La bulle rationaliste ou le mal français
Dans la sensibilité du moment et à l’épreuve de l’expérience de terrain revient sans cesse une souffrance qui est celle de tout un pays. Souffrance diffuse, souffrance ignorée. Les symptômes apparaissent dans notre société, le fruit d’une insupportable charge qui fait ployer les hommes et que l’on attribue bien vite « aux autres ». Ce que l’on a fait de la « raison » et de « l’humanité » en d’autres temps est devenu un fardeau pour ce pays et tous ceux qui veulent y trouver encore leurs repères.
Disons le tout de suite la raison comme propriété de l’intelligence humaine doit être l’enjeu d’un apprentissage et d’une exigence nécéssaires. La raison nous permet de mettre en perspective l’ordre des choses, celui de nos connaissances comme celui de nos actes ainsi que, en définitive, celui de nos vies.
Le rationalisme lui prétend que la Raison est la cause des choses, y compris de nous-mêmes en définitive. Elle est alors supérieure à chacun et c’est ce que la déïfication de la Raison signifiait il n’y a pas si longtemps dans notre pays.
Or on n’a pas pris garde que de ce fait les servants de la Raison poseraient leur mission comme supérieure aux hommes qu’elle s’imposerait à eux.
L’homme, animal rationnel dit-on. Animal, dotée d’une capacité d’accès à la raison des choses mais animal tout de même, chose parmi les choses. Voilà une version de l’humanité, une animalité à dresser selon les oukases de la Raison. Les servants de la Raison supérieure s’imposent à l’homme commun. Du moment qu’ils se réfèrent à la Raison alors ce qu’ils disent s’impose à tous.
En France l’Etat jacobin est fondé sur cette religion, sur cette dictature de la Raison dont les grands prêtres sont les hauts fonctionnaires et les institutions les temples sacrés.
Les choses s’expliquent par la raison qui s’impose à tous. Il suffit de se référer légitimement à cette raison là pour que nul n’ait plus rien à dire, à redire.
Bien sûr on peut penser à la possibilité de conflits de légitimité entre tenants de la Raison supérieure et à des pratiques dilatoires. Par exemple certains vont affirmer que la Raison supérieure est la raison naturelle, d’autres qu’il s’agit de la raison du droit, de la loi, de la règle administrative. D’autres que c’est la religion ou l’opinion publique qui donnent toujours raison.
Imposer la raison est une pratique d’arraisonnement. Les injonctions passionnelles de certains clubs rationalistes en sont une belle démonstration. C’est toujours le pathos qui y prend le dessus.
Développer la raison des choses c’est témoigner d’une dimension de l’expérience humaine cela ne prouve rien mais donne à partager l’expérience que l’autre alors peut juger, évaluer par lui-même. Il ne s’agit pas de se « rendre » à la raison mais de retrouver le Sens et les conditions qui sont à la source de cette raison.
Ainsi et pour simplifier nous mettons en évidence deux emplois de la raison.
Celui qui propose, grâce à la raison, d’éprouver une expérience, d’y porter son discernement, de prendre position et de se projeter à son tour et ainsi de la partager.
Celui qui fait de la raison un principe supérieur à toute humanité, auquel donc tout homme a à se soumettre d’évidence. Mais il faut bien alors que quelqu’un en porte l’affirmation, dise la raison supérieure et ce faisant l’impose aux autres.
Laissez-moi considérer que même s’ils se mettent à plusieurs, même s’ils se déclarent détenteurs de la vraie raison des choses ce ne sont jamais que paroles d’hommes, que témoignages de leur expérience. Même si celle-ci est le fruit d’une grande exigence c’est un abus de prétendre qu’il s’agit de la Raison supérieure, unique. Ce n’est rien d’autre que prétendre partager un droit divin, un droit de dire la Raison divine. Nul n’est assez grand pour en savoir quelque chose de Dieu disait Saint Irénée à Lyon au deuxième siècle de notre ère. Nul n’est assez grand pour en savoir quelque chose de la déesse Raison, et pourtant c’est ce qu’ils prétendent implicitement.
Dire la raison des choses ce n’est que témoignage d’humanité, personnel et en situation collective. Dès lors c’est tout le rapport à la science et au scientisme, au droit et au juridisme, à la loi et au légalisme, à la nature et au naturalisme, aux systèmes et au systémisme qui est en question.
Or notre pays en son temps à voulu se fonder sur une religion de la Raison. Il a déclaré derechef ses valeurs comme étant universelles. Il a édifié ou restructuré ses administrations, ses grandes écoles, ses hopitaux sur cette loi de la raison universelle. Il a sélectionné ses meilleurs citoyens dans l’exercice et la croyance en la Raison. Il a établi le règne de la Raison sur l’humanité, celui du droit sur l’homme. Ce pays lui a conféré ainsi ses droits, comme s’il ne les détenait pas de par son humanité elle-même.
Bien sûr, par rapport à la considération de l’animalité de l’homme sous toutes ses formes le règne de la Raison apparaît comme un progrès. Progrès d’ailleurs dans l’abandon ou le contrôle de cette animalité se livrant de plus en plus aux ordres de la Raison, devenue alors le critère de sa science et de sa conscience.
C’est comme cela que s’évacue le sujet humain, c’est comme cela que ce que vivent les hommes est placé sous tutelle de la Raison, c’est-à-dire, concrètement, des détenteurs proclamés de la vrai Raison des choses.
Démocratie? as-t-on imaginé que la délibération de la majorité puisse surpasser la raison universelle? As-t-on imaginé que la science soit soumise à la décision de l’opinion publique? As-t-on imaginé que le génie rationnel des meilleurs puisse être soumis au vote de représentants du peuple. Il y a là contradiction. C’est celle de notre pays n’est pas une démocratie.
Les élites, comme on dit à juste titre selon les critères de sélection établis à cet effet, ce sont ceux qui accèdent à la vrai raison des choses et en même temps croient à l’universalité de leur savoir.
Ils préparent les lois, ils travaillent à circonvenir les politiques, ces représentants du peuple c’est-à-dire de l’homme animal à tenir sous tutelle. Il écrivent des décrets et ils rédigent des circulaires seules règles qui s’imposent à leurs services.
Nous en sommes là. Les servants de la raison règnent. Administrations, universités, institutions de tous ordres établissement les règles rationnelles de notre vie, de notre conscience, de notre savoir. Ces règles s’imposent à tous et par suite sont au-dessus de toute humanité. Notre pays s’est fait inhumain au nom de la Raison universelle. D’autres pays ont leur tares. Cela n’enlève rien aux nôtres. D’autres pays ont leurs talents, leurs qualités cela n’enlève rien aux nôtres et à l’excellence notamment du maniement de la raison au service du Sens du bien commun.
Seulement là où nous avons quelque talents reconnus nous avons aussi mis en place une machine inhumaine où la considération de l’humanité des personnes et des communautés est bafouée et, pire, au nom des valeurs universelles. Souvenons nous des périodes sombres et des cas où l’application de la loi ou de la procédure exonérait de toute question éthique. En sommes nous si loin?
Y a-t-il un pays où on cherche autant à tout automatiser, à tout spécialiser, à tout règlementer? à tout administer. Y-a-t-il un pays où l’on consomme autant d’anxiolytiques, où l’Etat refuse toute décentralisation c’est-à-dire la substitution de l’autonomie responsable des personnes et des communautés, notamment territoriales à une tutelle légitimée par une Raison supérieure? On assimile alors la manifestation de l’autonomie humaine au règne de la loi de la jungle. La loi d’Etat ou la loi de la jungle tel est le choix mensonger qui nous est servi.
Des procédures rationalisées prétendent dicter le présent et le futur. Des lois et décrets foisonnants prétendant encadrer toute marge de liberté. Des raisonnement cultivés sous les serres de l’establishment passent pour être les vérités qui doivent s’imposer tôt ou tard au peuple et à ses représentants. Des usages cultivés au cours des deux siècles passés se posent comme inquestionnables sauf à porter atteinte au sacré, celui de la Raison d’être de ce qui a été établi autrefois en ce nom divin.
Pas de réforme possible sauf à toucher au droit sacré; le bien commun de la communauté n’y ayant alors aucune part.
Et nous sommes maintenant devant ce qui a été appelé un autisme des élites. Nous y sommes confrontés tous les jours. Tout un monde enfermé dans sa bulle des raisonnements « sacrés » s’efforce de s’imposer à un indigénat qui vit et qui souffre.
Telle communauté territoriale croit ne pas pouvoir penser autrement qu’au travers des grilles que des techniciens vertueux, de la vertu des servants du dogme, lui indiquent comme de la plus haute nécessité. Telle autre découvre qu’elle peut assumer par elle-même la considération de son histoire et de son futur. Tel fonctionnaire se souvient parfois qu’il est humain et que la loi est faite pour servir l’homme et non l’asservir…
Deux mondes se côtoient et s’ignorent.
Celui d’une raison devenue folle à vouloir être sacrée.
Celui d’une humanité qui a quelques fois du mal à se réapproprier sa propre raison pour ordonner son existence au service du Sens dans lequel elle veut s’engager.
L’inhumanité de l’une devient insupportable et les dérives pathologiques prolifèrent, dans les personnes, les institutions et les exploitations perverses de cette situation.
L’autre monde se réveille mais a tout à se réapproprier, de sa science, de sa conscience, de son droit, de sa loi, de sa démocratie, faisant alors de la connaissance de l’humanité la clé de la compréhension des affaires humaines. Il fera alors de la recherche d’une plus grande maîtrise de son humanité individuelle et collective, la fin et le Sens du bien commun.
Le mouvement du monde, la mutation de civilisation engagée vont dans cette seconde direction. On comprend que dans la bulle rationaliste l’on ait tant de mal à comprendre ce qui se passe et on s’évertue à le dénoncer, plus fort que nulle part ailleurs.
L’Humanisme Méthodologique sert à retrouver l’humanité comme fin, avec le service éminent de la raison comme l’une des dimensions de l’expérience humaine et de sa maîtrise. Telle est aussi la raison d’être de ce journal.