Les portes de la cité intérieure
Au temps du virtuel ce sont les virtualités humaines qui composent la cité et la réalité du monde et des mondes que nous habitons. C’est d’intériorité humaine que se nourrissent ces virtualités et en définitive c’est la cité intérieure qu’elles construisent. Si pour chacun le monde est extérieur de par la présence de l’altérité, c’est d’intériorités qu’il est bâti.
La cité est le lieu du lien, lien entre les hommes qui forment une communauté, lien de chacun avec les autres qui participent à la trame de l’urbanité.
Or la métaphore de la cité virtuelle est de plus en plus souvent utilisée à propos d’Internet, le village planétaire de Mac Luhan pour certains, et aussi pour penser un site sur Internet qui constitue un espace à habiter.
Par ailleurs, on ne compte plus les communautés virtuelles, les villes et les mondes virtuels qui fleurissent sur Internet où des milliers de personnes jouent (?) à reconstituer ensemble la vie d’une cité qu’ils en viennent à vivre. Politique, justice, police, économie, intégration, éducation, communication, ce sont les préoccupations inhérentes à toute vie en communauté lorsque on y prend responsabilité.
Or, si nous pouvons multiplier ces observations, leur Sens échappe bien souvent aux acteurs eux-mêmes qui y participent.
Partout émerge ce qualificatif de virtuel qui se fait d’ailleurs substantif. Communautés virtuelles, économie virtuelle, entreprise virtuelle, marketing virtuel, musée virtuel, librairie virtuelle, commerce virtuel et on pourrait en ajouter, rencontres virtuelles, connaissance virtuelle. Est-ce une mode flottante, ou est-ce un monde qui s’édifie ?
La réponse ici est donnée par la théorie des Cohérences Humaines.
Nous vivons l’apogée d’une crise des représentations. Avec la Raison triomphante notre civilisation a su étendre sa réalité et lui donner forme grâce à une maîtrise de plus en plus poussée de notre faculté de représentation : Imaginaire, idées, modèles, concepts, identités, référentiels, systèmes culturels, juridiques, scientifiques, philosophiques, religieux, politiques. La cité, avec Platon, était une construction mentale idéelle-idéale qui devait régir la réalité à tel point que la réalité se trouve conformée à cette idée.
Cette crise des représentations conduit à différents troubles:
– Régression à un factuel et un archaïque où l’angoisse économique et son pendant, l’avidité captatrice règnent.
– Fuite en avant dans la prolifération des représentations, des images où règnent les vanités. Assauts narcissiques de plus en plus compulsifs, disqualification des signes, langages et images mais aussi règles, lois, idéaux, valeurs, références, idéologies, modèles, etc. qui les rend de plus en plus vains. Cela correspond à la prolifération extravagante que nous connaissons et qui donne aux media le rôle ambigu de leur propre disqualification pour devoir chercher une efficacité de représentation qui fuit sans cesse.
– Crispation sur les modèles « traditionnels », aussi bien les « classiques » que les « modernes », qui se traduit par la tentative de réparer les mailles d’un tissu social et mental qui se défait en voulant reconstituer ce qu’il était. Cette crispation sur les représentations va faire de ce temple de la Raison qu’est la culture française un lieu de rigidifications et de cassures en proportion. Il suffit de se tourner vers les tenants de la Raison (technique, administrative, politique, universitaire, etc.) pour observer le phénomène.
Cette crise des représentations a un autre volet, c’est l’accès à une autre crise, la crise de Sens.
Or, si la crise est confrontation à une décision, à un choix, la crise de Sens nous place à un carrefour où il faut choisir une voie parmi plusieurs et cette voie à suivre, c’est celle du dépassement, de la mutation, d’un changement d’âge qui se présente comme un changement d’ère, un changement de monde.
La théorie de l’évolution, un volet de l’anthropologie fondamentale de la théorie des Cohérences Humaines, montre que ce nouvel âge, c’est l’âge du Sens, celui où on découvre que les représentations, la raison même, sont et valent comme médiations du Sens qui est lui l’essentiel. Elles en sont donc les projections, l’expression, et d’un autre côté, le révélateur, à condition de ne pas les prendre pour des fins mais comme des moyens (médium). (Les media ont à véhiculer du Sens ou alors ils doivent être comme les postiers qui portent la lettre sans prétendre pour autant porter l’esprit. Ce sont eux des professionnels de l’enveloppe, c’est là leur vertu).
L’âge du Sens est celui où le monde commence à être aperçu comme un édifice de Sens et de consensus dont la chair est justement cette réalité d’expérience humaine qui « s’extériorise » dans des représentations, des faits et des affects.
L’âge du Sens est aussi celui des communautés humaines. Celui encore de la culture du virtuel.
En effet, la crise de Sens se traduit spécialement par une crise des « intentions » qui a pour intérêt de révéler, si on la traverse , le caractère majeur de l’intentionalité dans la vie et les affaires humaines. C’est le support de toute décision, de toute orientation, de toute « volition », de toute autorité, de toute détermination, de toute création, etc.
C’est justement le primat de l’intention sur la raison qui se révèle aussi. La raison ordonne ce que l’intention oriente et détermine.
Or nous ne faisons là que décliner ce que porte la racine Vir et il est bon de méditer ces indications :
Virtuel vient de la racine Wir : homme. De là le latin Vir : force, courage, valeur, vertu, virtuose, virtuel, viril ; et le germanique Wair avec l’anglais world : âge d’homme (wear-old) et l’allemand welt (wer-alt). Tiré du dictionnaire des racines des langues européennes de R. Grandsaignes d’Hauterive Larousse 1948.
La culture du virtuel est celle de l’homme majeur qui assume les virtualités de son humanité, les pires et les meilleures pour en accomplir si possible les meilleures.
La réalité virtuelle est celle-là qui « réalise » ces virtualités. Celle où les Sens qui sont principes d’humanité, le fond de l’humain, son esprit (ses esprits) s’expriment en intentionalités fondatrices et orientatrices.
La culture du virtuel est celle d’un monde où se reconnaît que ce sont les virtualités humaines, par le jeu des intentions, qui bâtissent, réalisent et interprètent le monde où nous vivons, que l’on peut dire alors : monde virtuel, « âge d’homme », World, Wide, Web.
Or ce monde est tissé des liens de Sens, des multiples consensus différents qui font ces communautés humaines que l’on peut dire « virtuelles » à partir du moment où on reconnaît leur fondation de Sens, c’est-à-dire d’esprit (mais n’est-ce pas l’âge de l’esprit qui nous est aussi annoncé depuis si longtemps).
C’est cela l’avènement d’un nouveau monde. Simplement une nouvelle étape de l’évolution humaine où toutes nos interprétations, nos explications et par suite notre compréhension et nos projets, sont transformés, subvertis par un nouveau regard, une nouvelle conscience, une nouvelle profondeur, une plus grande maturité.
Alors il est très difficile, si on reste accroché aux moyens antérieurs, de seulement entrevoir ce nouveau monde. Cela explique aveuglement et fantasmes projetés sur le monde qui se réalise avec Internet. Tentatives de réduction au connu, négation de l’inconnu qui déferle. Police, sécurité, terrorisme, transgression, droit, négationisme ne sont-ils pas les thèmes favoris de nos médias à ce propos ?.
Cela parle plus de la difficulté à vivre la crise des représentations et de la peur de son dépassement que de l’immense créativité qui se révèle et du monde de pionniers qui se bâtit au rythme de plus d’un million d’abonnés nouveaux par mois.
Alors il faut en venir maintenant au thème de cette perspective, l’édification de la cité intérieure.
Ce n’est pas sans évoquer la Jérusalem céleste chère à St Augustin mais nous laisseront ici la question en suspens. Elle est trop délicate à aborder en ce temps de crise et cela réclamerait d’autres arguments et d’autres approches à partir de la théorie des Cohérences Humaines. Mais, cependant…
Commençons par quelques questions à propos du monde que nous connaissons déjà :
Qui a vu la république, Où se trouve l’entreprise E.D.F., Qu’est-ce que l’Etat, Qu’est-ce qu’une loi, Où sont la science et la culture, Avez-vous rencontré la conjoncture, marché sur les marchés? Vos politiques, vos stratégies, vos projets où sont-ils ?
Alors que nul ne doute de leur réalité, il faut reconnaître que cela n’a d’autre existence (mais c’est là toute leur existence) que dans l’espace de nos représentations notre espace mental. Les aristotelo-scholastiques nous diraient que ce sont des « êtres de raison ». Or ces réalités là existent bel et bien parce qu’exister veut dire: se tenir dans l’expérience humaine, se tenir réalisé. Elles forment et structurent notre monde et même nous en faisons les caractères propres de notre civilisation.
Toute la « cité » moderne est cité de raison. Elle est tissée de représentations qui la tiennent selon son ordre et qui l’habitent d’entités qui constituent une grande part de notre cadre de vie et de nos identités individuelles et collectives.
Allons plus loin ! S’il se révèle que les représentations sont les signes du Sens. Si notre ex-périence est ex-sistence de l’être que nous sommes chacun, être de Sens, être d’esprit(s), alors c’est un nouveau degré dans l’évolution de l’homme, c’est une profondeur de conscience plus grande, un accès plus éclairé à l’intériorité humaine.
Mais le monde mental n’est-il pas déjà en quelque intérieur. Tous ces êtres de raison n’existent-ils pas en grande partie dans notre raison que nous partageons quelquefois?
Si ce monde des représentations est lui-même médiateur du Sens de l’esprit de l’homme alors il est la porte d’un monde intérieur.
C’est par l’intérieur que les hommes communiquent, c’est par leurs Sens (et on les sens) qu’ils forment des communautés de Sens (Con-Sensus). C’est par le Sens qu’il se font sujets, porteurs d’intention. C’est par le Sens qu’il ob-jectivent ce qui est autre, c’est le Sens qu’ils projettent et réalisent. C’est le Sens qui est le support de la réalité d’expérience humaine.
Or, si cette réalité en est comme l’ex-périence toute ex-térieure, elle n’a d’autre siège que sa fondation intérieure.
Alors reconnaître le monde comme virtuel, c’est lui reconnaître ces assises – intérieures à l’homme.
Alors entrer dans l’âge du Sens, c’est reconnaître aussi que les réalités nous sont communes parce qu’elles donnent chair à nos communautés qui sont des communautés de Sens avant d’être des communautés réalisées.
Ce qui arrive après cette crise des représentations, c’est l’émergence de la cité intérieure, celle où le large tissu de « l’âge d’homme » (world) est celui où la communauté humaine bâtit ses cités intérieures.
Encore faut-il accéder à cette intériorité et c’est là le problème d’une maturité plus grande indispensable.
Une nouvelle profondeur de conscience humaine, de conscience de l’humain, est nécessaire pour appréhender les racines du virtuel, les assises de la cité intérieure qui se construit.
Elle n’est pas indispensable pour y participer, y faire consensus, c’est pour cela que les portes de cette cité virtuelle sont ouvertes à tous, mais elles ne le sont pas aux savants, ceux qui ont érigé les représentations et la Raison en murailles contre le Sens. Ils ont fait de la Raison le rempart aveugle contre l’esprit.
« Comment s’orienter dans la pensée ? questionnait Kant. Il est temps effectivement d’en chercher le Sens. Il est déjà là. Les portes de la cité intérieure qui s’édifie sont grandes ouvertes.