Projets territoriaux

De tous côtés émerge l’évidence de devoir envisager des projets de développement pour les communautés territoriales. Tous les jours on voit combien c’est contre culturel et que se dresse des oppositions dont le pire des travers est d’emprunter le discours et de continuer à faire l’inverse. Faudra-t-il une catastrophe nationale pour que ça change? D’où peut venir la pédagogie du changement? Certainement pas de ceux qui ont planté leur tente sur les opportunités d’un système devenu contre productif.

La notion de projet dans les collectivités locales est devenue un lieu d’ambiguïté majeur mais elle entre aussi dans une crise salutaire. La révolution qui s’amorce échappe souvent aux regards. Elle aura pourtant des conséquences bien au-delà des projets et même des territoires.

La logique de guichet

Lorsqu’on pense projet dans les collectivités locales on n’est quelques fois pas loin des idées habituelles en provenance des entreprises. Projets dans les organisations et les services souvent soucieux de méthodes de management modernes. Projets de réalisation ou construction de grands travaux où l’ingénierie de projet n’a rien de spécifique en dehors des conditions et contraintes particulières liées au contexte juridique, administratif, social et politique.

Cependant, en regardant de plus près on s‘aperçoit qu’il y a souvent une assimilation : projet égal dossier. Monter un projet c’est monter un dossier, souvent dossier de financement, en quête de subvention. Nous voyons là apparaître cette catégorie spéciale des “projets papiers” (bientôt numérisés).

Les pouvoirs publics ont du, au cours de ces dernières années, insister, avec l’émergence des nouveaux territoires, sur le développement d’une “logique de projet” à la place d’une “logique de guichet”. Qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’une culture excessivement juridico-administrative et financière, encouragée par certains dispositifs de financement de l’Etat et de l’Europe, entre autres, a développé une expertise spéciale: monter des projets en fonction des “guichets” de financement selon des critères propres.

Il y a là tout un art de la gestion territoriale. La réalisation des projets, dont l’évaluation est le plus souvent l’arlésienne, se perd ensuite dans les aléas des bonnes ou mauvaises volontés. Volonté le mot clé est prononcé.

La logique de projet

Par opposition elle consiste à “projeter” une volonté dans un projet qui en déploie ainsi de façon structurée et appropriée toutes les composantes nécessaires à l’accomplissement de cette volonté, et à la maîtrise du projet.

Nous voilà au pied du mur. Ces dernières années ont vu la mise en œuvre des lois sur l’intercommunalité pour la création de communautés de communes, communautés d’agglomération ou pays principalement. Ces “nouveaux territoires” sont appelés à élaborer un projet dit projet de territoire. Le législateur semble bien avoir vu la nécessité de l’émergence d’une volonté collective, de sa projection dans le futur (prospective, stratégie) avec toutes les suggestions de concertation et de gouvernance, tant pour l’élaboration du projet que pour sa réalisation. Ces projets sont sensés préparer ensuite à l’établissement de contractualisations avec l’Etat et la Région notamment. Cependant la logique de guichet prédominant c’est le contrat qui seul mobilise et le projet est pour beaucoup un pensum sans intérêt qui tourne au simulacre.

Là commence la révolution.

Cette difficulté provient d’un héritage multi-séculaire et d’une culture antinomique avec la logique de projet.

En effet si on se souvient que la décentralisation n’a commencé en France il y a seulement un peu plus de 20 ans, il faut comprendre que les collectivités territoriales étaient antérieurement “sous tutelle”, c’est-à-dire dans une position de mineures.

Ainsi, hormis avec quelques personnalités politiques hors du commun, la plupart des collectivités territoriales n’ont jamais été confrontées à ce type de question sur elles-mêmes et leur avenir. Elles n’en ont aucune expérience et même le plus souvent aucune idée. Mieux les techniciens qui les servent (services internes, bureaux d’études extérieurs, services de l’Etat et des collectivités territoriales) sont formés eux-mêmes à une toute autre culture qui d’ailleurs se retrouve plus à l’aise dans la logique de guichet prédominante.

Cette opposition culturelle, dans la pensée, dans les méthodes et les habitudes et tous les réflexes établis se joue sur des enjeux majeurs dont la notion de projet territorial est le révélateur.

Qu’est-ce qu’un projet territorial?

Nous allons nous référer aux conceptions de l’Humanisme Méthodologique pour en montrer les caractéristiques essentielles auxquelles s’opposent les conceptions classiques.

Tout d’abord la vision du territoire

L’expression “projet de territoire” peut être entendue notamment de deux manières.

Dans un cas il y a là une communauté humaine (les appellations communauté de communes, communauté d’agglomération devraient le rappeler). Elle doit avoir une conscience collective c’est-à-dire une identité pour elle-même et pour les autres telle que ceux qui en font partie puissent dire “nous”. C’est la condition de l’existence d’un Sens du bien commun. Il faut aussi que la communauté puisse dire “je” c’est-à-dire avoir une intention, une volonté et, par suite, un projet à concevoir et à entreprendre.

Dés lors il faut s’intéresser de près à la formation des communautés humaines territoriales, à leur conscience collective, à leur devenir et aux conditions communautaires de leur développement. Voilà les sources d’une ingénierie de projets territoriaux.

Face à cela on a une vision du territoire de plus en plus cartographique (développement des systèmes d’information cartographique SIG). La carte devient le territoire et un espace commun aux différents techniciens de la gestion des choses, urbaines, environnementales, patrimoniales, juridiques, administratives. Un espace à deux dimensions sans histoire sans intériorité humaine, sans culture propre.

La modernité nous a amené les visions systémiques, la gestion des flux, l’analyse statistique des populations et de l’économie. Voilà ce qui tient lieu de science (et de conscience) aux meilleurs experts et spécialistes de la gestion de ces choses là.

“L’expertise contribue à façonner des sociétés incapables de se gouverner et incapables pour commencer de se considérer” Marcel Gauchet “La condition historique” édition Stock 2003.

Les hommes, les communautés humaines, les finalités humaines, le bien commun, le devenir et le développement humain, la volonté, l’ambition collective tout ce qui détermine un projet de territoire, un projet de communauté majeure, tout cela est évacué, ignoré. Ce qui est de l’ordre du politique, le gouvernement des hommes (la gouvernance dirait-on aujourd’hui) est renvoyé par les techniciens et spécialistes “tutélaires” à la condition mineure, celle que l’expérience coloniale assignait aux indigènes et aux “chefferies locales”.

La nouvelle perspective, celle de communautés territoriales majeures, suppose que le projet soit celui de la communauté pas celui des techniciens. Il y a là une question qui touche aussi à l’essence du politique.

Claude Rochet dans son livre “Gouverner par le bien commun”, éditions François Xavier de Guibert 2001, met face à face deux conceptions du politique, celle qui s’identifie à la recherche et la poursuite du bien commun et la conception “machiavélienne” que seule l’addiction pour le pouvoir alimente.

Dans le premier cas il ne peut y avoir de bien commun que s’il y a communauté et en référence à son devenir. C’est ce qui justifie le projet comme émergence et poursuite du bien commun. Cela suppose que le projet soit approprié par la communauté, c’est-à-dire la population, par le jeu des rôles et représentations que la démocratie lui donne et donc par le relais des acteurs qui les incarnent.

Cette appropriation est indissociable de l’élaboration, de la conduite et de toute réalisation. En effet c’est la communauté qui se dote d’un projet c’est-à-dire d’une représentation partagée du bien commun, c’est elle qui le réalise par le foisonnement de ses initiatives et c’est elle qui se dote des moyens de le conduire et de l’évaluer, moyens politiques, stratégiques et opérationnels.

A l’inverse la communauté est désappropriée de son devenir, de son bien commun au nom d’un “intérêt général” souvent très particulier. On attend là des politiques qu’ils “fassent passer”, séduisent, communiquent, fassent preuve d’habilité au service du grand pouvoir technocratique. Communication, débat, concertation et même appropriation appartiennent alors au langage machiavélien.

Comment faire aval(is)er les calculs (plus ou moins clairs) des experts? Telle est la question. On a même inventé une expression étonnante “le porter à connaissance”. On fait donc “du porter à connaissance”, réification du verbe et du sujet.

Or l’appropriation d’un projet territorial est une question décisive qui relève de la connaissance des communautés humaines et des phénomènes et processus d’identité collective, de conscience collective et comme on le pressent de plus en plus, “d’intelligence collective” sinon de compétence collective. Quand on parle de “compétences territoriales” il s’agit actuellement de prérogatives administratives distribuées comme si on pouvait découper la vie des communautés humaines en tranches indépendantes.

La conception et la conduite de processus d’appropriation active est décisive pour le projet territorial. Elle est ignorée le plus souvent dans sa nature réelle par les acteurs traditionnels.

La dynamique communautaire du projet

Un projet territorial n’est pas un “machin” que l’on conçoit et, une fois conçu et décidé, que l’on confie à quelque maître d’oeuvre. Un projet territorial n’est pas un dossier où figurent tous les objectifs et les conditions d’exécution.

Il faut renoncer à l’idée qu’un projet soit d’abord conçu puis donné à exécuter. Un projet territorial est, comme on l’a vu une “projection” dans le futur de la communauté par elle-même. Mais cette projection n’est pas qu’une projection mentale, c’est aussi une “mise en mouvement”.

En effet un projet territorial, s’il doit trouver des expressions formalisées, est l’occasion d’une maturation collective, d’une mobilisation, d’une mise en mouvement des acteurs (ou “forces vives”) de la cité.Si bien que l’élaboration d’un projet, si elle est aussi un travail de conception, de motivation, est aussi une mise en route de la communauté.

Une communauté ne se met pas en route au coup de sifflet ou “comme un seul homme”. Elle le fait d’abord en esprit, là où se construisent en premier lieu les projets et elle le fait par des relais, des tâtonnements, des entraînements, des pédagogies, des mobilisations progressives. Un projet territorial doit engager cela et sa réalisation le déployer. Il faut donc insister sur le fait que ce déploiement pourra prendre des formes inattendues, imprévues comme toutes choses humaines.

Le projet n’est pas un “bon pour exécution conforme” (tellement plus facile en apparence). Il faut dire aussi qu’il n’est pas non plus une fin en soi mais un moyen de poursuite du bien commun.

Il est vrai que pour des communautés mineures, gouvernées selon le principe machiavélien, la vertu administrative et technicienne jugera plus sûr de leur imposer ce qui est bien pour elle venant d’une “civilisation supérieure”. Le moindre technicien de services territoriaux se sent légitimé à penser cela.

La révolution du projet

Les collectivités locales et tous les espaces du politique sont aux prises avec cette révolution à tous les niveaux jusqu’au niveau national et au-delà. Suffira-t-il d’évoquer le “projet Européen” pour que l’on voit tout le questionnement antérieur, à l’échelle d’un territoire local, éclater à grande échelle dans le même dilemme.

Penser communautés territoriales majeures, mues par la poursuite du bien commun débouche sur la question du projet comme moyen d’émergence, de maturation et d’entraînement collectif. Son absence ou sa réduction traditionnelle entraîne à une dés-appropriation qui devient bien vite désaffection.

Mais alors tournons nous vers les projets d’entreprises, n’est-ce pas aussi des communautés humaines engagées. Ne serait-il pas temps d’y repenser la notion de projet, non plus comme la programmation d’une réalisation matérielle mais comme l’émergence et l’accomplissement d’une ambition collective (y compris dans ses matérialisations). Il y a de quoi révolutionner la notion de projet et les pratiques qui s’y rapportent sans tomber dans les errances naïves et simplistes du passé.

Dans la structure anthropologique trialectique Sujet-Objet-Projet, la structure ternaire mise en évidence par l’Humanisme Méthodologique, ces articulations sont mises en évidence dans leurs causes et dans leurs modalités. Les philosophes classiques n’avaient pas vu la question du projet comme troisième terme. Nos experts, spécialistes et techniciens ont fait souvent abstraction du sujet. Reste l’abstraction de l’objet dont certains modèles avancés font la condition de leur réussite (cognitive, procédures).

Éléments de méthodologie comparée

D’après les méthodes de l’Humanisme Méthodologique appliquées aux projets de territoire, aux projets d’aménagement, de prévention des risques, projets touristiques, projets sociaux, projets économiques, culturels, urbanistiques, etc., les grandes lignes en sont les suivantes.

La premier pas consiste à élucider les racines culturelles et historiques de la communauté territoriale (études de cohérences culturelles) pour fonder une identité. On procède ensuite à une évaluation prospective de ce potentiel pour dessiner une ambition possible, celle d’une vocation, d’un positionnement dans le monde qui vient (en mutation). Cela va permettre de donner une orientation politique exprimée aussi par une ébauche de projet.

Viens après l’élaboration d’une stratégie de développement, d’un projet cadre avec une participation élargie en fonction de la culture et de la maturité de la communauté territoriale.

Enfin reste à engager un processus de concertation élargi pour l’élaboration du projet et la mise en mouvement communautaire. Des contributions techniques viendront à ce stade consolider les élaborations et les réalisations.

Ces grandes phases se heurtent bien sûr à des problèmes inhérents aux phénomènes humains et à l’histoire singulière de chaque communauté territoriale dont l’expérience montre aussi l’extraordinaire richesse et diversité, en général totalement insoupçonnée.

Elle se heurte surtout aux habitudes de pensée et de pratique culturellement à contre sens. Combien de fois avons nous vu des politiques renoncer au bien commun par facilité et combien de fois des “techniciens” entreprendre de disqualifier ou mieux d’anihiler toutes références au bien commun et les efforts déployés. Combien de fois à l’inverse avons nous vu aussi que le seul souci du bien commun permettait des avancées, des ambitions, des projets inattendus.

Ce souci du bien commun est partagé par un très grand nombre d’élus, de techniciens des collectivités territoriales et locales, de l’Etat. Cependant il est souvent fragile devant la science péremptoire des uns ou les manoeuvres machiavéliennes des autres.

Il existe pour ceux-là, une méthode devenue habituelle dans la culture de “projet – dossier – guichet” classique, un grand standard dont voici le scénario.

On ne commence pas du tout par la prise en considération de la communauté et son histoire mais on applique une méthode banalisée de diagnostic, le diagnostic de territoire que l’on enseigne dans certaines écoles.

Comment faire un diagnostic sans référence au Sens du bien commun, à l’originalité de la communauté territoriale et son échelle de valeurs propres? Uniquement en se référant à des normes, à des standards, à des jugements tout préparés? Surtout en réduisant le regard à l’analyse des choses dont on a l’habitude (spécialités) ou que des velléités tutélaires s’efforcent de normaliser.

Du diagnostic vont mécaniquement se dégager (dans l’esprit des spécialistes) des enjeux, des orientations, des objectifs. C’est là qu’une habileté communicationnelle est sensée entrer en jeu, pour les faire passer.

Enfin pour les choses sérieuses (les dossiers) les expertises spécialisées sont évidemment indispensables. Quelques semblants de concertation vont, bien vite, montrer l’incapacité des indigènes et leurs représentants à y comprendre quelque chose (cqfd).

Le projet maintenant saucissonné en “dossiers pour le guichet” (il y faut une grande expertise) sera ensuite dissous dans les budgets, les maîtrises d’oeuvres, les services spécialisés. Seules quelques informations médiatiques en avertiront les habitants.

Est-ce une caricature? La réalité est souvent pire, la mutation de la culture de projet de plus en plus urgente.

En conclusion nous voulons souligner néamoins que c’est dans les collectivités que se met en évidence l’importance de l’ancrage politique des projets, ici au coeur de la communauté territoriale avec les rôles politiques indispensables. Il n’y a de projet que de quelqu’un, pas de projet sans sujet et comme il est souvent nécessaire de le rappeler : qui n’a pas d’identité n’a pas de projet. Ces considérations illustrées par la mutation qui se dessine sur ce terrain valent pour toute société humaine et aussi pour les entreprises qui trouvent dans la cité leur seule légitimité.

Peut-être faudra-t-il sortir de cette pensée mécaniste de la gestion de projet pour s’apercevoir que c’est au niveau politique, même dans nos entreprises, que se fonde la notion de projet, son élaboration, son appropriation et son accomplissement.

Nota L’association des communautés (territoriales) de France (ADCF) a établi la “Charte d’Amiens” pour réclamer la prise en compte du “fait communautaire” des “communautés de projets” à l’encontre des pressions normalisatrices et technocratiques habituelles.

Eléments bibliographiques

Charte d’Amiens ADCF

Sur le Journal permanent de l’Humanisme Méthodologique une série d’articles concernant les projets territoriaux

et concernant les projets d’entreprises