L' »empowerment » des territoires

Comment diriger une communauté de membres autonomes? Comment gouverner un pays dont les communautés territoriales sont majeures? Comment accompagner le développement d’une capacité collective de maîtrise de son destin? Comment aider ceux qui ne sont pas encore en capacité d’assumer leur devenir à y arriver?

Tel est le problème qui se pose à un pays, à un Etat qui a construit ses référents intellectuels et moraux sur la négation de cette perspective? Comment inventer la démocratie au pays du jacobinisme sans tomber dans l’infantilisme alternatif?

Telle est la situation qui s’impose à notre pays grâce au mouvement du monde et de l’Europe, largement investis de tous les fantômes de notre immaturité.

Le terme d’empowerment est à l’évidence d’origine anglo-saxonne. Une fois n’est pas coutume, il résiste à toute traduction dans un seul terme en français. C’est dire qu’il y a une difficulté culturelle suffisante pour se détourner de ce qui est en question.

Ce qui est en question c’est la capacité pour un territoire d’assumer son destin, c’est-à-dire de sortir d’un état de minorité que des siècles, de tutelle jacobine notamment, ont établi.

Alors que c’est là un “mouvement du monde” des plus prometteurs de la mutation toute une technocratie se trouve prise en défaut. C’est tout le contraire, comme son nom l’indique, qui a fait son succès, ce qui supposait par ailleurs d’avoir des “politiques” sous tutelle et donc mineurs ainsi que les citoyens qu’ils représentaient.

L’Etat est en crise profonde. Les véhémences corporatistes ne sont que le symptôme visible d’une “fin de règne” beaucoup plus profonde, moralement et intellectuellement.

La disparition d‘un certain “cynisme” assorti d’un “appauvrissement humain”, tel que le stigmatisait à propos de la formation qui lui avait été dispensée une récente promotion de l’ENA, ne nous fera guère de peine et la capacité de reconversion de cette expertise dans différentes affaires ne fait aucun doute.

Cependant s’ouvre aussi une ère nouvelle où l’Etat aurait à jouer à nouveau un rôle éminent, celui de favoriser l’empowerment des territoires.

Qu’est ce que l’empowerment des territoires ?

Le terme s’applique à l’origine aussi bien aux territoires qu’aux personnes en difficultés ou à des populations défavorisées.

La première traduction en serait le développement d’une plus grande capacité de maîtriser son existence. Le terme de “capacité” est d’ailleurs associé en droit au passage à la majorité. L’enfant mineur est juridiquement “incapable”. De là à considérer que les collectivités sous tutelle (avant la décentralisation) étaient “incapables”, il y a peu, tellement peu que de fait aujourd’hui la capacité de maîtriser son destin y est extrêmement faible.

Un autre terme qui pourrait convenir est celui d’autonomisation. Dans la République jacobine cela frise la provocation et l’impensable. Malheureusement, humainement parlant, l’autonomie est la capacité (toujours relative) de maîtriser son destin et d’établir des relations majeures (de partenariat). Le simulacre des contrats de plan Etat Régions et du partenariat avec les collectivités, notamment intercommunales, révèle l’incapacité des parties prenantes sinon la duplicité des uns et des autres, seule “habileté” également répartie. La sévérité du jugement, établi sur une expérience très variée, n’a de violence qu’en regard de celle de la langue de bois mystificatrice sur laquelle s’accordent les acteurs de cette scène.

La Datar, grande organisatrice de certains scènarios y fait quelque fois allusion du bout des lèvres, en langue de bois dur plus que de bois vert.

L’autonomisation des territoires, c’est la capacité des communautés territoriales de se reconnaître une identité, une culture, des valeurs, une vocation, une ambition, un projet, un rôle, une intelligence collective qui permette non seulement un développement humain singulier mais aussi d’établir des relations majeures avec d’autres communautés, en tant que pairs; du voisinage, au pays en passant par les départements, régions, tant sur le plan national, européen que mondial pour celles qui en ont la vocation.

L’autonomisation n’est pas l’indépendance comme les cultures adolescentes le considèrent. Au contraire, à un stade de maturité plus avancé la reconnaissance des inter dépendances va de pair avec celle de la responsabilité y compris pour une communauté territoriale.

L’empowerment suppose ainsi la reconnaissance d’une “communauté de devenir”, d’un “projet communautaire” si systématiquement nié, éreinté, depuis la victoire jacobine, meurtrière volontairement des identités locales.

De ce fait les visions “cartographiques”, systémiques ou fonctionnalistes qui dominent l’aménagement du territoire sont “hors sujet” ne sachant traiter que de la gestion des choses et confondre projets avec dossiers.

La dictature de la raison administrative et technique a conduit à une “incapacité” des communautés territoriales, à des degrés divers il est vrai.

L’empowerment c’est aussi le processus de maturation, de progression vers un niveau de maîtrise plus avancé.

Il est donc permanent, se pose pour des communautés en difficultés ou peu en maîtrise qu’il faudra aider jusqu’à celles qu’il faudra simplement accompagner.

Cette trajectoire de progression est celle du Sens du bien commun. C’est là une caractéristique que l’Humanisme Méthodologique va souligner.

Il ne s’agit pas de développer un empowerment qui ne servirait qu’une volonté de puissance. Le Sens du bien commun et la maturation ne s’y retrouveraient pas.

Il ne s’agit pas d’un néo-libéralisme comme le comprendront fatalement des jacobins dépités. Un libéralisme sans référence au Sens du bien commun est soit une aliénation à des croyances opportunistes du type lois économiques, lois des marchés, soit une imposture qui érige l’intérêt particulier en intérêt général.

L’empowerment est cependant, avec le développement de l’autonomie, celui d’une liberté responsable et, en particulier, d’entreprendre son destin.

Ces différentes approches de l’empowerment territorial réclament comme au niveau des personnes une sorte de pédagogie du type maïeutique.

Des processus d’identification, d‘appropriation des politiques publiques et des projets territoriaux sont nécessaires avec l’apprentissage d’une “concertation démocratique”. Elle est très éloignée de l’expérience habituelle tant de celle, technocratique, qui n’y voit que perte de temps ou même menace que de celle, idéologique, de démocratie participative qui n’a pas le temps de s’intéresser aux hommes et aux phénomènes humains toutes affairée à parler au nom des autres sans en avoir été élus.

Ainsi l’empowerment des territoires ce n’est ni le désordre, ni la loi du plus fort, ni la justification d’intérêts particuliers mais pas non plus la dictature technico-administrative ou la gestion anti-humaniste des affaires communes au nom d’un intérêt général de plus.

Cela dit il faut ainsi souligner que l’on peut parler d’empowerment de façon immature et l’on voit des approches du développement local qui ignorent le sujet communautaire et donc les rôles qui le structurent pour laisser entendre que l’initiative de quelques citoyens épris d’intérêt général ferait l’affaire.

Il ne faut pas non plus décider que les communautés devront dorénavant se tenir à un âge de maturité tel qu’il leur serait interdit de parcourir les chemins d’empowerment notamment lorsqu’ils doivent passer par les capacités élémentaires de subsistance et de sécurité dont les communautés en difficultés sont aujourd’hui dépossédées.

Il y a ainsi toute une science et une pratique de l’empowerment territorial qui est à développer. C’est le Sens des propositions de l’Humanisme Méthodologique, et sans doute l’intention de quelques uns ici ou là. Cependant rare est dans ce cas “la prise de mesure” des phénomènes en jeu et de l’état de la situation.

Les obstacles actuels à l’empowerment

Nous allons, en les examinant, présenter aussi les potentiels à révéler et développer.

Les élus

Deux types sont différenciés par Claude Rochet (« Gouverner par le bien commun » éditions F.X. de Guibert) ceux qui ont une conception machiavélienne de leur rôle (les habiles) et ceux qui sont animés par le Sens du bien commun.

Les premiers se trouvent fort bien dans la situation où ils ont leurs habitudes. Nous pensons à tels cas où le fait que la communauté territoriale se dote d’un projet véritable, approprié par le territoire et ses représentants élus, ne leur convient pas. Ils vivent cela comme une perte de maîtrise personnelle et font ce qu’ils peuvent pour saboter le processus d’empowerment.

La majorité des élus est animée par le Sens du bien commun mais la plupart n’ont ni le discernement, ni l’expérience leur permettant de dépasser l’intuition, hormis par une attitude constructive de bonne volonté.

Cependant la mise en place de processus d’empowerment autour de projets de territoires ou de politiques publiques a montré que des évolutions profondes et rapides étaient possibles.

Cet énorme potentiel reste en friche à cause d’un environnement hostile et, encore une fois, des siècles de tradition inverse.

Les “techniciens”

On appellera ainsi comme ils s’appellent en général aussi bien les responsables des services des collectivités territoriales que leurs conseillers extérieurs avec lesquels ils ont l’habitude de traiter les affaires locales.

Ce sont les bénéficiaires de l’ère technocratique, un pouvoir sans responsabilité avec des élus sous tutelle. Il suffisait de s’accorder avec les “techniciens” de l’Etat ou des collectivités territoriales plus grandes (département, région) pour régner dans leur domaine.

Nous trouvons là le plus grand obstacle à l’empowerment. Il est culturel. méconnaissance des phénomènes humains liés à l’empowerment, (fumeux estiment-ils) réductionnisme des approches, conformisme des habitudes, absence totale d’évaluation.

Nous trouvons là les obstacles les plus grands avec les actions de sabotage passif ou actif de toute tentative d’empowerment. Citons-en les procédés courants:

– L’argument d’urgence qui empêche les processus de maturation collective indispensables de se développer. C’est le plus fréquent assorti évidement d’une menace financière à la clé.

– L’argument de la loi qui imposerait objectifs, procédures et façons de faire. Il est soutenu par l’existence, bien souvent, de “guides techniques” qui normalisent la pensée et interdisent justement l’approfondissement des problématiques communautaires ainsi que les processus de maturation progressive. Toute originalité, toute créativité et toute autonomie en est bannie sans compter les biais qui en rendent discutables mais indiscutés les présupposés.

– La suspicion ou le travestissement de toute concertation. Considérée comme compromission par les uns, perte de pouvoir par les autres, exercice d’incompétences encore, la concertation est ignorée ou sabotée. Les processus délicats de son émergence et l’apprentissage de la saisie collective des problèmes communautaires sont vite parasités par des injonctions technocratiques ou manipulés par des procédures. Elles ne laissent aucune marge au cheminement et à l’apprentissage de l’empowerment, conçues de toute façon comme la satisfaction des injonctions prétenduement règlementaires.

– La manipulation des processus de décision:

– constituer des commissions pléthoriques où il est impossible d’approfondir quoi que ce soit,

– organiser des ordres du jour eux aussi pléthoriques sur des dizaines d’objets techniques ne laissant aucune place à la réflexion politique et stratégique.

– la rédaction opportuniste des ordres du jour et des dossiers permettant de gommer, oublier ou disqualifier ce qui émerge de la volonté collective.

– La manipulation des élus. Jouer les uns contre les autres est le BA BA. Les mettre en situation impossible avec des plannings surchargés. Rendre compte de façon opportune de ce qui se passerait ailleurs (dans leurs réseaux alliés). Ces manipulations s’accompagnent souvent d’un grand mépris pour les élus se justifiant de quelques défaillances notoires ou d’une suspicion entretenue (« ils ne pensent qu’à leur réélection » est l’argument le plus fréquent).

Il reste encore l’obstacle culturel. C’est-à-dire l’incompréhension radicale des phénomènes communautaires, d’identité, de maturation, de vocation, d’ambition collective, etc. L’empowerment des communautés territoriales est une hypothèse absente de toute cette culture (ces cultures) et aussi de leurs conseillers extérieurs.

Et pourtant il y a là des hommes responsables soucieux du Sens du bien commun et ,comme avec les élus, le potentiel est très grand et se révèle souvent très porteurs de ces processus. Encore faut-il qu’une “conscience politique”, encore assez rare permette de penser la communauté de devenir comme sujet de son destin.

L’Etat

A l’expérience il y a principalement trois types de présences de l’Etat.

– Celle des administrations centrales, le temple de la technocratie orgueilleuse et suffisante.

– Celles des organisations préfectorales, proches du terrain mais dépendantes d’une personnalité et aussi d’une mobilité qui ne permettent pas toujours d’envisager et d’accompagner une évolution progressive qui s’inscrit dans l’histoire du long terme.

– Celle des administrations locales dont toute la vertu est placée dans les procédures et un intérêt général qui est soit celui de l’administration soit celui d’une idéologie qui justifie opportunément l’emprise de l’Etat.

C’est le dispositif contraignant qui apparaît le plus opposé à l’idée même d’empowerment des territoires, contraire, elle, à toute sa tradition intellectuelle, technique, morale et culturelle.

Pourtant les fonctionnaires responsables, conscients de la crise intellectuelle et morale que traverse l’Etat sont nombreux. Cependant ils n’ont pas trouvé les modèles et les voies d’un nouveau rôle qui pourrait être attaché à cet empowerment.

L’obstacle de l’Etat est en train de s’affaiblir. Il est cependant notablement compensé par le jacobinisme régional ou départemental qui en reprend les usages vis-à-vis des communautés territoriales.

Vers un nouveau rôle de l’Etat et des collectivités territoriales régionales et départementales.

Nous ne traiterons pas ici de la question département/région qui vient de basculer de façon inattendue par le fait d’une inconséquence irresponsable. On a voulu penser localement la décentralisation dans des cadres jacobins; les problématiques territoriales au travers de concepts comme celui de “compétences” qui sont une insulte à la pensée pour des territoires majeurs. Comment une communauté territoriale de n’importe quelle taille pourrait-elle être dépossédée d’une quelconque “compétence” sur son destin et comment les compétences des uns feraient-ils obstacles aux compétences des autres. Si on remplace compétences par prérogatives on comprend l’hypocrisie du système. On voit bien qu’une pensée de l’empowerment disqualifie toute cette réflexion et le débat sur ces questions. Les départements en tireront sans doute les leçons.

Revenons à l’Etat et à son rôle. Il n’a plus le privilège de la Raison et, à l’âge du Sens qui s’amorce, il se trouve plutôt handicapé.

Cependant s’il l’est dans toutes ses structures et ses référenciels il ne l’est pas toujours dans les hommes dont la valeur mesurée au Sens du bien commun ne demande qu’à être révélée (comme les autres catégories citées ici).

Il y a en effet un immense chantier pour les décennies à venir. C’est l’empowerment des territoires à toutes les échelles jusqu’au niveau national et le rapport avec les environnements européens et mondiaux.

C’est toute une pensée, une compétence qui serait évidemment à développer et très peu de temps permettrait, comme on l’a vu à d’autres époques, de construire les bases structurelles et de former les cadres de cette aventure.

Passer d’une « tutelle souveraine » à un « service d’accompagnement » serait la voie et la justification d’une « maîtrise » dont la nation a besoin.

Si cet enjeu de maîtrise par l’Etat de la compétence en matière d’empowerment des territoires est vu et développé, il faudra le faire hors du champ des références qui se sont révélées incapables de penser et d’agir dans ce Sens.

Si cet enjeu n’est pas vu alors c’est une fonction subalterne qui sera dévolue à l’Etat partout où l’empowerment des territoires aura disqualifié les abus de pouvoir au nom d’un “intérêt général” fort peu démocratique.