La civilisation de l’Entreprise 1
Le Sens donné à cette idée d’entreprise se projette en plusieurs tableaux tout à fait différents. Autant de conceptions de l’entreprise, autant d’explications de ce qu’il y faut faire, autant de stratégies et de méthodes, autant de conséquences. Mais aime-t-on y voir clair dans le monde des entreprises ou leurs contradicteurs? La seconde carte de cohérences est ici précieuse.
SOMMAIRE
AVANT PROPOS
INTRODUCTION : L’ENTREPRISE EN QUESTION
1 – La fin et les moyens
1er Type : L’Entreprise de Possession
2ème Type : L’Entreprise Système
3ème Type : L’Entreprise Utilitaire
4ème Type : L’Entreprise Humaine
2 – L’engagement
a) La Responsabilité d’Entreprendre
b) La Mobilisation
c) La Civilisation
CHAPITRE I L’ENTREPRISE EN IMPASSE
LA CIVILISATION CLASSIQUE
DE LA HORDE A L’ETAT – LA VICTOIRE DE LA RAISON
1 – La lutte pour la vie et la possession du territoire
2 – La civilisation rationnelle
3 – Les contradictions de la culture occidentale
a) le christianisme
b) la société
c) les régimes politiques
d) la cité
e) le droit
f) la religion
g) la philosophie
h) la science
i) la personne humaine
j) les valeurs
k) l’entreprise
4 – De contradictions en contradictions
La Tentation Moderniste
La logique du système
a) les valeurs
b) la question spirituelle et religieuse
c) la nature
d) le syncrétisme
e) l’idéologie
f) la science
g) la communication
h) la santé
i) l’économisme
j) la société de consommation
k) la barbarie
CHAPITRE II LA CIVILISATION MODERNE DE L’ENTREPRISE
1 – La maturité de l’homme moderne
a) le lien social
b) la société d’engagement mutuel
2 – Les entreprises engagées
a) l’entreprise personnelle
b) les entreprises de production de biens
matériels et de services
c) les collectivités locales et le développement
d) l’entreprise éducative
e) généralisation de la notion d’entreprise
3 – L’engagement dans les entreprises et leurs rapports
a) la multiplicité des engagements personnels
b) l’unité de l’entreprise collective
c) la structure de la société d’entreprises
4 – Les bases fondamentales de la civilisation de l’entreprise
a) le politique
b) l’économique
c) le développement de la société d’entreprise
d) la structure sociale
e) l’identification personnelle et sociale
f) l’activité de la société d’entreprise
5 – La société d’entreprise : conversion des structures classiques
a) la religion
b) la famille
c) la cité dans la société d’entreprise
d) l’état dans la société d’entreprise
AVANT PROPOS
L’entreprise entendue comme acte d’entreprendre, acte humain par excellence.
Entreprendre ce qui en vaut la peine ce qui à de la valeur pour des personnes pour une société – la cité.
Entreprendre conjointement – prendre collectivement le chemin de réussir.
Ce sont trois repères pour que l’entreprise soit acte de civilisation.
Sa finalité : valeurs d’hommes ; sa réalité : phénomène humain ; ses modalités : cohérence de direction, sont les unes et les autres impliquées par la vision prospective que cet essai veut discerner et dessiner. Les entreprises, selon ce regard, n’échappent pas au phénomène d’évolution du monde et des sociétés.
Lorsqu’on change d’optique, de regard, de point de vue, alors le paysage change et la façon dont on conçoit l’entreprise et dont on entreprend change. Les entreprises et leur milieu social, économique, culturel… vus dans le même regard sont toujours en cohérence. C’est le sens même du regard qui donne cette cohérence. Un monde de rivalités place les entreprises en rivalité avec la cité, avec l’Etat. Un monde hyperrationalisé donne aux entreprises un statut fonctionnel sans originalité ni initiative.
La théorie des Cohérences a permis de mettre en évidence les principaux sens que nous donnons au monde, aux choses, aux entreprises.
A chacun correspond un tableau cohérent ou s’associent, pour le meilleur et pour le pire : vision de la société, de l’économie, de la cité mais aussi du politique et de la conduite des entreprises de leur organisation, leur finalité, leurs méthodes et pourquoi pas celle de la famille, de la religion, de l’éthique etc….
Par exemple une vision purement matérialiste donne à chacun de ces plans un sens explicatif commun qui suscite et justifie projets, actions, interprétations des faits… résultats. Une vision purement idéaliste dessine un autre tableau qui aura sa cohérence interne par le sens spécifique du regard qui la fonde.
Le discernement que la théorie des Cohérences apporte a permis depuis plus de quinze ans de mettre en évidence les grands courants, les visions le plus souvent implicites qui animent le monde des entreprises. Il a permis aussi d’observer le basculement actuel qui nous fait passer d’un jeu classique d’opposition entre deux visions à une nouvelle dialectique dont les enjeux sont ceux qui imprègnent de plus en plus les esprits.
Il est capital de pouvoir repérer les principales conceptions à l’oeuvre de façon classique, et celles que l’on peut qualifier de modernes ou plein sens du terme. C’est l’enjeu de cet essai de permettre au lecteur de comprendre les émergences actuelles, de dégager une conception cohérente de l’entreprise qui soit compatible avec les aspirations et les exigences les plus saines de notre temps.
Comment articuler l’entreprise et la cité, les finalités économiques et sociales ? Comment se situer dans un discours où l’environnement (la périphérie) est placé au centre où les valeurs d’humanité; l’éthique, les qualités humaines deviennent l’accessoire (périphérique) d’une compétitivité centrale où l’ordre des fins et des moyens est fort troublé ? Comment penser et mettre en oeuvre une science et un art du Gouvernement des entreprises sans avoir une vision cohérente du phénomène humain qu’elles constituent.
C’est à cela que veut introduire cet essai. Poser les repères d’un sens de l’entreprise qui serve d’axe de cohérence à l’élaboration d’une doctrine (docte et non pas doctrinaire) de l’entreprise et de la direction des entreprises humaines.
De nombreux indices montrent le besoin crucial d’une telle doctrine que la multiplicité des essais et des modes récentes tente vainement de combler et qu’un plus grand nombre d’instances et de responsables appellent de leurs voeux .
Il faut souligner enfin que le temps est aussi à la remise en question du politique. Or une des émergences majeure est celle de la cité entreprenante. L’entreprise du développement de la commune, de la ville, de la région etc…. réclament aussi une doctrine de l’entreprise et du diriger à cette échelle, alors que s’y trouvent de plus en plus impliquées les entreprises classiques.
La civilisation de l’entreprise qui émerge sera celle de l’entreprise humaine comme clé du lien et du devenir collectif..
INTRODUCTION : L’ENTREPRISE EN QUESTION
L’entreprise est au coeur de la crise du monde moderne. Crise des finalités, crise des moyens, crise des résultats. C’est ce que l’homme d’aujourd’hui entreprend qui est en jeu. Sans finalité claire, sans moyens appropriés, sans résultats durables, il n’y a pas d’entreprise saine. Or la crise des finalités, avec la remise en question des repères traditionnels, spirituels, éthiques, idéologiques secoue le monde actuel.
Les technologies nouvelles bouleversent nos méthodes pendant que les moyens les plus élémentaires manquent au plus grand nombre pour assurer jusqu’à la subsistance.
Les résultats du progrès formidable des entreprises depuis la dernière guerre mondiale aboutissent à un chômage et une fragilité économique des pays riches. Pendant le même temps s’étend une nouvelle pauvreté qui passait, il y a peu, comme signe d’archaïsme moyenâgeux. Les entreprises de développement des pays pauvres sombrent, pour la plupart, dans l’échec, le détournement ou l’aggravation des dépendances.
Finalités, moyens et résultats sont tous en question simultanément, c’est là le signe d’une mutation profonde qui implique tous les aspects de l’existence à l’échelle de la planète.
Comme dans toute période de crise le pire et le meilleur se côtoient. De vieux débats historiques se maintiennent pendant que se déploie une nouvelle barbarie dont l’homme est la victime consentante et que se développe une nouvelle espérance dans les souffrances d’un accouchement difficile.
L’Entreprise est à l’ordre du jour, celle de chacun dans son existence, celle des nations dans leur développement, celles que l’économie des biens et des services justifie.
A la charnière des engagements personnels et de l’évolution des sociétés, toutes sont au milieu des turbulences du temps.
Malgré cela, la négation de toutes autres fins que l’intérêt immédiat est la politique qui séduit le plus par sa « modernité ». Politique de l’autruche bien sûr. L’on voit alors les nations, les entreprises, les hommes obnubilés par les tractations du moment, par l’événement, l’actualité, sans un regard sur l’avenir sinon l’espoir d’une continuation renouvelée du présent, oublieux du passé et de l’histoire. Qu’entreprendre alors sinon la guerre ou l’aménagement agité de son confort individuel ?
Les exigences morales se sont converties en exigences techniques impersonnelles, abstraites, désincarnées avec des formules incantatoires qui rêvent d’être normatives : les droits de l’homme, les règles du jeu, le progrès, le devoir formel, la performance, la compétitivité, la qualité, la productivité.
C’est au nom d’idées « pures » que l’idéologie règne à la place des fins proprement humaines.
Là aussi le pire et le meilleur sont en jeu. Le pire avec, notamment, le cynisme, l’avidité, la soif de puissance ou l’abandon de toute éthique, fait trop souvent des entreprises le lieu de travaux « forcés » parce que non choisis, pendant que plane le risque d’exclusion dont le chômage grandissant agite la menace.
Parler, dans ce contexte, d’une civilisation de l’entreprise peut paraître aux uns aussi peu réjouissant que le serait l’exaltation du développement de l’armement mondial comme gage d’une survie sous la menace.
Pour d’autres, l’idéalisation de valeurs abstraites et normatives trouvera ici un écho rappelant le mythe moderne de la Raison triomphante par sa puissance opérative, ordre moral de la Performance et de l’Efficacité en toutes choses.
Passons sur ceux dont la soif de pouvoir trouverait là sa bonne conscience, justificatrice de toutes les perversions. La « Civilisation » a déjà été caution morale des pires abominations et les entreprises de prédation sont toujours friandes de paravents vertueux.
Or ce qui caractérise le monde moderne, c’est un déploiement généralisé d’entreprises de toutes natures, de toutes dimensions.
L’homme moderne, partout dans le monde, s’y trouve engagé. Informé par les médiat, en contact avec les problèmes et les activités les plus lointaines, il participe à leurs enjeux.
Ce foisonnement présente un intérêt et un inconvénient. L’intérêt, c’est une mobilisation qui provoque à la responsabilité, qui provoque à entreprendre. L’inconvénient c’est la profusion des repères et des modèles qui mélange les enracinements culturels et dissout les finalités dans une confusion générale.
A cela les uns répondent en s’accrochant aux méthodes du passé, d’autres flottent dans une irresponsabilité fébrile ou douillette en s’ arrimant à n’importe quel système, à n’importe quelle mode qui passe. Cependant c’est encore une provocation à prendre en main sa propre destinée, à l’entreprendre, à s’engager dans des entreprises humaines responsables.
Le monde devient ainsi, peu à peu, un tissu d’entreprises constituant ensemble l’entreprise de l’humanité. Chacune se trouve confrontée à cette vocation commune et à la maîtrise de sa vocation propre.
Comment l’entreprise moderne peut-elle être gouvernée, alors que les méthodes archaïques ne sont plus recevables et que se révèlent irréalistes les modèles par trop technocratiques ?
Si l’entreprise est une entreprise d’hommes au service de l’homme, au bénéfice de l’homme, alors son gouvernement est un gouvernement des hommes, à propos, néanmoins, des affaires concrètes et en vue des oeuvres ou réalisations espérées.
Il est aujourd’hui nécessaire qu’un art et qu’une science nouvelle du gouvernement des entreprises soient élaborés pour intégrer l’expérience, l’empirisme de nombreux responsables mais aussi pour servir de guide, d’indicateur pour une transmission et une généralisation effective.
Il se trouve en outre que les sciences de l’homme n’ont guère répondu à cette nouvelle attente qui réclame une anthropologie de l’engagement humain personnel et collectif.
La civilisation de l’entreprise est l’accomplissement de sa culture, et il n’y a pas de culture sans passé, sans langage, sans concepts. A leur pauvreté ou leur richesse se mesure le degré de civilisation.
L’entreprise est trop souvent encore le lieu d’un langage pauvre, de codes ou de la « langue de bois » où les mots sont pris pour les choses, où des « façons de parler » passent pour la réalité la plus concrète. Par exemple, le terme de qualité qui signifie la valeur d’une chose, passe pour désigner quelque attribut matériel quantifiable.
Ainsi l’exagération de la mesure quantitative appauvrit la réalité éminemment qualitative et interdit alors de penser la plupart des problèmes essentiels de l’entreprise, la « statistique » tue le sens au lieu de le révéler.
La maîtrise conceptuelle et, par conséquent méthodologique, est encore trop faible sur de très nombreux plans, politiques, stratégiques, relationnels, communicationnels, ceux des dynamiques collectives et de l’exercice de l’autorité et de la responsabilité des hommes, ceux des motivations, engagements collectifs, analyse des attentes, des aspirations etc. .
On assiste, néanmoins, à l’émergence généralisée des soucis de qualité, de projet d’entreprise collectif, de culture et valeurs d’entreprise, de vocation d’entreprise.
Ce sont les signes encourageants d’une considération nouvelle des dimensions subjectives et symboliques, sans lesquelles les oeuvres humaines n’ont pas de racines, pas de sens pour les hommes et donc pas d’avenir durable significatif.
Pour que cela soit, pour que l’on parle de civilisation, il importe que l’entreprise soit le lieu de plus en plus privilégié de l’accomplissement des vocations personnelles, de l’exercice des talents, de la réponse aux aspirations essentielles des personnes et des communauté humaines. Plus l’entreprise investit et transforme le tissu de sociabilité, plus l’engagement entrepreneurial est grand, plus l’exigence de signification est fondamentale.
Comme tous les milieux, comme toute l’histoire des civilisations, celle de l’entreprise affronte le cynisme, la barbarie, l’idéalisme abstrait auxquels elle aura à opposer de plus en plus la puissance d’un discernement, d’un engagement, d’une sagesse, d’une science et d’un art de gouverner.
Toute civilisation cultive ses maîtres en sagesse et en compétence mais elle ne doit pas se laisser dominer par les maîtres en avidité, les maîtres aventuriers ou mercenaires ou les maîtres en parasitismes, les maîtres conformistes, techniques ou moraux.
Aujourd’hui :
– Le développement des grands systèmes impersonnels, irresponsables et normatifs est plus étendu que jamais, systèmes naturels ou artificiels, sociaux ou économiques, techniques et financiers, idéologiques et scientifiques.
– L’ épuisement et le gaspillage des ressources de la planète et l’exploitation massive de populations entières aggravent la perte des valeurs d’humanité, la disqualification des talents humains au nom de la survie. L’aliénation comme condition de survie, tel est le marché de dupe dont la monnaie d’échange est l’angoisse que travaille un « marketing de la menace » (crise, guerre économique, chômage, invasion des étrangers, insécurité, etc. ) pour une meilleure emprise sur le marché de la fatalité.
– La spéculation galopante, fille du culte du hasard et d’autres magies moins avouées, promet une facilité qui éviterait l’implication, le travail en commun, la solidarité. L’entreprise n’est plus alors une oeuvre civilisée, mais une man oeuvre spéculatrice pour tenter le sort. Lorsqu’en plus les dés sont pipés le hasard sert ses maîtres et les entreprises rentrent dans le régime de l’éphémère, du coup de dés.
Le plus grand problème aujourd’hui est le développement paradoxal d’un mégasystème économique mondial au bénéfice supposé de l’individualisme le plus étroit. L’interdépendance universelle au profit de l’indépendance individuelle (des personnes, des entreprises, des états, etc.).
Il propose, au fond, comme alternative, soit l’asservissement au système, soit son parasitage. A vrai dire, c’est plutôt un compromis entre les deux dont le bilan penche vers l’asservissement assisté ou vers le parasitisme aliéné. Le libéralisme le plus « avancé » idolâtre un système économique soumis à la fatalité de lois, mécanistes essentiellement, qu’il voudrait quelquefois imposer de force. Le totalitarisme le plus commun vante les bénéfices individuels certains qu’il offre à ceux qui servent le système et en dépendent.
Tout le monde prône un système et tout le monde cherche le poste de parasitage du système le plus profitable quitte à s’incruster et à se confondre avec le système. C’est le règne de la peste idéologique la plus aveugle à ses propres finalités, ses racines, ses conséquences et son sens.
Il ne faudrait pas que trop d’entreprises s’égarent dans cet abîme, séduisant par bien des côtés, mais qui est celui de la barbarie moderniste où l’homme s’aliène aux moyens, substituts des fins et du sens de son existence.
La plus grande espérance aujourd’hui est, à l’opposé, l’émergence de plus en plus claire, à qui le discerne, d’un rôle de l’entreprise – nouveau phare de la civilisation, contribution à l’oeuvre civilisatrice de chaque culture et de chaque communauté.
La vocation de l’entreprise se définit alors par sa contribution singulière à l’ oeuvre civilisatrice universelle. Elle se définit aussi par la raison d’être qui lui est propre, signification de sa création et de son ambition, l’exercice de son métier et de sa qualification.
Elle se définit enfin comme accomplissement de la vocation des hommes, vocations personnelles partagées en oeuvre commune. L’entreprise est alors l’engagement de la liberté et de la responsabilité humaine, indissolublement liées.
C’est à ces trois niveaux que nous avons à comprendre l’entreprise de cette civilisation nouvelle :
– L’entreprise comme unité d’intégration des structures socio-
politiques et économiques, cellule de base de la « nouvelle urbanité ».
– L’ entreprise comme ambition commune qui reste à gouverner et
demande pour cela des conceptions, des structures et des méthodes
nouvelles.
– L’entreprise comme engagement partagé des hommes . Les
entrepreneurs associés et ceux qui se rallient à leur entreprise, en
forment l’équipage et y trouvent le terrain d’exercice de leurs
talents et de leur vocation.
Nous ne chercherons pas à faire l’inventaire historique ou actuel de tout l’univers de l’entreprise pour montrer son évolution. Nous essaierons plutôt d’apporter des éclairages et des repères à ceux que questionne l’avenir de nos entreprises, leur rôle dans la société contemporaine et leur sens pour la personne humaine qui s’y engage.
A cet effet, la théorie de l’Instance et des Cohérences et ses instruments conceptuels et méthodologiques peuvent aider à éclairer ces trois thèmes :
– L’ère de l’entreprise.
– L’entreprise et son gouvernement.
– L’accomplissement de l’homme dans son entreprise.
Ils font l’objet de volumes différents.
La lecture, proposée s’adresse particulièrement aux dirigeants et responsables des entreprises politiques, des entreprises de biens et services, des entreprises sociales, des entreprises personnelles et collectives de petite ou de grande envergure et pourquoi pas des entreprises spirituelles.
Il nous faudra, en introduction, remettre d’abord en question nos conceptions habituelles de l’entreprise comme de la civilisation, non pas pour les éliminer mais pour en discerner les sens possibles afin d’identifier différentiellement le sens spécifique de la perspective ici ouverte : celle de la civilisation de l’entreprise.
Mais qu’est-ce qu’une entreprise ?
Pour beaucoup, il s’agit immédiatement d’une usine ou d’un atelier qui fabrique quelque chose et le vend. Le modèle industriel a laissé ainsi sa trace. Sur les quelque 2 millions d’entreprises recensées en France seules quelques pour cent répondent à cette définition. Les autres sont des entreprises de services. En outre, lorsqu’une association entreprend de rendre des services, pour le tourisme par exemple, lorsque l’éducation, les hôpitaux, les services publics et toutes sortes d’organismes publics et privés sont pris en compte, alors la notion d’entreprise doit être élargie.
Mais, bien au-delà,concernant ce qu’engage le gouvernement d’une nation ou de groupes de nation, jusqu’aux instances internationales du type ONU, CEE, UNESCO, OUA, etc. ne s’agit-il pas encore d’entreprises qui ont leur raison d’être, leur finalité, leurs moyens, leurs résultats ?
La question n’est pas encore épuisée si on se tourne vers la famille avec ses enjeux éducatifs, affectifs, matériels. N’y a-t-il là rien qui s’entreprenne et dans la durée ?
Toute notre existence est balisée, par nos projets petits ou grands, essentiels ou accessoires, isolés ou partagés. Ce sont aussi des entreprises qui ont, comme toutes, leurs difficultés, leurs échecs, leurs réussites.
N’oublions pas non plus les entreprises spirituelles que sont les églises ou les entreprises philosophiques, idéologiques, de petite ou grande envergure.
Peut-on vraiment établir, des frontières strictes entre toutes ces entreprises sinon artificiellement ? L’entreprise personnelle ne se confond-elle pas avec l’entreprise de service, éventuellement partagée avec d’autres ? Elle a ses projets qui rencontrent ceux du lieu, de la cité, des services publics, jusqu’à ceux des entreprises politiques, nationales ou internationales.
Il est possible de définir une infinité de catégories d’entreprises selon la discrimination que l’on entend établir :
– Individuelles ou collectives.
– Grandes ou petites.
– Profitables ou dispendieuses.
Il nous faut tout de même poser une première définition générique de l’entreprise :
« L’ENTREPRISE C’EST L’ENGAGEMENT DE MOYENS POUR UNE FIN DETERMINEE »
C’est une définition tout à fait générale à partir de laquelle toute entreprise particulière peut être considérée.
Il existe des définitions beaucoup plus restrictives qui se limitent à certains moyens et certaines fins (production, vente de biens ou services, profit, expansion…) et qui érigent un cas particulier en cas général et, surtout, occultent des dimensions, essentielles pour toute entreprise quelle qu’elle soit.
Il s’agit souvent là de réductions matérialistes qui, comme toute réduction, abstraient du réel certains aspects pour les ériger en absolu.
Deux grands problèmes se dégagent de la définition que nous proposons :
– Celui des fins et des moyens – vieux problème lourd d’enjeux et de conséquences, selon le sens qu’on leur donne.
– Celui de l’engagement qui suppose une détermination qui ne peut être qu’humaine.
Entreprendre est un verbe qui réclame un sujet (personnel ou collectif), une fin et des moyens.
1 – LA FIN ET LES MOYENS
La question des fins et des moyens est d’une importance majeure pour notre propos. C’est bien dans la façon de considérer les unes et les autres que se joue la nature même de l’entreprise et sa conception.
Deux alternatives principales aideront à poser le problème et à en tirer quelques conséquences.
La première est celle-ci :
– Est-ce que l’homme agit selon une fin grâce à des moyens ou est-ce que les moyens produisent la fin grâce à l’homme ?
Dans le premier cas, seul l’homme agit, l’entreprise est toujours l’entreprise de quelqu’un. Elle n’est pas un moyen mais un engagement.
Dans le second cas, les moyens produisent par eux-mêmes leur effet, l’homme étant celui qui met en place les moyens de production et qui leur permet d’agir. Il est alors l’instrument des moyens de production et l’entreprise est un moyen de production.
Dans le premier cas, l’homme sujet de l’entreprise vise une fin personnelle individuelle ou collective. Dans le second cas, l’homme est assujetti à l’entreprise dont la fin est impersonnelle.
Ce dilemme est fort important dans une période où la technique est largement développée.
Soit, elle est un moyen pour l’homme d’arriver à ses fins, soit elle est un moyen de production auquel l’homme s’assujettit.
Il est clair que mettre sur le même plan l’homme et la technique revient à réduire le premier à la seconde et ce n’est pas pour nous acceptable dans une perspective de civilisation.
Ne nous trompons pas, dans une expression comme « civilisation technique », ce n’est pas la technique qui est civilisée mais l’homme, auteur de la technique et maître de son emploi.
L’entreprise est toujours humaine en ce sens que nous n’envisageons que les entreprises des hommes avec leurs fins propres, leurs engagements propres et leurs moyens propres.
Evitons donc de considérer les entreprises comme des appareils, des mécaniques, des dispositifs, des moyens alors que ce sont des actes engagés.
Est-ce que lorsque nous parlons nous nous soucions uniquement des vibrations de nos cordes vocales, des résonances buccales, de la pression de l’air ? La maîtrise de la parole est plutôt dans l’engagement de notre personne, notre intention, ce que nous voulons signifier et l’attention portée à notre interlocuteur. Le phénomène physiologique de la voix, bien qu’utile, n’est pas unique. L’écrit est un autre moyen et d’autres « médiations » sont possibles.
L’entreprise est ainsi une expression, une manifestation engagée des personnes entreprenantes .
L’autre alternative est la suivante :
– ou bien les moyens sont des intermédiaires pour aller d’une étape à une autre dans la direction d’une fin, ou bien les moyens sont l’objectif à atteindre, c’est-à-dire ici la fin.
Dans le second cas, il y a circularité entre la fin et les moyens. La fin est la cause impérative des moyens, moyen d’elle-même par absolue nécessité. Pour atteindre la fin, il faut avoir les moyens et avoir les moyens est une fin nécessaire. Cette logique prédomine lorsque l’entreprise est une fin en soi en même temps que son propre moyen.
Ainsi elle est le moyen d’atteindre ses objectifs, mais ses objectifs sont l’existence et l’expansion de l’entreprise elle-même. L’homme est alors bien sûr aliéné à l’entreprise, il est un moyen de ses fins. Il en est ainsi lorsque le capital est la fin (préservation, accumulation) aussi bien que le moyen, lorsque le profit (produit comptable) est un moyen au service de sa fin (sa reproduction). L’entreprise – moyen d’avoir des moyens, voilà ici sa fin.
A l’inverse les moyens sont les médiations (entre, intermédiaires, au milieu ) sur la voie d’une fin qui les dépasse. Les « moyens » sont le chemin qui relie deux étapes dans une direction qui va au-delà. L’entreprise, dans cette perspective, est progression sur la voie qu’elle emprunte, et cette voie est le moyen de cette progression mais n’en est pas la fin. Ainsi l’homme emprunte les voies de l’entreprise pour atteindre des fins qui sont les siennes, qu’il a choisies et vers lesquelles il tend.
De ces deux alternatives résultent quatre combinaisons, quatre types de conceptions, d’univers où l’entreprise, par la question des fins et des moyens, sera comprise différemment.
Premier type – L’entreprise de possession
« Avoir les moyens d’agir » telle est la fin de l’entreprise de possession. Avoir pour pouvoir est sa loi qui peut s’inverser en pouvoir pour avoir.
L’entreprise de possession est l’engagement de moyens au service d’une conservation ou d’une accumulation de puissance, elle aussi moyen de cet engagement.
Il serait intéressant de pointer les motivations humaines, que NIETZSCHE appelait volonté de puissance, dont l’exercice est l’entreprise.
L’entreprise de possession est l’exercice d’une volonté de puissance. Ses acquis : biens matériels, pouvoirs, profits sont la fin en même temps que les moyens de puissance et de son exercice.
Selon cette logique, il est aisé de comprendre la façon dont ces entreprises fonctionnent. Il est compréhensible que les volontés de puissance aient une tendance monopolistique et que la domination de territoire ne se fasse qu’à l’encontre d’autres entreprises du même type. La guerre, la rivalité, la concurrence plus ou moins féroce ne sont pas là accidentelles mais la loi du milieu.
Deuxième type – L’entreprise-système
« Produire des moyens de production », telle est la fin de l’entreprise-système. Elle vise donc sa propre reproduction, son propre développement qui est une fin en soi. L’entreprise-système est sa propre fin et le moyen de sa production.
Cependant elle se trouve elle-même intégrée à un macro système (économique, société, état, etc.) dont elle est un moyen et où elle puise les moyens de sa subsistance.
Si son bilan est positif, elle a donc parasité le macro-système sur le dos duquel elle vit, s’il est négatif elle lui a été asservie et s’y épuise. L’équilibre entre les deux est justement assuré par l’homme qui intervient dans le système de l’entreprise comme sous-système (parasite ou asservi). L’équilibre lui permet d’entretenir sa servitude et d’en profiter quelque peu au passage.
L’entreprise-système, idéal moderniste, semble pouvoir et devoir se passer de l’homme qui est considéré le plus souvent comme le chaînon faible. L’idéal mécaniste, dans cette logique, trouve dans le progrès de la science et de la technique les substituts dociles et prévisibles que sont les machines, constituées et constituantes de mécanismes automatiques.
Le robot est l’agent idéal de l’entreprise-système, figure anthropoïde posé comme idéal humain. Il y a longtemps que des entreprises sont organisées sur ce modèle. Ce ne sont plus des entreprises humaines, semble-t-il, bien qu’elles répondent à des fins humaines ignorées.
En effet, l’abandon à la Nature-Mère qui – Environnement est une tentation de l’homme qui y aliène sa responsabilité. Se faire supporter par elle et en tirer profit, fusse-t-il au prix d’un asservissement à ses lois, est un idéal séduisant. Si la nature n’y suffit pas, tout système substitutif y pourvoira. De là une croyance aveugle dans toutes sortes de systèmes qui, même artificiels, sont érigés en phénomènes naturels (régis par des lois de la nature incontournables) : système économique, système étatique, système social, entreprises-systèmes, systèmes d’entreprises.
Les entreprises-systèmes sont des entreprises de régression humaine qui exigent la mobilisation des ressources à leur propre service. Leur réussite est un échec de l’humanité qui entraîne cycliquement leur propre échec. L’appauvrissement de la responsabilité humaine que leur progression exige, provoque leur perte. Mais au fond ce sont toujours des entreprises humaines.
Troisième type – L’entreprise utilitaire
L’entreprise utilitaire est un processus destiné à produire un résultat. C’est une technique ou un ensemble de techniques, une méthode ou un ensemble de méthodes, efficaces par elles-mêmes comme on le dit des procédés « qui marchent ».
Il s’agit d’une entreprise instrumentale dont l’utilité est liée à sa capacité de produire un résultat attendu et son efficacité à sa performance résultant de la performance des méthodes, techniques et instruments qui la constituent. Il faut bien avouer que c’est l’entreprise idéale de nos modèles scientifiques et techniques – celle qui est rationalisée en vue du résultat qui lui est assigné. Notons cependant qu’elle n’est pas à elle-même sa propre fin mais n’est que le moyen utile d’une fin qui consiste en la production d’un résultat qui est sa « raison d’être ». Dans cette perspective l’homme détermine les résultats qui lui sont utiles et rationalise l’agencement des moyens de façon à ce que se déroule de façon optimale le processus de production.
L’organisation du processus de production est la contribution de l’homme comme moyen de l’entreprise, instrument médiateur de son efficacité. Moyen indirect de ses propres fins, tel est son rôle dans l’entreprise utilitaire, elle même moyen direct de celles-ci.
Cette conception du troisième type est tout à fait idéaliste dans la mesure où elle repose sur la croyance en l’efficacité de l’entreprise et des moyens par eux-mêmes, si l’homme se met à son service en vertu des fins humaines qu’il lui a assignées.
L’entreprise utilitaire réclame pour son efficacité l’aide d’hommes vertueux, compétents dans l’emploi des moyens performants.
Quatrième type – L’entreprise humaine
Toutes les conceptions précédentes nous paraissent conformes à la réalité selon que nous sommes disposés à les lire dans telle ou telle perspective. Seul le discernement nous permet de les différencier et surtout d’en comprendre la logique intime, le sens sous-jacent. Ces « réalités » de l’entreprise, bien que paraissant évidentes, sont loin d’être transparentes. Elles masquent le plus souvent leurs véritables fins et s’illusionnent sur leurs moyens. Elles sont bien néanmoins des entreprises réelles au sens de la conception du quatrième type. L’entreprise humaine trouve en l’homme l’auteur de ses fins et l’auteur de l’engagement des moyens.
L’homme entreprend par l’intermédiaire de moyens qui l’aident à accomplir les opérations entreprises en vue des fins qu’il détermine.
L’entreprise humaine est un engagement personnel qui peut être partagé par une communauté au service de fins qui sont ainsi partagées et profitables, tant à ceux qui entreprennent qu’à ceux qui servent cette entreprise et ceux qu’elle sert.
Les moyens n’en définissent pas la fin mais les modalités. Ce sont les voies selon lesquelles s’exprime l’engagement ; méthodes, techniques sont des supports à l’action humaine qui la structurent et l’aident à être efficace.
L’entreprise humaine est l’engagement d’une initiative ou souvent d’un ensemble d’initiatives personnelles orientées dans une même direction selon des modalités qui en constituent le parcours efficace.
L’entreprise humaine mobilise l’efficience humaine qui s’exprime dans des actes finalisés que des instruments aident à focaliser et à exercer. Les moyens de l’entreprise sont ces aides à la mise en oeuvre de l’efficience personnelle ou collective des hommes pour l’accomplissement de leur entreprise qui est accomplissement de leur fin.
L’entreprise humaine est centrée sur l’homme qui en est l’origine et la fin et dont il est l’opérateur.
Mais qui pourrait sérieusement prétendre qu’une entreprise n’a pas de fin humaine, n’est pas d’initiative humaine et n’est pas opération humaine ? Seule l’occultation de l’un ou l’autre de ces termes permet de soutenir les conceptions d’entreprises des trois types précédents.
On peut alors comprendre par quelles substitutions ou contre-sens elles se justifient.
C’est selon cette conception du quatrième type que l’on doit comprendre cette définition de l’entreprise :
« L’engagement de moyens en vue d’une fin ».
2 – L’ENGAGEMENT
L’entreprise est un engagement, personnel et collectif. Celui-ci suppose un choix et une mobilisation. Le choix est celui de la finalité de l’entreprise, de l’orientation de l’engagement. Il exige aussi la détermination nécessaire pour s’y tenir et n’en pas dévier tout en renonçant à poursuivre d’autres fins qui ne seraient pas dans la même direction.
La mobilisation est d’abord celle de soi-même et de ses ressources d’efficience, mais aussi celle des autres co-entrepreneurs et alliés. Elle est encore mobilisation des moyens ou plutôt investissement des moyens dans la direction des fins.
Il s’agit, autrement dit, de prendre les moyens disponibles en les utilisant dans le sens des fins car les moyens n’ont pas de fin en soi et n’opèrent pas par eux -mêmes.
a) La responsabilité d’entreprendre.
Elle consiste à répondre, en personne, de soi-même et vis à vis des autres, du sens dans lequel on entreprend. Cela implique le choix clair d’un sens qui, dans la circonstance, se traduira par une intention, une finalité, des objectifs, etc.
Ce choix réclame du discernement pour apercevoir l’enjeu et la différence entre les orientations possibles.
Ce choix, qu’il faudra affirmer et tenir, est une prise de position d’autorité. Il détermine l’initiative de l’entrepreneur, initiative qui tous les jours est à confirmer et à renouveler. Tous ceux qui participent à cet engagement, à l’entreprise, prennent leur part de cette responsabilité, en ce qui les concerne au moins. Cela suppose maturité et consensus.
Le choix de l’entreprise et du sens de son engagement se fonde dans un engagement personnel. Il fait appel aux motivations profondes de la personne, au sens qu’elle donne à son existence dans cette entreprise et qui est une façon de conduire celle-ci.
Il fait appel aussi aux aspirations collectives, non seulement celles de ceux qui entreprennent ensemble mais aussi celles de ceux que sert l’entreprise et celles de la société dans laquelle l’entreprise s’inscrit.
En définitive l’entreprise témoigne par son orientation d’un engagement humain dont le sens est simultanément personnel, collectif et même universel.
Chaque entreprise participe à sa mesure (petite ou grande) à donner une orientation à l’humanité toute entière et, particulièrement, à l’existence collective. C’est dire la portée de cette responsabilité même lorsque la mesure en est très faible.
Il faut du courage pour assumer sa ou ses entreprises, courage aussi pour renoncer à d’autres possibilités, courage de l’engagement personnel véritable. Il est vrai que le partage facilite l’engagement, soit en se ralliant à celui d’autres entreprises, soit en s’associant d’autres partenaires et jusqu’à des populations entières.
L’initiative personnelle participe ainsi de l’entreprise humaine, conjonction de multiples entreprises personnelles ou collectives. Elle n’est pas à considérer comme un acte arbitraire individuel posé à l’encontre d’autrui.
La détermination des fins de l’entreprise, fins éminemment humaines, se traduira par des repères, des objectifs, des buts, provisoires et circonstanciels. Il ne faudra pas les prendre pour sa fin mais éventuellement comme indicateurs ou aboutissements d’étapes particulières.
b) La mobilisation
L’engagement – prise de position, doit être accompagné par l’engagement – mobilisation. L’un sans l’autre et on n’aurait que velléité ou agitation stérile. La mobilisation est la mise en exercice de ses ressources personnelles d’efficience, confrontation aux conditions et circonstances, participation à l’engagement d’autrui pour y répondre, le suivre ou le provoquer.
Tout cela réclame une forte implication personnelle. Il ne vaut mieux pas qu’elle soit compulsive ou caractérielle ou encore l’effet d’une menace ou d’une tentation. L’implication serait alors aléatoire, immaîtrisable, éphémère ou démesurée dans l’excès ou l’insuffisance. La faillite de l’entreprise en serait l’aboutissement probable.
Cette mobilisation est une mise en mouvement, d’un mouvement qui est dynamique propre de l’entreprise mais aussi entraînant pour son environnement qu’elle sollicite ainsi. C’est comme cela que l’entreprise est agissante dans son milieu par la mobilisation que constitue son engagement, par les partenaires qui s’y activent.
La mobilisation des personnes est encore mobilisation des compétences, c’est-à-dire de l’exercice approprié de leur efficience. L’engagement est celui des qualifications auxquelles il donne sens et, ainsi, l’entreprise commune qualifie en retour ceux qui s’y engagent.
Il n’y a pas d’entreprise qui n’ait besoin d’artifices : ressources matérielles, procédures, outils, structures, méthodes, machines, etc. Ce sont ses moyens. Cependant, ils ne deviennent ces moyens que lorsqu’ils sont investis dans l’entreprise, lorsqu’ils sont engagés dans sa finalité.
Une somme d’argent n’est rien pour l’entreprise tant qu’elle n’a pas de destination. Un ordinateur n’est pas un moyen tant qu’il n’est pas engagé dans l’acte de quelqu’un. Une méthode ne vaut rien tant qu’une personne ne lui donne pas un sens.
Tous les chemins mènent à Rome à condition qu’on les emprunte dans ce sens, sinon ils conduisent n’importe où. De toute façon c’estl’hommequi entreprend le voyage, qui va ici ou là, et pas le chemin ni la méthode.
Il en est de même pour tous les moyens que l’on emprunte pour entreprendre. Il s’agit de les engager dans le sens propre de l’entreprise selon ses conditions et sa finalité et comme aide au cheminement des hommes qui agissent. Ainsi les moyens d’une entreprise lui sont toujours propres, originaux. De même, deux voyageurs sur la même route, dans le même véhicule ne feront pas le même voyage. Pour eux les moyens sont ceux de leur voyage propre et ne prennent sens que par celui-ci.
L’engagement des moyens est donc ce qui les investit comme moyens propres.
Une collection de « moyens » techniques ou autres n’a jamais constitué une entreprise, ce qui, d’ailleurs met en question leur nature de moyens supposée à priori.
c) La civilisation
Nous donnerons à ce terme deux acceptions. Tout d’abord celui « d’ordre civil », autrement dit de mode d’intégration sociale, d’organisation ou encore de mode d’existence structurant de la société. L’expression « civilisation de l’entreprise » est donc du même type que les expressions « civilisation urbaine », « civilisation industrielle ». Elle implique donc une organisation de la société, une organisation politique même, construite sur l’entrelacs des entreprises personnelles ou collectives, sociales ou matérielles.
Le tissu des engagements se fait, en effet, de plus en plus dense et de plus en plus étendu sur l’ensemble de la planète, à tel point que l’on pense de plus en plus l’activité humaine dans ces termes. Ne parle-t-on pas de gérer un pays ou une cité comme une entreprise ? Si on fait la part de l’idéologie sous-jacente, il reste néanmoins que l’idée d’entreprendre à ces niveaux est de plus en plus commune. Nous verrons néanmoins que l’expression « gérer » n’est pas heureuse et que « gouverner » serait plus propice.
Il nous faudra cependant approfondir conceptuellement cette notion de civilisation de l’entreprise sous l’angle de l’architecturation d’une vie collective, de plus en plus engagée dans celle des entreprises au détriment de la structure nationale-étatique Bien qu’ayant de longues années sinon des siècles à vivre cette dernière se trouve déjà progressivement subvertie à l’époque même où règne est arrivé, avec ce siècle, à couvrir la planète.
L’entreprise cellule de base de la société, voilà qui semblerait faire concurrence à la formule identique qui fait jouer ce rôle à la famille. Cela n’est pas si sûr, surtout si la famille est conçue comme l’entreprise première des couples humains.
Il est vrai, il faut bien l’avouer, que ce n’est pas sans une profonde aversion que l’on peut recevoir des images de la famille en provenance des Etats-Unis, lorsque l’activité familiale se centre sur une compétition sauvage prenant pour modèle un type de conception d’entreprise qui relève plus de la barbarie que de la civilisation. Il en est de même lorsque la substitution au « gouvernement de la cité » de la »gestion d’entreprise » veut signifier le primat des « moyens » sur les fins.
Si la civilisation de l’entreprise est le développement d’une société d’entreprises barbares alors il y a lieu d’être effrayé. Ce n’est malheureusement pas un risque nul.
Il faut alors envisager l’autre acception du terme civilisation que nous voulons retenir ici.
Elle est indissociable des valeurs humaines. La civilisation c’est le développement progressif du règne des valeurs humaines. En ce sens, la civilisation est une entreprise : l’entreprise civilisatrice. Essayons de ne pas tomber dans le piège des images historiques où, en ce nom, depuis Rome jusqu’au colonialisme, cet argument a servi de justification aux pires dominations, à la pire barbarie : celle qui se réclame de la raison pour barrer toute mise en doute. Il s’agit évidemment d’une raison « possédée » et donc d’une entreprise de possession.
Le problème se situe au niveau du discernement des valeurs humaines. Tout ce qui est bon pour l’homme a valeur humaine, telle serait la première définition. Elle se heurte à un obstacle, c’est le discernement de ce qui est le bien de l’homme. Est-ce que la satisfaction d’une pulsion, d’un intérêt est le bien de l’homme ? Le critère est notoirement insuffisant puisqu’il laisse libre cours aux entreprises les plus criminelles par pulsion, par intérêt. Non que satisfaction et intérêt soient négatifs mais parce qu’ils ne permettent pas le discernement nécessaire. Faut-il établir un catalogue à priori du bien de l’homme, de façon à s’y référer systématiquement dans toute entreprise de civilisation ? C’est la tentation idéaliste normative, moraliste, sinon légaliste qui va jusqu’à subordonner l’homme à la loi. La loi est faite pour l’homme et non l’homme pour la loi, si on se réfère à la parole évangélique qui visait la règle du sabbat. Le bien de l’homme ne peut se réduire à aucune définition objective, pas plus que les « valeurs humaines ». C’est à la dignité d’être humain, à l’accomplissement de la personne humaine en chacun et en tous que l’on peut référer les valeurs d’humanité qui ont « l’humanité » même comme base et comme fin pour l’homme. Non pas l’humanité comme catégorie animale ou biologique, mais l’humanité comme principe de ce qui fonde l’homme et qui reste pour lui à accomplir dans son existence. La civilisation, l’entreprise de la civilisation ont donc une telle fin qui ne se comprend que si on la réfère à l’homme*.
Le progrès de la civilisation été identifié au progrès tout court. D’abord progrès des moyens matériels et intellectuels qui contribuent à la civilisation, puis progrès de ces moyens comme fins en soi (réduction matérialiste) pour arriver à qualifier de progrès n’importe quelle progression, même du pire.
Le progrès ne vaut que par référence à sa fin : l’humanité de l’homme et son accomplissement. Son échelle de valeur, indispensable à toute évaluation, ne se définit qu’en terme de valeur, indispensable à toute évaluation ; ne se définit qu’en terme de valeurs humaines et ces valeurs sont par excellence qualitatives et non quantitatives ; le quantitatif n’en est que la mesure éventuelle.
La civilisation de l’entreprise est donc cette entreprise de civilisation. C’est par rapport à ses valeurs que toute entreprise pourra être évaluée, que son intérêt, son efficacité, sa profitabilité pourront être évalués, au niveau des personnes et des sociétés humaines. Cette question des valeurs humaines pose aussi le problème de leur hiérarchisation.
Si on considère par exemple que manger, vivre, s’accomplir sont trois formes de valeurs humaines qui contribuent au bien de l’homme, il est clair que manger est indispensable pour vivre et vivre indispensable pour s’accomplir. Seulement manger n’est pas une fin mais un moyen pour vivre, la confusion des fins et des moyens en ferait volontiers la finalité de certaines entreprises. Ce n’est que lorsque des entreprises qui permettent à l’homme de manger (entreprises alimentaires, restauration, etc. ) inscrivent cet objectif dans une échelle de valeur humaine qui va au-delà du « manger » qu’elles participent à la civilisation.
Ainsi la civilisation de l’entreprise suppose que chacune ordonne ses fins ultimes particulières, à l’entreprise civilisatrice générale, tout en limitant son ambition à des besoins très partiels et très localisés.
Il n’y a aucune contradiction à entreprendre la fourniture de biens matériels de façon profitable et l’engager dans une perspective de civilisation. Il ne s’agit pas, à chaque fois, de viser l’humanité entière numériquement mais de viser l’humanité en chaque homme et dans les sociétés humaines, en commençant par la personne même de l’entrepreneur et de ses partenaires. Mais qui pourrait soutenir qu’une entreprise civilisée n’aurait pas le bien de l’homme comme finalité au sens de ce qui contribue de près ou de loin à son accomplissement ?
La thèse serait difficile à défendre… humainement parlant. Ces deux acceptions du terme de civilisation, tel que nous voulons le comprendre ici – organisation sociale, progrès d’humanité, doivent être rapprochées de la notion de culture.
Voilà une notion difficile à utiliser directement compte tenu de la multitude des acceptions en usage. Nous donnerons ici une définition provisoire qui sera développée ultérieurement.
La culture est l’ensemble des modes d’existence d’une population donnée – façon de penser, de s’organiser, de sentir, etc – tout ce que « cultive » l’homme par son activité. Cependant, et c’est l’objection qui peut être faite à cette conception, c’est l’absence de la notion de valeur. En effet, la « culture » d’une population peut se déployer dans plusieurs sens, les pires et les meilleurs. C’est ce qui nous permettra d’articuler culture et civilisation.
La civilisation est l’engagement de la culture dans le sens de ses valeurs d’humanité. Ainsi le développement d’une société, d’une cité est le développement de sa culture selon la vocation civilisatrice qui est la sienne.
Par exemple, la culture française peut très bien être le creuset d’une entreprise de civilisation. Voilà une entreprise « politique » qui en vaut la peine et qui redonnerait un sens à ce mot.
Il en est de même pour toute entreprise particulière :
– Personnelle : culture personnelle, expression de la person- nalité.
– Collective : culture d’entreprise engagée dans une voie de civilisation.
Il en est de même au niveau de ce que l’on peut appeler la culture occidentale. Il est vrai que l’on reconnaît traditionnellement à l’Occident une qualité d’engagement qui a fait sans doute le succès de ses entreprises par le passé. Seulement il y aurait dans cet engagement à discerner ces finalités pour différencier ses entreprises de civilisation de celles de destruction ou de domination.
L’Orient est souvent vu comme culture du désengagement, plus passif. Cependant, l’actualité nous montre avec le Japon, parmi d’autres, que sa (ou ses) culture sait aussi entreprendre avec un succès indéniable. Il faudrait néanmoins questionner ses finalités.
Le Japon est un bon exemple d’une culture dont les entreprises, y compris industrielles, sont essentiellement ordonnées à une philosophie nationale, à une finalité qui dépasse les moyens y compris économiques. Cela ne suffit pas à en faire des entreprises de civilisation et l’Occident ferait bien de se souvenir de ses talents culturels d’engagement. Il ferait bien aussi de se souvenir de quelques fondements culturels qui, comme le christianisme, proposent une perspective d’engagement de l’homme dans le monde. C’est ce que Max WEBER reconnaissait singulièrement au protestantisme comme source éthique et culturelle du développement du capitalisme. Il y aurait cependant à rétablir le lien entre les valeurs humaines prévues par le christianisme (dépouillées d’errements traditionnels incertains), l’entreprise de civilisation et chaque entreprise de cette nouvelle civilisation dont nous percevons la perspective engagée.
Le bouddhisme, par contre, prône, semble-t-il, un désengagement du monde par celui du désir, même s’il apparaît que des versions plus engagées se développent aussi.
Ce lien entre les valeurs les plus essentielles de l’humanité et l’engagement de chaque entreprise est de la compétence et de la responsabilité de l’entrepreneur sinon de sa conscience . Gaston BERGER voulait voir dans le chef d’entreprise un « philosophe en action ». Nous rajouterions aussi un « homme de science en action » en reconnaissant que Science et Philosophie sont ici complémentaires, si on les rapporte au discernement, à la conscience avant tout, sans mépriser pour autant les objectifs particuliers de ce que nous mettons aujourd’hui sous ses termes.
Mais, dans une entreprise, peut-on dissocier radicalement les valeurs et engagements humains des modalités techniques et économiques ? Ce serait retomber dans ces entreprises des trois premiers types.
Il y a des concepts, des phénomènes à connaître et à étudier, de même qu’il y a des méthodes et des pratiques à investir dans cette conception de l’entreprise.
Par exemple, comment intégrer finalités humaines et contraintes matérielles ? Comment concilier l’autorité de l’entrepreneur et celle, personnelle, de ses partenaires ? Comment maîtriser les phénomènes qualitatifs fondamentaux pour toute entreprise humaine ? Comment faire le lien entre le sens de l’engagement et ses modalités pratiques ?
Nous entendions récemment un chef d’entreprise chrétien qui affirmait que les méthodes de direction des entreprises étaient bien établies et n’avaient rien à voir avec l’éthique propre du dirigeant et même sa foi. Le lien se ferait fait uniquement au niveau des attitudes.
Nous ne comprendrons ce clivage que par une rupture conceptuelle et épistémologique entre le champ éthique ou spirituel et le champ économique, rupture artificielle schizoïde.
La science et l’art de gouverner des entreprises du quatrième type est naissante mais déjà largement développée . De nombreux indices en montrent la voie : qualité, management participatif, projet et culture d’entreprise, etc. avec, il est vrai, quelques égarements notoires. Il reste, dans tout cela, à dégager des fondements conceptuels solides, des approches et des pratiques maîtrisables.
Le texte « Structure et gouvernement des entreprises » est consacré aux apports de la théorie des Cohérences humaines et de ses méthodes au gouvernement de ces entreprises . Il nous faudra bien souvent pour cela changer de regard et envisager autrement des notions et des façons de faire qui semblent, à tort, parfaitement établies.
Nous verrons aussi que l’approche de la réalité, celle de la réalité sociale, matérielle et celle de l’entreprise ont à s’enrichir de conceptions plus modernes.
La civilisation de l’entreprise annonce une nouvelle urbanité, c’est-à-dire une nouvelle économie des rapports entre les hommes et les sociétés. Si elle est déjà là, engagée plus ou moins discrètement, elle se déploie sur un humus de barbarie, moderne elle aussi, qu’il nous faudra examiner