur conception et leur mise en oeuvre seront chaque fois fonction de ce qu’il y a à gérer, c’est-à-dire la mise en oeuvre d’une technologie, d’une méthode particulière. Chaque entreprise a donc ici à concevoir ses propres systèmes de contrôle en fonction des buts et des moyens qu’elle s’est donnée. On découvrira ainsi que même si ce modèle technologique si rationnel est supposé devoir exister, il n’a cependant que peu de représentants réels dans les entreprises du monde industriel.
La crise. Toute crise est passionnelle, irrationnelle et donc peu envisageable dans la logique de ce type d’entreprise. De ce fait développer les nouvelles technologies et les entreprises correspondantes apparaitra comme la solution raisonnable pour « effacer » la crise. C’est bien ce qui se passe lorsque celles-ci sont investies d’un pouvoir salvateur. C’est celui de la raison triomphant des passions et donc du pouvoir de possession.
IV – LE MODÈLE CONVIVIAL
Le terme de « convivial » a été largement banalisé ces dernières années, mais il ne faudrait pas que cette banalisation soit seulement une neutralisation. Il mérite d’être considéré plus profondément y compris dans la réalité que peuvent être des entreprises « du modèle convivial » pour échapper à la qualification « d’utopique » qu’y adjoindront les tenants du modèle industriel et à l’indifférence de ceux du modèle technologique.
L’entreprise conviviale se fonde sur une combinaison des finalités personnelles et existentielles et des finalités qualitatives et humaines. De ce fait, l’entreprise du modèle convivial est la seule dont la finalité puisse être véritablement l’innovation dans son plein sens de création et d’amélioration des sociétés humaines. Il ne s’agit plus en effet d’adaptation au monde ou au milieu comme dans le modèle économique, mais d’évolution et de développement de l’homme personnellement et collectivement. L’entreprise du modèle convivial est l’une des façons dont cela peut se jouer et s’articuler.
L’entreprise du modèle convivial est donc par définition le mode particulier qu’une communauté humaine choisi pour réaliser ses aspirations et satisfaire les besoins de la communauté et des personnes pour leur épanouissement.
Il faudra préciser tout cela pour ne pas le voir réduit à l’idéalité. Auparavant il faut souligner que l’entreprise ainsi définie ne trouve pas sa finalité, ni dans sa production matérielle, ni dans son organisation bien que l’une et l’autre y existent, mais plus par leur signification humaine que par leur valeur objective. Autrement dit, ni le productivisme, ni le bureaucratisme n’y ont leur place. En outre, comme nous le verrons, l’économique et l’adaptation au milieu sont des conditions, le pouvoir, la possession et la technologie des accessoires.
Par ailleurs l’activité de l’entreprise compte autant par ce qui s’y vit que par ses résultats. Ce qui s’y vit est le jeu des réalisations personnelles et communes, l’ensemble des rapports interpersonnels, des expressions personnelles et des significations collectives. L’entreprise conviviale est ainsi considérée comme la micro culture d’une communauté de personnes appartenant aussi à d’autres cultures, locales, régionales, nationales, etc… L’entreprise est donc un phénomène culturel en tant que modalité d’existence d’une collectivité humaine, dans ses expressions, dans ses réalisations et dans son historicité. Cette appréhension de l’entreprise est toujours possible pour toutes celles qui existent, à condition d’utiliser ce « modèle » de lecture. C’est la première condition on le verra pour que sa réalité apparaisse. En effet, ceci existe déjà mais n’est pas regardé comme tel, soit que ce ne soit pas désigné comme « entreprise », soit que d’autres lectures soient choisies ou imposées, camouflant ou pervertissant la réalité.
C’est le problème le plus difficile à résoudre, celui de la conscience des réalités et de leurs significations pour l’évolution des entreprises, conscience qui d’une part dépend du modèle de lecture choisi, souvent comme unique et d’autre part caractérise l’enrichissement et la qualité des hommes et de leurs communautés dans l’accomplissement de leurs oeuvres dont le modèle convivial d’entreprise est une modalité.
Ainsi le choix de ce modèle de compréhension et de réalisation suppose une certaine conscience et en propose le développement. Comme tout modèle, il est auto développant.
La conscience de la pluralité des modèles d’entreprise peut contribuer à sortir de la fatalité des modèles uniques et à reconnaître la réalité actuelle et potentielle du modèle convivial d’entreprise. Le changement de regard présage le changement d’actes y compris sur l’entreprise.
Les valeurs principales
L’entreprise conviviale trouve sa finalité dans l’émergence de valeurs communes par l’inter relation de ses partenaires. Elle est ainsi l’expression d’un «consensus» ou «sens commun» d’une population. De ce fait ce qui constitue sa justification, son originalité et sa pérennité est ce même consensus. L’entreprise existe autant que ce consensus la fait exister. Celui-ci se révèle dans le projet même d’une d’entreprise commune ou dans le rassemblement autour du même projet d’entreprendre ou autour du même projet qui se réalise dans l’entreprise. Cela met au centre des valeurs de l’entreprise conviviale :
– le consensus qui correspond à la rencontre de partenaires gardant leur spécificité et s’associant dans une activité commune,
– la conscience ou la mise en évidence de ce consensus qui enrichit les rapports entre les personnes et leur permet d’accéder aux finalités communes,
– le fait personnel où chacun est partenaire en fonction de sa propre personnalité,
– le fait collectif ou culturel qui relie dans la même « entreprise » les finalités individuelles et leur donne un sens collectif,
– le fait « professionnel » qui est défini ici comme ce qui fait l’exercice de l’activité particulière des personnes dans les réalisations et l’activité collective. La profession est ce rapport entre les deux.
L’entreprise conviviale mesure son activité à ce qui bénéficie à la collectivité humaine où elle existe et dont le bénéfice est de progression dans l’épanouissement, l’accomplissement ou la réalisation des personnes et de leur collectivité.
Cela suppose que soient ici aussi considérés de quels hommes, de quel travail, de quelle société on parle.
L’homme. Il est caractérisé d’abord par son «humanité», son «esprit» qui le différencie de ce qui n’est pas humain et aussi par sa personnalité particulière qui en fait un sujet et non pas d’abord un objet. C’est la faculté de « conscience » de l’homme qui fait la spécificité commune et celle de chacun. C’est le développement de cette humanité particulière de chacun et de chaque groupe qui justifie toute entreprise « conviviale », dans ses besoins les plus élémentaires bien sur, mais pas uniquement. C’est en tous cas à cette « conscience » que l’entreprise fera appel et dont l’aspect le plus évident pour elle, est la « maîtrise professionnelle ».
Le travail. Il n’est pas seulement évalué par son produit, ses résultats, ni par l’effort ou par l’action, ni par la technicité qu’il suppose. Il est aussi une activité où la personne humaine s’accomplit dans son rapport à la collectivité d’une part et à son oeuvre d’autre part. Le travail est alors une activité humaine et sociale sans commune mesure avec l’opération que peut effectuer une machine, la production finale n’en est donc qu’un aspect et pas le seul but. Celle-ci en tout cas donne son sens à l’activité de travail dans la mesure où elle est justifiée par le consensus qui fait l’entreprise et son activité. De ce fait, rien n’est tout à fait neutre en la matière, ni le produit, ni l’entreprise, ni le travail qui sont liés ensemble par la finalité en consensus.
La société. Le modèle convivial de l’entreprise s’insère dans une société conçue comme un ensemble de communautés culturelles. La culture dans cette optique est tout ce qui est l’expression de la vie en commun d’une population. Elle est sous-tendue par un consensus, un ensemble de significations sur lesquelles vont se bâtir toutes les activités collectives et en particulier les entreprises. Celles-ci sont donc parties intégrantes du tissu social et non pas des enclaves ou des micro-sociétés ne répondant pas aux lois de la communauté et de sa culture mais à des lois imposées de l’extérieur au nom de quelque autorité ou quelque obligation « naturelle ».
De ce fait le nom de « société » peut à nouveau être attribué à l’entreprise. Le modèle convivial de l’entreprise en fait une « société », de personnes, bien sûr. Ceci renvoie au fait que la vie de l’entreprise ne peut être déconnectée de la vie des personnes et de leurs groupes puisque c’est par rapport à eux qu’elle trouve sa finalité sociale. Il n’y a plus ainsi de discussion possible entre l’économique et le social, les finalités «sociales» (et personnelles) sont celles même de l’entreprise, l’économique n’est qu’une façon de considérer les problèmes de la société, mais ne constitue pas un problème en soi. Les problèmes de société que l’entreprise conviviale partage ne sont plus dissimulés sous la fiction économique.
Les caractéristiques propres
Ce modèle convivial d’entreprise peut apparaître banal ou idéal ou flou. En fait, il existe déjà mais trop souvent ignoré ou oublié au nom de nécessités ou fatalités diverses. En outre, étant l’expression directe d’un milieu social, le modèle ne peut être figé dans une forme standard et au contraire ne doit garder que des principes adaptés à chaque situation particulière.
Le pouvoir. En tant que « pouvoir faire » il a sa place. On peut aussi envisager qu’une personne ou un petit groupe de personnes « incarne » le consensus de l’entreprise pour s’en faire l’écho et l’animateur.
C’est la première fonction du chef d’entreprise d’en être le représentant et l’animateur. Selon les cas, le chef d’entreprise peut en être le créateur autour du projet où se sont rassemblées d’autres personnes. Il peut être aussi quelqu’un qui émane de l’entreprise, reconnu comme le plus capable de jouer le rôle ici défini. Ce n’est en tout cas pas un pouvoir de commandement, de propriété, de compétence technique. Non qu’ils soient exclus mais seulement accessoires de ce qui fonde l’autorité de celui qui est « autorisé » à l’incarner. L’exercice de ce pouvoir est affaire de «gouvernement» plutôt que de gestion c’est-à-dire voir et entendre, choisir, orienter, animer, piloter.
L’encadrement. Il n’a certainement pas pour rôle d’encadrer, mais en fait d’être aussi une autorité. Les possibilités d’exercer l’autorité au sens (où elle est entendue ici) de service auprès des autres, sont limitées et demandent des relais.
On ne peut guère animer directement des groupes de plus de 10/15 personnes et il faut donc des relais. Ceux-ci ne transmettent pas des ordres mais participent à un pouvoir d’animation et sont donc animateurs eux-mêmes. L’encadrement a donc pour tache de participer au « gouvernement » de l’entreprise, chacun en ce qui le concerne en fonction des besoins de la communauté d’entreprise. Ils ne se justifient que d’être « autorisés » par les groupes qu’ils ont la charge de gouverner pour y exercer une autorité personnelle. Sortant du schéma simpliste de la distribution des ordres cela demande bien sûr un effort de compréhension nouveau. Il y a en tout cas là une alternative pour un encadrement bousculé par les changements de la société actuelle. Représentants et animateurs d’unités à « taille humaine » qui fonctionnent comme une micro entreprise, les « cadres » devraient changer d’appellation.
La structure. Le coeur de l’entreprise conviviale est ce qui lui donne sa finalité et son activité: le consensus de ses partenaires. De ce fait toute structure ne peut que résulter des spécificités de chaque « consensus » d’entreprise. La structure est alors l’ordre qu’elle se donne pour évoluer selon sa finalité . Elle est automatiquement porteuse d’abord d’un courant centripète vers l’autorité centrale l’autorisant dans sa fonction et lui amenant tout élément nécessaire à l’exercice de cette autorité et ensuite d’un courant centrifuge de l’autorité centrale vers toutes les unités pour en assurer l’animation et le pilotage. Ceci exprime le fait d’un rapport alternatif, d’une relation, d’une communication dont la structure de l’entreprise est l’aspect formel. Chaque autorité particulière dans une même entreprise est dans la même position
La participation des hommes à l’activité de l’entreprise. Elle est évidente dans la mesure où il s’agit d’une entreprise commune. En outre, du fait que chacun connaisse les finalités et soit en mesure d’y situer son activité propre et sa propre personne, il y a à la fois une appartenance forte à l’entreprise et en même temps une reconnaissance personnelle importante. Ce sont les deux conditions d’une forte implication dont on peut attendre des effets extrêmement importants sur le plan de l’efficacité, de la pertinence des actions, de la production. Cela ne veut pas dire que la société conviviale est un bon « moyen » pour cela, mais qu’elle obtient cela « par surcroit ».
Par ailleurs il faut souligner que cette participation est un partage de consensus, de tâches, de bénéfices et qu’elle implique les personnes dans leur totalité de sujets humains. Le travail n’est pas le simple exercice d’une activité de production technique, mécanique ou de force, mais beaucoup plus une manière d’être et de s’accomplir personnellement et collectivement. Cela revient à détacher la compréhension de la vie de l’entreprise du seul aspect objectif de production. L’homme et son activité créatrice redeviennent l’enjeu premier de l’entreprise conviviale, la production et l’organisation n’en étant que des moyens ou des conditions accidentelles.
Les problèmes économiques. Ils ont déjà été évoqués en partie. Cependant il faudrait reconsidérer totalement ce que l’on entend par « économique » et en particulier s’assurer de quelle théorie économique on parle. Dans le cadre du modèle de l’entreprise conviviale, on pourrait dire que l’économie c’est l’ensemble du système des rapports symboliques de l’entreprise, rapports interpersonnels, collectifs, rapports au travail, à l’environnement culturel, etc. La monétarisation de tous ces rapports n’est pas obligatoire non plus que leur quantification. On a trop tendance à oublier que c’est déjà la réalité et que l’économique réduit aux jeux quantitatifs structurels et monétaires ne rend compte que d’un aspect de la réalité actuelle. Seulement ici encore les instruments d’observation ont un effet sur l’évolution de la réalité. Il faudrait donc redéfinir l’économie pour une entreprise conviviale et en second lieu ses instruments utiles à ses propres finalités spécifiques.
En tout cas le fait majeur de l’entreprise conviviale, c’est que son économie propre est entièrement du domaine de sa maîtrise propre (celle de la communauté de ses partenaires) et pas du tout dans la dépendance soit d’un fournisseur de capitaux, soit d’une structure « macro économique » qui commandent à la société. Cela n’empêche pas l’entreprise conviviale d’être associée à des entreprises plus larges et contribuer ainsi à une macro économie.
Par ailleurs la participation des personnes à l’existence même de l’entreprise ne les sépare à aucun moment de l’économie de l’ensemble qu’ils partagent autant qu’ils y participent.
Les technologies nouvelles. Ce que recouvre ce terme n’est pas indifférent pour le modèle convivial. En effet, l’innovation qui est toujours une transformation d’une modalité de la vie d’une société est d’abord un « mouvement de société ». La technologie ne vient favoriser ou bénéficier de l’innovation que dans la mesure où elle est signifiante pour ce mouvement de société.
Il n’y a donc que les entreprises vraiment en harmonie avec ces « mouvements de société », parce qu’elles en sont l’émanation, qui puissent être innovatrices. Les entreprises conviviales seront donc ce qui permettra la rencontre éventuelle de mouvements de société et de technologies nouvelles dont l’innovation technologique sera alors le résultat. La technologie n’est plus alors une simple affaire de technique, d’outil, d’efficacité mais la réponse adéquate aux besoins et aux sensibilités d’une société, d’une culture. C’est pour cela qu’une « adaptation culturelle » des technologies est nécessaire pour qu’il y ait innovation véritable et ce dans les entreprises de type convivial qui seront en mesure de le faire. Il faut pour cela différencier les pseudo innovations qui sont, soit des techniques séduisantes mais marginalement utilisées, soit des habillages différents de choses qui existent, soit des moyens d’exercer un plus grand pouvoir. Les exemples ne manquent pas sous le thème actuel des « nouvelles technologies ».
Les méthodes de contrôle. Elles ne peuvent être standardisées et formalisées comme dans certains autres types d’entreprises. Les dimensions personnelles et existentielles, humaines et qualitatives qui supportent la finalité supportent en conséquence les « contrôles » nécessaires. Le contrôle ne peut être ici qu’une façon de « maîtriser », c’est-à-dire d’ajuster le pilotage de l’entreprise.
Cela revient en définitive à :
– élucider les consensus internes et externes à l’entreprise,
– réajuster toutes les modalités de fonctionnement de l’entreprise sur les orientations choisies et sur les finalités de l’entreprise
– communiquer pour pouvoir animer l’entreprise et ses unités.
C’est donc une activité de régulation de ce qui fonde l’entreprise conviviale, c’est-à-dire le consensus collectif et ses modalités spécifiques.
La crise. Dans la logique du modèle convivial d’entreprise, il n’y a de crise que sociale et culturelle. L’entreprise en est le lieu comme le reste et son économie en est automatiquement affectée. Cela n’est cependant que le symptôme, la maladie est culturelle. Il n’y a donc de réponse que culturelle et c’est dans ce que l’on appelle le « développement endogène » que l’on peut trouver des solutions. L’entreprise conviviale est de ce fait la meilleure réponse à la crise parce qu’elle est seule capable d’amener les solutions que nécessite la situation des communautés et sociétés affectées qui ont perdu la maîtrise de leur « économie ».
CONCLUSIONS
Le modèle industriel qui semble dominant est plutôt celui d’une « exploitation » plutôt que d’une « entreprise ». Il a comme caractéristique d’interdire la réflexion et de favoriser la confusion. C’est pour cela qu’il est utile de concevoir qu’il existe plusieurs possibilités et non pas une ou deux.
C’est pour cela aussi qu’il est nécessaire de prendre conscience qu’il y a plusieurs réponses possibles aux questions qui se posent. Mais encore plus important que tout cela est de se rendre compte qu’il y a aussi plusieurs questionnements possibles et non pas un seul. Cela suppose une faculté de discernement qui permette de choisir ses questions et donc un point de vue parmi plusieurs possibles. Le type de questions que l’on se pose induit le type de réponse que l’on va chercher et le modèle d’entreprise auquel on va faire appel pour les résoudre.
Par exemple on peut reprendre la question économique. Dire qu’il y a un problème économique peut être compris de plusieurs façons qui conduiront à se retourner vers tel ou tel modèle:
– crise économique = perte de privilèges ou problèmes de subsistances – modèle 1
– crise économique = rupture d’équilibre, mauvaise circulation des flux – modèle 2
– crise économique = problème technique d’une situation irrationnelle – modèle 3
– crise économique = évolution des consensus collectifs et culturels et de leurs modalités – modèle 4
Tout cela est vrai à la fois, seulement, la responsabilité personnelle et collective de l’homme est de choisir. C’est une responsabilité politique. La mise en oeuvre de ses choix est une entreprise. Le choix d’une politique est aussi celui d’un modèle d’entreprise pour la mise en oeuvre.
On pourrait dire par ailleurs que toute entreprise réelle comporte une part de chacun des modèles. C’est tout à fait exact. Cependant il ne faut pas en tirer prétexte à confusion. Toute entreprise privilégie à un moment donné l’un de ces modèles, c’est ce qui fait qu’elle a une dynamique, une politique (énoncée ou non) et c’est obligatoirement ce à quoi se consacrent réellement les dirigeants, conformément ou malgré les discours prononcés.
Il reste à prévenir les oppositions au modèle convivial d’entreprise que nous préconisons. Les tenants du modèle impérialiste demanderont des chiffres et feront référence aux dures nécessités et contingences matérielles comme si nos pays étaient dans la misère et la famine. A moins qu’ils disent « laissez nous faire, c’est exactement ce que nous cherchons »: défendre les aspirations de nos sociétés.
Les tenants du modèle économique diront : C’est exactement la même chose que nous préconisons, réduisant tout aux aspects objectifs. Ils pourront cependant aussi invoquer les « lois de la nature » notamment celle de l’économie de marché pour taxer d’utopique toute entreprise qui ne se définit pas exclusivement sous cet aspects. La non monétarisation de tous les rapports dans l’entreprise conviviale s’oppose à ses conceptions monétaristes d’échanges formels.
Les tenants du modèle technologique seront indifférents ou n’en verront pas la raison. Ils le trouveront trop peu rationnel et surtout insuffisamment structuré et encadré.
En fait, bien d’autres critiques ou fausses adhésions peuvent être envisagées qui sont toujours révélatrices des positions et des finalités de ceux qui les entreprennent.