Le Sens de l’homme

Le Sens de l’homme il le porte en lui, il l’est, être de Sens. Ainsi il donne au monde le Sens dans lequel il se trouve disposé, signification valeurs en perspectives, rationalité pour l’action…et, en définitive, réalisation du monde lui-même. Portant tous Sens en lui il peut en venir à choisir le Sens, Sens de son existence, Sens de toute chose et de toute situation. C’est cela la liberté de nature spécifiquement humaine. Encore faut-il la découvrir et s’en rendre maître. Cela passe par le rapport aux autres et les conSensus dans le meilleur Sens.

L’homme est un être personnel qui vient au monde entièrement conditionné par ses origines. Les origines, qu’il croit d’abord les siennes, il les cherche dans le champ de son expérience ignorant qu’il est coauteur de cette expérience. Il ne cesse de chercher à se libérer de ses conditionnements en voulant s’en séparer. Cela revient à se séparer des autres en même temps que de sa propre façon de se réaliser. C’est le « penchant originel » qui répond, par la division, à toutes les tentatives soit de se libérer de ses conditionnements, soit de coïncider avec eux. On peut dire à proprement parler que la condition humaine, aux prises avec ses conditionnements, est infernale.
Il est vrai ainsi que toutes les modalités de l’existence sont naturellement prises dans cette double contrainte :

– ou coïncider avec ses conditionnements et son origine supposée, le monde, et se couper par là même de son humanité,

– ou résister pour se libérer et par là même se couper de sa propre existence et des relations avec les autres.

L’homme est appelé au contraire à découvrir qu’il est libre, parfaitement libre, par rapport à tous ses conditionnements mais d’une liberté spécialement humaine qui n’est pas celle des choses ou même des animaux. Cette liberté ne s’identifie pas à une liberté d’opposition ou de résistance mais à une liberté de maîtrise. L’homme peut se découvrir maître de ces conditionnements et de toute existence s’en découvrant (co-)auteur libre et conscient. C’est en cela que l’accomplissement de l’homme le libère de la mort, c’est-à-dire le libère d’une vie réduite à l’existence, c’est-à-dire d’une finitude contingente. Cette libération n’est pas rejet, refus, mais renversement, conversion. Au lieu de se croire produit du monde et ses conditionnement se découvrir produisant le monde dans les conditions de l’existence commune.

Y a-t-il alors une nouvelle existence pour l’homme accompli, pour remplacer celle qu’il avait perdu avec la mort ? S’il est devenu capable d’exister par lui-même avec les autres alors l’existence est pour lui à proprement parler accessoire.

L’essentiel c’est qu’il se connait libre. Exister avec d’autres et faire le monde, est alors le mode de manifestation de cette liberté, de cette vérité, l’homme est libre.

Libre est son nom, et ce à quoi il est appelé.

Libre d’être pleinement parmi les autres libres, existant selon les possibles de son humanité, de sa liberté, c’est ce que divers paradis ont voulu représenter.

Libéré donc de son enfermement originel dans une existence qu’il croit conditionnée parce qu’il s’en ignore maître et libre et où il est par là même incapable d’exercer la maîtrise et la liberté, ignorant tout de son humanité.

Libéré de tous les jeux de dépendances et contredépendances d’avec un Dieu taillé à la mesure de sa prison et qu’il ne peut appréhender que du lieu où il en est de son accomplissement.

Seulement là est le drame et la tragédie humaine, se connaître libre ne vient pas d’un savoir mais d’une découverte qui n’est rendue possible qu’à l’épreuve. Epreuve d’accepter cette liberté qui est aussi responsabilité plutôt que se reposer dans les conditionnements auxquels on s’est confondu et auxquels on se rapporte exclusivement.

L’existence est d’abord le témoin muet de notre humanité mais il nous est possible de découvrir qu’elle parle de nous puisqu’elle est l’expression des hommes eux-mêmes. Seulement il nous faudra pour cela cultiver dans cette existence, dont on se vit le produit, un chemin par lequel on pourra expérimenter notre conscience, notre autonomie, notre responsabilité donc. Un chemin d’où l’on découvre qu’il nous est possible aussi de s’engager dans d’autres voies que l’on peut croire sûres, ignorant tout des enjeux que seule la voie juste nous permettra de découvrir. Un chemin seulement qui nous demande de renoncer à ces autres voies qui toutes, s’enfermant dans l’une ou l’autre des dimensions de notre existence par l’attachement à ces conditions, préférent la prison à une liberté fondée ailleurs. N’est ce pas le cas de chaque carrefour de nous amener à renoncer aux autres voies dès lors que l’on a reconnu celle à prendre?

Pour sauver notre existence réduite ces voies ratent la liberté. Elles troquent pour une sécurité vaine le risque d’une vérité qui rend libre et d’une liberté qui est notre vérité.

L’existence est ainsi le théâtre individuel et collectif de la conversion par laquelle l’homme peut s’accomplir, c’est-à-dire se découvrir être humain libre de tout conditionnement existentiel parce qu’il en est coauteur dans sa relation avec les autres. C’est ce qu’on a pu appeler sa divinisation. Elle est aussi le théâtre de tous les refus, les aliénations, les voies de traverse qui toutes sont tragiques, toutes sont meurtrières.

Comment cela ? D’abord en tant qu’elles empêchent l’homme de se révéler et qu’ainsi elles le tiennent mort à lui même pour sauver une existence accessoire et vouée par là même à la mort, mort de cette réduction illusoire à l’exister sans avoir découvert la liberté d’en être l’auteur. Ensuite parce que chacune des voies est animée par une tentative. Tentative venant d’une humanité qui s’ignore et se cherche dans une impasse, qui veut se prouver dans la divinisation d’un pan de son existence l’obligeant à combattre son humanité réelle, qui cherche à maintenir la solution qui le perd et cela en y entraînant les autres qui aussi l’y entraînent.

Cela finit mal et pour la vie existentielle et pour l’être personnel échouant à s’accomplir. Le mal dans le monde en est le fruit amer là même où les espoirs fallacieux ont été placés.

C’est cela le drame humain, le tragique de l’épreuve de liberté qui ne se découvre qu’en même temps que la responsabilité humaine des voies de sa perdition et des malheurs qu’il s’inflige pour un bonheur fallacieux. Mais y aurait-il liberté si l’épreuve de tout le mal humainement possible n’était pas affrontée jusqu’à renoncer aux voies qui le cultivent.
Y aurait-il liberté si elle n’était qu’un donné sans que nous ayons à nous l’approprier? Y aurait-il liberté si nous n’avions pas la possibilité de la refuser?

Y aurait-il liberté si nous ne naissions pas avec un penchant qui nous aliène à nos conditions existentielles, aliénation qui est pour nous tentation?

Y aurait-il liberté sans tentation de ne pas l’assumer au bénéfice d’accessoires existentiels auxquels s’attacher?

Y aurait-il liberté sans que sa conquête n’ait à affronter la force de ces tentations – tentatives qui s’entretiennent de leur propre manque à pouvoir réussir?

Dès lors le Sens de l’homme se dessine: s’accomplir pour s’approprier ce qu’il lui est donné d’être: Libre.

Mais s’accomplir est un Sens parmi d’autres qui sont ces autres voies et sans lesquelles la liberté de choisir sa voie ne serait possible mais auxquelles il faut renoncer pour atteindre cette liberté.
L’homme est ainsi en plusieurs Sens parmi lesquels le « bon » Sens trace le chemin de se connaître et de se connaître libre.

L’enjeu de l’existence est donc d’y trouver la voie d’un accomplissement qui est connaissance de toutes les voies ou plutôt ce qui les rend possibles en nous et, singulièrement, ce Sens par lequel nous pouvons recevoir ce qui nous est donné.

En cela nous pouvons dire que l’homme est Sens et que ces Sens forment, d’une façon que l’on verra, nos existences dans notre monde et les voies à y parcourir pour le bien (s’accomplir) ou le mal (s’égarer et y perdre son humanité). Ces Sens, sources de tous possibles humains, sont l’être même de la liberté, propre de l’homme, être libre parce que de tous Sens, principes de toutes réalités existentielles possibles mais être qui a à se découvrir libre, à l’épreuve ce qui l’aliène, du renoncement à ces tentations – tentatives, du mal donné pour un bien accessoire toujours manquant. C’est cela la faute, le défaut de Bien (qui est, lui, accomplissement de la vérité – liberté) au bénéfice des biens maléfiques que la liberté réclame pour se faire alors qu’elle s’y défait.

C’est comme cela que les voies de l’accomplissement apparaissent paradoxales. Le renoncement existentiel pour découvrir l’essentiel source même de l’existentiel. La génération du mal existentiel à vouloir faire un bien de l’accessoire alors que le bien existentiel est de mener à l’accomplissement de l’être libre jouissant alors d’être auteur d’existence et d’existence bonne pour lui et générateur d’autres Etres appelés eux aussi à se connaître libres.

Les Sens sont donc l’humanité même, la liberté donnée à Etre à condition qu’elle se reçoive en s’exerçant et se choisissant. Les Sens sont aussi les principes de toute existence, de la réalité, du monde au travers desquels ils se manifestent de multiples manières (sensibilités, orientations, significations, etc.) et notamment les voies qu’ils sous-tendent.

La problématique humaine de la liberté se fait alors problèmes existentiels, interrogations, préoccupations, ambitions humaines. Tous les problèmes existentiels sont épreuve de liberté donc épreuve d’accomplissement aussi bien que de perdition.
Pour chaque problème autant de tentations – tentatives qui pour un bien produisent un mal, mais aussi le choix du meilleur Sens, celui par lequel l’épreuve de liberté débouche sur plus de conscience, plus d’autonomie, plus de responsabilité, plus de liberté, plus d’appropriation de notre humanité, divinisation de l’homme et donc humanisation du monde.

Chaque situation existentielle est donc enjeu d’accomplissement dont la voie consiste à y rechercher notre liberté et tous ses termes, à l’épreuve du renoncement aux tentations autres.

Il ne s’agit pas alors de renoncer à l’existence mais d’une part,comme on l’a vu, de renoncer à faire un essentiel de l’accessoire et d’autre part, au contraire, de s’approprier pleinement les situations existentielles pour découvrir en leur coeur, à leur principe, notre propre humanité qui les fondent.

Cela condamne tout rejet existentiel, illusoire par ailleurs, mais aussi toute divinisation ou isolation d’une dimension ou l’autre de l’existence. Les puissances affectives ou les raisons idéelles ou la factualité des choses par exemple; matérialisme, rationalisme, individualismes en sont d’autres aussi.

On voit bien alors comment la « quête de Sens » est quête d’humanité en même temps qu’elle donne leur meilleur Sens à tous les enjeux existentiels, petits et grands, individuels et collectifs, de quelque nature qu’ils soient.

Elle est la voie de résolution, théorique et pratique, de tous problèmes de l’homme correlée à son accomplissement. Et dans cette voie l’anthropologie, l’épistémologie mais aussi la praxéologie prennent un nouveau visage et toute choses est à relire en même temps que les méthodes à réenvisager sous l’angle de leur efficience à l’accomplissement, dans l’épreuve de chaque problème et situation où elles ont à intervenir.

Le tableau qui commence à se dévoiler à partir de cette question du Sens de l’homme perdrait de sa cohérence si l’on ne prenait pas la peine de souligner que ce qu’il en est pour les uns va pour les autres, tant en ce qui concerne l’accomplissement personnel de chacun que par le fait qu’il n’y a d’existence que dans l’expérience de consensus (sens partagés) avec les autres.

Il n’y a de théâtre existentiel et de voie d’accomplissement que par consensus avec d’autres hommes, consensus par lesquels les hommes s’entraînent les uns les autres à se perdre ou s’accomplir.
La voie de notre accomplissement passe par la compagnie des autres et la recherche de leur propre accomplissement les uns grâce aux autres. C’est là que peut se comprendre, notamment, le message évangélique et le témoignage de Jésus Christ.

Dans ce Sens, Sens humain évidemment, tout peut être réinterrogé jusqu’aux réalités existentielles qui résultent d’un tel consensus.
D’une telle position les réalités humaines prennent un nouveau visage, les enjeux humains un Sens clair et les engagements humains de nouvelles méthodes.

La théorie des Sens et Cohérences Humaines et ses applications, tant pour la relecture des problèmes qui nous préoccupent que pour les voies et moyens de leur résolution, est une expression théorique et pratique des sources et conséquences de cette vision.

Elles sont à l’épreuve des réalités et de la liberté humaine depuis plus de 20 ans maintenant avec l’Humanisme Méthodologique.

Roger Nifle Juin 1998