Rameaux de Michel Serres

Michel Serres nous livre l’expérience qui est sienne de sortie des « formatages » de toute une civilisation et la découverte de ce qu’elle tenait caché de par ses outils mêmes. Le monde est en mutation, Michel Serres nous y accompagne.

Extraits, et commentaires

– “Le monde d’aujourd’hui hurle de douleur parce qu’il commence son travail d’enfantement”.

– “Dans les âges précédents, nul savoir n’eut à concevoir ni conduire de projets aussi vitaux: réinventer l’universalité de l’individu, reconfigurer son habitat, tisser de nouvelles relations. D’avoir à tout repenser, la philosophie change d’empan et voit croître sa responsabilité”.

En effet il est grand temps de se mettre à penser alors que nos élites et nos intellectuels ne savent que réfléchir. Que peut-on réfléchir? uniquement ce qui est déjà là, derrière nous, pas devant. Oui mais penser c’est mobiliser l’intériorité, le plus profond, le Sens ce que nient de toutes leurs forces nos réfléchisseurs rationalistes et ce que détournent nos sacrificateurs de l’humain à la Nature des choses. Ils ne connaissent que le “traitement de surface”.

Michel Serres nous décrit les “formatages” de l’Occident, l’expression “Système de protection anti événements” est parlante.

– “Sans ferme dessein, le passé tombe dans l’oubli, un collectif sans résolution ne sait plus écrire son histoire, sans invention ni œuvres contemporaines vives, une culture agonise”.

Nos chantres de la table rase, assise du modernisme et ceux de l’histoire inversée régressive en sont les fossoyeurs actifs.

– “La découverte authentique, avance sur son temps au point que nul ne l’entend… Le public réserve son entente aux formats qu’il entendit déjà, donc à la répétition, rarement à l’invention”.

– “Or la réalité nous la pensons immuable et unique, tant elle nous sert de référence et de garantie stable, nous l’habitons, nos actions s’y appliquent, elle gît au fondement de nos conduites… tout projet qui la quitte suscite critiques et rires…”.

L’Humanisme Méthodologique est confronté sans cesse à cette difficulté.

– “Éthique du gouvernail: Précaution et prudence”

– “De cette demi maîtrise naissent nos angoisses, devant lesquelles nous érigeons le principe de précaution, il décide au préalable. S’il reste un principe, précédent tout commencement, il risque d’étrangler l’oeuvre. Préformationiste, il devient un prétexte d’immobilité, une sorte de sophisme paresseux”

L’antihumanisme radical trouve dans la promotion de ce principe une arme majeure pour “étrangler l’oeuvre” humaine, ce qui est le sens de l’entreprise de décivilisation engagé avec la complicité des rationalistes désabusés qui préfèrent encore cela à la fin de leur règne annoncé avec l’émergence de l’âge du Sens.

– “Aveu”

– « J’avoue donc n’avoir jamais compris les actes, ni les évangiles, aucun récit littéraire de ce type. Voués à l’idole et formés à l’idée grecque, nous les entendons ou les méprisons en n’usant que de termes de langue hellène: allégories, paraboles, analogies, métaphores, symboles… analyse, herméneutique… mythes, théologie… Joue-t-on du piano avec des gants de boxe ?”.

Il faut saluer le courage du philosophe, âgé, honoré, qui témoigne ici de ce qu’il vient de découvrir, “à son âge”. Du dépassement de l’âge des représentations qui ne voyait pas que derrière les termes il y avait le Sens mais que le Sens les transcende et que ce Sens est en nous que nous sommes être de Sens. Il ne voyait pas que ce ne sont pas les formes et les formats qui éclairent mais le Sens; que la raison, si précieuse pour gérer les formes, est impuissante à connaître le Sens dont elle est néanmoins un témoins révélateur.

Ce ne sont pas les voies de la raison qui permettent l’accès au Sens mais la “traversée” des formes et formats de l’existence et de la conscience, ordinaire ou même savante. Cette “traversée” elle est à faire deux fois. L’une pour accéder au Sens au cœur de l’homme, révélation de son humanité. L’autre pour déployer depuis le Sens quelque réalisation, créativité, ordonnée ensuite par la raison.

Lorsque la raison se fait cerbère, interdisant le passage, déclarant infernal l’irrationnel, elle ne fait que clôturer le monde à ses formatages et expulser l’homme du royaume de son être Sens.

Notre pays qui en a fait son idole en des temps que beaucoup veulent prolonger se méfie de l’intériorité humaine, de la souffrance qui crie partout les défaillances de son ordre policé, administré. Il préfère les “précautions” qui, diaboliquement, dissimulent derrière des rêves d’enfants angéliques le terrible de l’interdit d’être humain, de l’interdit du risque de grandir et de révéler son être.

Si vous voyez, là, philosophie, sachez qu’elle est le dire du réel le plus concret, de l’actualité la plus quotidienne.